Surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale canadien : Causes et réponses
Causes de la surreprésentation
Pourquoi les Autochtones sont-ils si largement surreprésentés parmi les délinquants et les victimes? La CRPA a donné trois explications viables, dont chacune a sa place dans la pensée gouvernementale et la littérature universitaire : le colonialisme; la marginalisation socioéconomique et le choc culturel. La discrimination systémique à l’égard des Autochtones dans le système de justice pénale constitue également un grave problème. Ces facteurs se font sentir conjointement depuis de nombreuses années. Ils sont abordés ci-dessous.
Colonialisme
L’explication la plus fondamentale de la CRPA à la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale est le colonialisme. Selon la CRPA et d’autres (Levy et Young, 2011; Commission on First Nations and Métis Peoples and Justice Reform, 2007; Crosby et Monaghan, 2012; Friedland, 2009; Manzano-Munguia, 2011), l’expérience coloniale des Autochtones depuis les premiers contacts français et britanniques a été marquée par les tentatives des pouvoirs coloniaux de contrôler leurs terres et ressources naturelles. De nombreux mécanismes de contrôle colonial ont été imposés, y compris la réinstallation violente dans des réserves et d’autres établissements désignés, ainsi que des lois restrictives, le plus souvent en vertu de la Loi sur les Indiens.
La Loi sur les Indiens était (et beaucoup diraient qu’elle continue de l’être) une loi discriminatoire. Au cours des premières années, de nombreuses mesures répressives ont été adoptées par une série de modifications, notamment des restrictions sur l’utilisation d’outils agricoles mécanisés par les agriculteurs autochtones; l’interdiction d’activités cérémonielles comme le potlatch en Colombie-Britannique et la danse du soleil dans les Prairies; l’émancipation involontaire (perte du statut d’Indien) pour un homme qui atteignait un certain niveau de scolarité; empêcher les groupes ou les collectivités autochtones d’embaucher un avocat pour représenter leurs intérêts devant le gouvernement fédéral; et la menace d’imposer des amendes aux avocats qui représentaient des groupes ou des collectivités autochtones (voir Coates, 2008). D’autres complications persistent, notamment les tentatives infructueuses de réviser certaines parties de la Loi qui touchent de nombreuses personnes et familles des Premières nations; par exemple, les restrictions à l’octroi du statut d’Indien, qui touchent particulièrement les femmes autochtones et leurs enfants (Palmater, 2011).
La réticence du gouvernement à respecter les conditions établies dans les traités conclus entre les Autochtones et le gouvernement fédéral, comme l’a souligné la CRPA (1996), est un autre exemple du colonialisme actuel. De nombreuses revendications particulières — revendications territoriales et autres avantages promis — ne sont toujours pas réglées par le gouvernement fédéral. Il s’agit là d’une préoccupation pour de nombreuses Premières nations et les gouvernements et organismes régionaux des Premières nations. Elle est explicitement reconnue comme un problème permanent au sein du gouvernement fédéral et un facteur de la marginalisation continue des Autochtones.
Selon la CRPA, «â€‰[c] e rapport de colonisé à colonisateur explique en grande partie de ce qui est arrivé aux peuples autochtones » (1996 : p. 52). Le colonialisme est une relation historique caractérisée par un «â€‰processus historique et politique particulier qui a plongé les Autochtones dans l’indigence la plus totale » (ibid. : p. 52). Un rapport préparé en 1988 par Michael Jackson pour l’Association du Barreau canadien explique assez tôt les liens entre le colonialisme et la surreprésentation. Dans ce rapport, Jackson décrivait une relation coloniale dans laquelle l’aliénation culturelle, la dépossession territoriale et la marginalisation socioéconomique devenaient de plus en plus prononcées chez les Autochtones. Selon Jackson [traduction] «â€‰son processus de dépossession et de marginalisation a entraîné des coûts énormes dont la criminalité et l’alcoolisme ne sont que deux éléments d’une longue liste » (1988, p. 218). Autrement dit, les répercussions du colonialisme ont contribué de façon importante à la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale.
Certains auteurs (p. ex. Proulx, 2003) font référence au colonialisme et au postcolonialisme dans le cadre du même processus. C’est probablement une vérité aveuglante dans le cas des pensionnats, qui ont existé pendant plus d’un siècle. Selon la CVR :
Les écoles financées par le gouvernement et dirigées par l’église étaient situées partout au Canada et établies dans le but d’éliminer la participation des parents dans le développement spirituel, culturel et intellectuel des enfants autochtones. Les dernières écoles résidentielles ont été fermées au milieu des années 1990…. Au cours de ce chapitre de l’histoire du Canada, plus de 150 000 enfants des Premières nations, des Métis et des Inuits ont été forcés d’assister à ces écoles dont certaines étaient à des centaines de kilomètres de leur maison. L’impact cumulatif des pensionnats est un héritage de traumatisme non résolu passé de génération en génération et a eu un effet profond sur la relation entre les Autochtones et les autres Canadiens. (CVR, 2015b; emphase ajoutée ).
