Principes guidant le procureur général du Canada dans les litiges fondés sur la Charte

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Avant-propos du procureur général du Canada

Dans ma lettre de mandat comme procureur général, le premier ministre m’a chargée de revoir la stratégie du gouvernement du Canada en matière de litiges. De plus, il m'a chargée de décider de mettre fin à des appels ou à des prises de position qui ne concordent pas avec les engagements du gouvernement, la Charte des droits et libertés et les valeurs canadiennes. Afin de promouvoir l’ouverture et la transparence par rapport aux prises de position du procureur général dans les litiges, j’ai publié annuellement une Rétrospective annuelle sur les litiges, qui décrit les réalisations en matière de litiges.

La mise en œuvre de l’engagement d’ouverture et de transparence de notre gouvernement est promue par la description des principes qui inspirent les positions et décisions du procureur général du Canada dans les litiges. Il arrivera dans certains cas que le procureur général défende la constitutionnalité des lois que le gouvernement veut modifier, ou contre lesquelles il s’est prononcé. Il est important que le public comprenne les motifs pour lesquels le gouvernement continuera parfois de plaider des causes qui semblent en contradiction avec ses positions de principe. C’est pour cette raison, entre autres, que j’ai tenté de décrire les principes qui, selon moi, doivent guider le procureur général dans l’exercice de ses fonctions.

Dans l’analyse qui suit, je mets l’accent sur le rôle de surveillance du procureur général en matière de litiges contre la Couronne qui sont fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés, et j’énonce les six principes suivants :

  1. le constitutionnalisme et la primauté du droit;
  2. la démocratie parlementaire;
  3. le règlement judiciaire des différends;
  4. la continuité;
  5. l’application uniforme de la Charte; et
  6. l’accès à la justice.

Comme il sera mis en évidence, je considère le rôle unique de procureur général comme un pilier fondamental de la primauté du droit au Canada. Dans sa formulation la plus simple, la primauté du droit garantit que personne n’est au-dessus des lois, pas même le gouvernement élu du jour. En tant que gardien de la règle de droit, le procureur général est chargé de protéger l’intérêt public.

L'honorable Jody Wilson-Raybould, C.P., c.r., députée
Ministre de la Justice et procureur général du Canada

Introduction : le rôle du procureur général du Canada

À titre de premier conseiller juridique de la Couronne, le procureur général a comme principales fonctions de donner des conseils juridiques au gouvernement et de surveiller des litiges mettant en cause la Couronne fédérale. Dans ses rôles de consultation et de contentieux, le procureur général s’acquitte de son obligation en promouvant le respect de la loi dans toutes les affaires gouvernementales. L'indépendance par rapport à tout intérêt partisan constitue un élément fondamental des rôles du procureur général et lui permet d'élaborer une stratégie de contentieux fondée sur des principes.

La loi fait en sort que la charge de procureur général du Canada incombe au ministre de la Justice. Plusieurs responsabilités du ministre de la Justice correspondent étroitement à celles du procureur général, incluant son devoir de veiller à ce que l’administration des affaires publiques soit menée dans le respect de la loi, de même que sa surveillance de toutes les affaires touchant l’administration de la justice. Le ministre de la Justice gère aussi un portefeuille de politiques lorsqu’il soumet à l’attention du Cabinet et du Parlement de nouvelles initiatives législatives ou d’autres mesures.

Le jumelage des fonctions du procureur général avec celles d’un ministre de la Couronne peut à première vue sembler remettre en question l’indépendance et l’impartialité du procureur général dans la conduite des litiges. Toutefois, la responsabilité du procureur général reconnue par la jurisprudence « d'agir dans l'intérêt public » oblige le procureur général à assumer ses responsabilités juridiques distinctes sans égard à un intérêt partisan.

Afin d'exécuter ses responsabilités dans l'intérêt public, le procureur général peut s'inspirer de plusieurs principes établis pour orienter sa stratégie en matière de litiges civils. Les principes décrits ci-dessous concernent particulièrement le rôle du procureur général dans les litiges fondés sur la Charte, surtout lorsqu’une loi fédérale est contestée. La loi fédérale contestée peut avoir été adoptée par la législature actuelle ou par une de celles qui l’ont précédée. Comme il est expliqué ci-dessous, les obligations du procureur général transcendent les transitions entre les gouvernements.

Principes régissant la stratégie des litiges dans les dossiers fondés sur la Charte

1. Le principe du constitutionnalisme et de la primauté du droit

La Charte fait partie de la loi suprême du Canada et toute loi ou décision gouvernementale qui lui est incompatible est nulle et sans effet. Tant dans la prestation de conseils juridiques que dans les dossiers de contentieux, le procureur général témoigne du plus ferme engagement possible à respecter les droits constitutionnels. En ce sens, le rôle du procureur général peut être globalement décrit comme celui d’un « ambassadeur de la Charte ».