Il est presque impossible d’estimer l’ampleur des répercussions intergénérationnelles négatives de l’expérience des pensionnats. Les résultats ont été complexes et tragiques, notamment des taux disproportionnellement élevés de problèmes de santé physique et mentale, d’alcoolisme et de toxicomanie, de déficience cognitive, de violence interpersonnelle et de suicide. Ces facteurs contribuent tous à la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale.
Les Autochtones disent souvent qu’ils ont perdu leurs compétences parentales en raison de l’expérience des pensionnats (ce qui était probablement l’intention des autorités) et que cette perte a été transmise à leurs enfants et à leurs petits-enfants (Clark, 2007; CVR, 2015a). L’enquêteur correctionnel fédéral a relevé de graves problèmes sous-jacents éprouvés par les détenus autochtones, problèmes qui pourraient être directement ou indirectement liés à l’expérience des pensionnats et à l’éclatement de la famille. Il cite une recherche du Service correctionnel du Canada qui a révélé, entre autres facteurs négatifs, que la moitié des délinquants autochtones qui participaient au Programme pour délinquants autochtones toxicomanes «â€‰avaient été sous la responsabilité d’organismes de protection de la jeunesse – 71 % d’entre eux ont vécu en familles d’accueil et 39 %, dans un foyer de groupe ». (BEC, 2014 : p. 49)
La CRPA et la CVR ont toutes deux fait valoir que le colonialisme sous ses diverses formes, qu’il s’agisse des pensionnats, du retrait de personnes de leurs terres traditionnelles, des exigences de la Loi sur les Indiens ou du refus du gouvernement d’honorer les traités, a eu et continue d’avoir de profondes répercussions négatives sur les Autochtones. Ces répercussions se manifestent de bien des façons, notamment par la criminalité et la victimisation. Comme l’ont dit les commissaires de la CRPA :
… [n] ous estimons que si l’on situe les causes profondes de la criminalité autochtone dans l’histoire du colonialisme, et que si l’on comprend les effets persistants de celui-ci, la nécessité d’établir de nouveaux rapports, contraires à toutes les prémisses sur lesquelles les relations coloniales entre les peuples autochtones et la société non autochtone se sont établies, devient absolument évidente. (CRPA, 1996 : p. 59)
Dans cette citation et tout au long de leur rapport, les commissaires de la CRPA établissent des liens directs entre les effets du colonialisme et le comportement criminel des Autochtones. Ils relient aussi directement le colonialisme à la discrimination systémique et, comme nous le verrons plus loin, à la marginalisation socioéconomique et au choc culturel.
Marginalisation socioéconomique
Il est clair que le colonialisme sous ses diverses formes a eu des répercussions négatives à long terme sur les Autochtones. La marginalisation socioéconomique qui, selon la CRPA, peut être considérée comme un résultat direct du colonialisme passé et présent (CRPA, 1996) a également une incidence directe sur la délinquance, la victimisation et le traitement inéquitable des Autochtones dans le système de justice. Même l’enquête la plus simple ne laisse aucun doute sur le fait que les Autochtones et des collectivités entières sont marginalisés au Canada. Le revenu moyen en 2015 pour l’ensemble de la population non autochtone du Canada était de 46 449 $, tandis que le revenu moyen pour l’ensemble de la population autochtone était de 36 748 $ (Statistique Canada, 2016b). En outre, les taux d’emploi des Autochtones étaient nettement inférieurs à ceux des non-Autochtones pour la même période, soit 81,6 % pour la population non autochtone comparativement à 65,8 % pour la population autochtone totale (ibid.). Les taux d’emploi dans les collectivités autochtones éloignées et isolées sont nettement inférieurs aux taux d’emploi globaux des Autochtones, qui comprennent les Autochtones vivant en milieu urbain qui sont plus susceptibles d’avoir un emploi (ibid.)Note de bas de page 12.
Le problème des revenus relativement faibles et du chômage élevé est aggravé par une multitude d’autres conditions sociales et de vie inacceptables auxquelles sont confrontés les Autochtones, en particulier dans des régions éloignées et isolées. De nombreux auteurs, organismes et enquêtes ont documenté des niveaux de logement, d’éducation et de soins de santé nettement inférieurs aux normes dans les communautés autochtones. En 2016, la proportion de logements autochtones nécessitant des réparations majeures était de 19 %, comparativement à 6 % pour la population non autochtone. Alors que 29 % des non-Autochtones âgés de 25 à 64 ans avaient obtenu un diplôme universitaire en 2016, 11 % des Autochtones avaient atteint ce niveau de scolarité (Statistique Canada, 2016b)Note de bas de page 13.
La santé est un autre grave problème. Le taux élevé et croissant de tuberculose (TB) actuellement observé dans les communautés autochtones est un indicateur important des effets de la marginalisation socioéconomique, qui combine la pauvreté, les logements en mauvais état et les lacunes en matière de soins de santé. Selon Santé Canada [traduction] «â€‰[l] es études ont montré que les membres des Premières Nations sont plus à risque que les autres Canadiens d’être infectés par la tuberculose. Certaines des causes profondes sont liées aux mauvaises conditions socioéconomiques dans lesquelles ils vivent » (Santé Canada, 2010). Un autre indicateur de la marginalité sociale et économique est le taux élevé de suicide chez les Autochtones, surtout chez les jeunes. Un rapport parlementaire de 2017 a révélé que les taux de suicide chez les Autochtones, en particulier chez les jeunes (femmes et hommes), étaient jusqu’à 40 fois plus élevés que chez les non-Autochtones. De plus, bien que le taux de suicide au sein de la population canadienne ait diminué, celui des Autochtones a augmenté au cours des trois dernières décennies (Comité permanent des affaires autochtones et du Nord, 2017).
La marginalisation sociale et économique, qui comprend les problèmes susmentionnés, contribue à la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice pénale. Selon la CRPA :
Lorsqu’on considère qu’il s’agit d’un problème structurel de marginalité socioéconomique, on fait valoir qu’il y a un nombre disproportionné d’Autochtones qui sont pauvres et appartiennent à une sous-classe sociale, et que leur surreprésentation dans le système de justice pénale est un exemple de la corrélation bien connue entre pauvreté et criminalité.... Nous sommes absolument convaincus que la privation socioéconomique est une des causes fondamentales des taux excessifs de criminalité chez les Autochtones. (1996 : p. 47)
Malheureusement, les effets négatifs de la marginalisation socioéconomique ne se sont guère améliorés depuis le rapport de la CRPA.
Discrimination systémique
La surreprésentation des Autochtones se remarque dans l’ensemble du système de justice. La Cour suprême du Canada a souligné ce qui suit dans l’arrêt R. c. Gladue :
Il ne faut pas s’en surprendre, mais le recours excessif à l’emprisonnement dans le cas des Autochtones n’est que la pointe de l’iceberg en ce qui concerne la marginalisation des Autochtones au sein du système de justice pénale au Canada. Les Autochtones sont surreprésentés dans virtuellement tous les aspects du système. Notre Cour a souligné récemment dans R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, au par. 58, que les préjugés contre les Autochtones sont largement répandus au Canada, et qu’«â€‰[i] l y a une preuve que ce racisme largement répandu s’est traduit par une discrimination systémique dans le système de justice pénale »Note de bas de page 14.
La discrimination systémique peut être observée à toutes les étapes du système de justice pénale : les services de police, les tribunaux et les services correctionnels. La Commission d’enquête sur la justice applicable aux Autochtones du Manitoba a défini la discrimination systémique comme suit : [traduction] «â€‰Le terme discrimination “systémique” est utilisé lorsque l’application d’une norme ou d’un critère, ou l’utilisation d’une “pratique courante”, a un effet préjudiciable sur un groupe identifiable qui n’est pas consciemment visé » (1991 : p. 100). Il convient toutefois de souligner qu’il s’agit d’un problème qui touche non seulement les Autochtones, mais aussi d’autres groupes racialisés et minoritaires, comme l’a démontré, par exemple, la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario (1995). Cela étant dit, les Autochtones sont dans l’ensemble les plus durement touchés par la discrimination systémique (Rudin, 2007).
La discrimination systémique dans le système de justice pénale se manifeste de diverses façons et, en fin de compte, elle contribue à la surreprésentation des Autochtones à toutes les étapes du système. Ces réalités sont abordées ci-dessous.