Ce premier principe informe les décisions relatives aux positions à prendre en matière de contentieux. Si le procureur général conclut qu'il n'y a pas d'argument valable en faveur de la loi ou de la mesure fédérale qui est contestée, qu'il y a eu violation de la Charte devrait être admis.

La structure de la Charte justifie une position plus nuancée que des concessions absolues d’inconstitutionnalité. L’article 1 de la Charte prévoit que les droits et libertés peuvent être assujettis à des limites raisonnables si ces limites sont prévues par la loi et que la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Ceci signifie que le Parlement peut adopter des lois qui limitent les droits et libertés et que la Charte sera violée uniquement lorsque la restriction n’est pas justifiée.

Par conséquent, le procureur général appliquera parfois le principe de constitutionnalisme et de primauté du droit en reconnaissant qu'un droit ou une liberté a été restreint, mais sans admettre que la restriction n'est pas justifiée. Le procureur général tentera plutôt de démontrer par voie judiciaire qu’il s’avère justifié pour la loi fédérale de restreindre les droits et libertés, et de ce fait qu’elle respecte la Charte.

De façon similaire, le procureur général peut contester un recours fondé sur la Charte pour débattre de la réparation appropriée. Par exemple, lorsque le requérant veut faire invalider intégralement une loi, le procureur général peut plaider en faveur d’une interprétation atténuée et plus limitée d’une disposition contestée, ou peut faire valoir que toute déclaration d’inconstitutionnalité devrait être suspendue pour laisser au Parlement le temps de formuler une modification à la loi de façon réfléchie.

2. Le principe de démocratie parlementaire

Le Parlement du Canada est l’organisme démocratique qui fait les lois au niveau fédéral. Il promulgue, modifie et abroge les lois fédérales. Lorsque la constitutionnalité d’une loi fédérale est contestée devant les tribunaux, le procureur général tente de veiller à défendre vigoureusement cette loi. La constitution et l’intérêt public imposent au procureur général de respecter l’autorité législative du Parlement.

À cette fin, le procureur général du Canada porte la responsabilité de faire respecter la loi fédérale jusqu’à ce que le Parlement la modifie ou qu’un tribunal la déclare inconstitutionnelle. Le procureur général s'acquitte de cette responsabilité en défendant la conformité de la loi à la Charte, en accord avec le principe qui précède, et avec les autres principes. Le principe de démocratie parlementaire privilégie le maintien d’une grande marge de manœuvre pour la prise de décision ministérielle et parlementaire.

Ce principe est conforme à la séparation constitutionnelle des pouvoirs entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, en vertu de laquelle le procureur général, à titre de membre de l'exécutif, ne doit pas saper l'autorité parlementaire en concédant l'inconstitutionnalité de lois adoptées par le Parlement. Le gouvernement peut chercher à modifier une loi afin de l’améliorer du point de vue de la Charte dans des circonstances où la loi existante n’est pas inconstitutionnelle. Dans de tels cas où il existe des arguments solides pour soutenir la constitutionnalité de la loi, il peut être dans l’intérêt du public que le procureur général défende le point de vue selon lequel la loi fédérale respecte la Charte en même temps que le gouvernement promet de la modifier ou de l’abroger. Dans ces situations, le procureur général peut demander d’ajourner l’instance en attendant la réforme législative.

3. Le principe de règlement judiciaire des différends

Dans l’ordre constitutionnel canadien, il incombe à nos tribunaux indépendants de régler les questions de droit contestées. Lorsqu’un différend concerne la conformité avec la Charte d’une loi ou de mesures gouvernementales, c’est aux tribunaux qu’il revient de déterminer avec autorité l’issue du litige. En tirant une conclusion sur le fond, les tribunaux de notre système de débat contradictoire bénéficient de l’aide des avocats qui présentent des arguments exhaustifs et justes, respectivement en faveur et contre la conformité des lois fédérales envers la Charte.

Le procureur général joue un rôle indispensable dans les litiges fondés sur la Charte en veillant à ce que les tribunaux bénéficient d'un débat équitable en profondeur dont ils ont besoin pour s'acquitter de leur responsabilité constitutionnelle consistant à trancher les litiges en fonction de la loi. Des admissions sans réserve de la part du procureur général sur des questions constitutionnelles peuvent miner la capacité de tribunaux d’arriver à des conclusions éclairées sur la conformité d’une loi à la Charte.