Services de police
Diverses commissions et enquêtes, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, se sont penchées sur la question du maintien de l’ordre dans les collectivités autochtones et auprès des Autochtones. Toutes ont reconnu que des services de police communautaires efficaces sont nécessaires dans le contexte autochtone. Hylton a écrit que la GRC considère la police communautaire comme [traduction] «â€‰un partenariat entre la collectivité et la police pour la prestation des services de police » (2005 : p. 1-2). D’autres intervenants institutionnels ont également réclamé un modèle communautaire. La Commission de réforme du droit, par exemple, a dit en 1991 «â€‰qu’il y aurait lieu de donner, dans toute la mesure du possible, une certaine permanence à la présence de la police dans les collectivités autochtones qui désirent continuer à bénéficier d’un service de police externe » (1991 : p. 48).
Bien que la police communautaire semble être un modèle efficace pour les collectivités autochtones, les collectivités diffèrent entre elles quant à l’approche qu’elles préfèrent adopter. Par exemple, certaines collectivités veulent continuer d’être desservies par la GRC, tandis que d’autres préféreraient (et d’autres ont déjà) leurs propres services de police. Cela laisse penser qu’il est nécessaire de former des services de police adaptés aux : [traduction] «â€‰définitions propres à la situation de la réglementation et du contrôle sociaux » (Depew, 1992 : p. 462). Autrement dit, et comme le recommandent toutes les enquêtes qui ont examiné le problème, les services de police devraient être adaptés à chaque collectivité.
Pourquoi les services de police sont-ils un important enjeu dans le contexte autochtone? Il y a trois raisons connexes : une surveillance policière excessive; un manque de soutien de la part des services de police, et l’absence générale d’un modèle de police communautaire dans les collectivités autochtones.
M. Rudin a abordé la question de la surveillance excessive et du manque de soutien dans un document préparé dans le cadre de la Commission d’enquête sur Ipperwash (Rudin, 2007). Voici ce qu’il a déclaré :
[Traduction] Les Autochtones font à la fois l’objet d’une surveillance excessive et d’un manque de soutien de la part des services de police. La conséquence de la surveillance policière excessive est qu’un grand nombre d’Autochtones doivent se présenter devant les tribunaux parce que la surveillance est plus soutenue dans les collectivités autochtones ou les collectivités où vivent les Autochtones que les autres collectivités. En même temps, les Autochtones manquent de soutien policier. Les plaintes légitimes des Autochtones, selon lesquelles leurs droits, individuellement ou collectivement, sont violés ne sont pas traitées avec la même vigueur que si ces plaintes sont formulées par des non-Autochtones… La surveillance excessive et le manque de soutien de la part des services de police représentent les deux facettes d’une même réalité. Elles s’entretiennent mutuellement en perpétuant la discrimination systémique et les stéréotypes négatifs à l’égard des Autochtones. (2007, p. 64)
La discrimination systémique et les stéréotypes négatifs entraînent l’arrestation, l’inculpation et l’admission d’un plus grand nombre d’Autochtones dans le système de justice pénale. L’une des approches à l’égard de la surveillance excessive ou du manque de soutien de la part des services de police est d’accroître la présence des services de police communautaires dans les collectivités autochtones.
Selon Hylton, cité ci-dessus, le modèle de police communautaire [traduction] «â€‰repose sur quatre principes : connaître les collectivités et travailler avec elles; cerner les préoccupations et les problèmes communs; résoudre les problèmes grâce à des partenariats; et application efficace et dirigée de la loi » (2005 : p. 2). Linden, Clairmont et Murphy partagent cette vision des services de police dans les collectivités autochtones. Selon ces auteurs, la police communautaire doit comprendre les éléments suivants : favoriser la participation de la collectivité aux décisions concernant les services de police, afin d’établir conjointement les priorités; adopter une gestion décentralisée, qui permet de reconnaître les besoins et les approches propres à chaque collectivité; et la mise en œuvre d’approches proactives et préventives en vue de la résolution des problèmes, plutôt que se concentrer uniquement sur l’application de la loi (2001 : p. 32).