Par le passé, dans certains cas où des procureurs généraux ont fait des concessions à grande échelle sur la conformité à la Charte, les tribunaux ont exprimé des réserves sur leur capacité d’arriver à des conclusions éclairées en l’absence d’un débat équitable en profondeur. Pour ces motifs, l’intérêt public est habituellement bien servi par la décision du procureur général de présenter les meilleurs arguments possible en faveur de la constitutionnalité de la loi fédérale.

4. Le principe de continuité

La mention de la « Couronne » dans la description du procureur général en tant que « premier conseiller juridique de la Couronne » témoigne de l’importance du principe de continuité. La Couronne transcende les transitions entre les gouvernements. Elle incarne la continuité des obligations du gouvernement, d’un procureur général à l’autre et d’un ministère à l’autre. La nature contradictoire des procédures civiles ne devrait pas laisser supposer que la position du procureur général dans les litiges est celle d’un ministre en particulier. Conformément aux responsabilités constitutionnelles du procureur général, les positions dans les litiges sont toujours celles de la Couronne et elles sont définies en fonction de l’intérêt public.

Il s’ensuit que la position juridique de la Couronne, qui est exprimée par le procureur général, devrait demeurer cohérente et conséquente dans le temps. Un changement de gouvernement ne devrait pas constituer pour un procureur général une raison d’annuler le programme législatif d’un gouvernement antérieur en concédant des débats constitutionnels devant les tribunaux. Ce principe n’empêche toutefois pas un procureur général de changer les positions et stratégies de son prédécesseur en matière de litiges. Il atteste plutôt que de tels changements devraient être guidés par l’évaluation du procureur général de ce qui constitue l’intérêt public, ce qui comprend un intérêt à faire valoir des points de vue juridiques cohérents devant les tribunaux.

L'évaluation de l'intérêt public peut varier entre différents procureurs généraux, tout comme l'évolution des circonstances mèneront à différentes évaluations de l'intérêt public dans le temps, mais leurs évaluations ne doivent pas être inspirées par des intérêts partisans. Divers gouvernements et parlements reconnaissent l’importance de la présence d’un procureur général qui défendra leurs décisions lorsqu’elles seront contestées et qui s’efforcera de préserver le pouvoir décisionnel.

5. Le principe de l’application uniforme de la Charte

La loi fédérale est présumée s’appliquer uniformément dans l’ensemble du pays. Une déclaration d’inconstitutionnalité par un tribunal d’une province ou d’un territoire prend effet immédiatement uniquement dans cette province ou ce territoire. Par conséquent, si le procureur général décidait de ne pas contester ou modifier une conclusion d'inconstitutionnalité, l'application des droits prévus à la Charte pourrait s'appliquer de façon non uniforme. La décision d’un tribunal dans une province ou un territoire invaliderait la loi fédérale dans cette province, mais pas dans les autres. Dans plusieurs contextes, une application inégale des droits prévus à la Charte entre les provinces et territoires sera contraire à l'intérêt public.

En fonction de ce principe, le procureur général peut conclure que l'intérêt public commande d'appeler une décision fondée sur la Charte à la Cour suprême du Canada, afin d'obtenir à l'échelle nationale une décision sur la constitutionnalité de la loi contestée et une interprétation du droit pertinent prévu à la Charte.

6. Le principe de l’accès à la justice

La décision du gouvernement du Canada de restaurer le Programme de contestation judiciaire était motivée par la constatation que le coût des litiges peut entraver l’accès à la justice. Pour de nombreux groupes et particuliers marginalisés, le recours aux tribunaux n'est parfois pas une solution réaliste ou viable, à moins d’obtenir une aide financière.

Lorsque la question en litige est discrète et limitée aux parties qui ont saisi le tribunal, l’accès à la justice serait servi par un règlement rapide de l’affaire, afin de réserver les ressources judiciaires limitées à des cas faisant l’objet de contestations judiciaires plus élargies. Dans d’autres cas comportant une déclaration judiciaire sur une question constitutionnelle pouvant revêtir une plus grande importance pour des groupes ou particuliers qui ne sont pas représentés directement devant les tribunaux, l’accès à la justice peut favoriser la poursuite de la contestation, de telle sorte que la question puisse être résolue de façon péremptoire pour les parties à l’instance, et pour de nombreux autres groupes ou particuliers concernés par le résultat.

Conclusion

Ces principes, qui sont tous dans l’intérêt public, ont inspiré l’élaboration des stratégies du procureur général du Canada en matière de litiges. Lorsque le procureur général adopte des positions juridiques sur la conformité de lois fédérales avec la Charte, le procureur général devrait toujours avancer l'intérêt public. D’autres ministres de la Couronne impliqués dans des litiges aideront à définir l’intérêt public et contribueront par leurs directives à orienter les stratégies en la matière. Les stratégies du procureur général en matière de litiges devraient en tout temps être fondées sur des principes.