Les trois éléments définis par Linden, Clairmont et Murphy sont considérés comme essentiels à l’efficacité des services de police communautaires dans l’environnement autochtone. Toutefois, après avoir appliqué ces critères à leur recherche sur les services de police autochtones au Manitoba, Linden et ses collaborateurs en sont malheureusement arrivés à une évaluation négative :
[Traduction] […] alors que les services de police tentent de concrétiser la police communautaire depuis près de deux décennies, très peu de services policiers ont modifié leurs opérations de façon à intégrer ces trois éléments de manière significative. Même les services de police qui se sont engagés publiquement à l’égard de la police communautaire n’accordent généralement à la collectivité qu’une participation symbolique à l’élaboration des politiques et des programmes. Il est évident que des «â€‰dialogues communautaires » sont nécessaires pour établir les priorités d’une collectivité et aider à préciser de façon réaliste les attentes possibles à l’égard d’un service de police. (2001 : p. 32)
De même, Clark a constaté un manque général d’engagement à l’égard de la police communautaire de la part de la GRC — malgré les demandes claires des collectivités pour ce modèle — dans les trois territoires du Nord (2007). Deukmedjian (2008) a constaté que, bien que la police communautaire ait été le modèle le plus raisonnable de la GRC pour les collectivités autochtones, le quartier général de la GRC a pris une décision stratégique importante après les attaques de septembre 2001 aux États-Unis, soit de ne plus considérer la police communautaire comme une priorité élevée et de mettre l’accent sur les services policiers axés sur le renseignement. Les commentaires de Rudin au sujet de la discrimination systémique dans les services de police et les conclusions de Linden et coll., Clark et Deukmedjian laissent entendre que les services de police communautaires représentent un modèle approprié pour les collectivités autochtones. Ces études montrent également que les services de police communautaires ne sont pas adéquatement mis en place. En raison des priorités concurrentes et des changements de politique, les collectivités autochtones ont négligé l’amélioration des services de police communautaires. Cette inaction montre que le maintien de l’ordre dans les collectivités autochtones demeure dominé par la surveillance policière excessive et le manque de soutien, ce qui alimente la surreprésentation. Les modèles prometteurs de police communautaire ne peuvent se concrétiser sans engagement.
Tribunaux
Comme nous l’avons indiqué plus tôt dans le présent rapport, les délinquants autochtones sont beaucoup plus souvent condamnés à la détention que les délinquants non autochtones. Cette constatation est vraie pour les hommes et les femmes, les adultes et les jeunes admis aux services correctionnels provinciaux et territoriaux. En 2016-2017, 30 % de la population carcérale totale en détention après condamnation étaient des Autochtones. Chez les jeunes Autochtones, les chiffres comparatifs de garde en milieu fermé et en milieu ouvert étaient encore plus élevés à 55 % et à 60 % respectivement (ministère de la Justice du Canada, 2018a).
Les accusés autochtones se voient également refuser la mise en liberté sous caution plus souvent et, par conséquent, sont en détention provisoire (adultes) ou avant procès (jeunes) plus fréquemment et plus longtemps que les accusés non autochtones. Le nombre d’accusés autochtones adultes en détention provisoire a augmenté considérablement au cours des dernières années (Clark, 2016b). La détention provisoire chez les adultes autochtones accusés en 2016-2017 s’établissait à 29 % de la population totale d’adultes en détention provisoire. Les jeunes Autochtones dans détention avant procès représentaient 48 % de la population totale de jeunes détenus avant procès (ministère de la Justice du Canada, 2018a). Dans certaines administrations, notamment au Nunavut, la disparité est encore plus prononcée. Selon Statistique Canada (2017b), 100 % des adultes en détention provisoire au Nunavut étaient autochtones en 2004-2005 et en 2014-2015Note de bas de page 15. De plus, il est mentionné que le nombre médian de jours de détention provisoire des accusés autochtones adultes au Nunavut est passé de 3 jours en 2004–2005 à 23 jours en 2014–2015 (Statistique Canada, 2017b). Les taux de détention provisoire et de détention avant procès demeurent beaucoup plus élevés chez les accusés autochtones que chez les accusés non autochtones. Pourquoi en est-il ainsi?
Rudin souligne que, conformément au Code criminel, les tribunaux refusent la mise en liberté sous caution et imposent la détention provisoire pour une ou plusieurs des trois raisons suivantes : (i) la personne n’est pas susceptible de se présenter au tribunal pour sa prochaine audience ou son procès; la personne est considérée comme une menace pour la collectivité ou une personne; (iii) la nature du crime allégué est si répréhensive qu’elle choquerait le public si le présumé délinquant était mis en liberté sous caution (Rudin, 2007, p. 51). Si la mise en liberté sous caution est accordée, elle est assortie de certaines conditions. Une condition normale est que l’accusé ait une caution; c.-à-d. une personne qui est capable de verser un paiement au tribunal si l’accusé enfreint ses conditions ou ne se présente pas, et qui accepte de le faire. Cette condition est souvent difficile pour les personnes accusées d’un crime; toutefois, elle peut l’être encore plus dans le cas des accusés autochtones. Les Autochtones qui vivent en ville sont souvent privés de soutien familial ou d’autre forme de soutien et ils n’auront donc pas de caution pour les aider. Ce sont souvent de personnes très pauvres, sans-abri, sans emploi et peu scolarisées. (Cette situation est cohérente avec la marginalisation socioéconomique de nombreux Autochtones, comme nous l’avons suggéré ci-dessus.) Mais que ce soit en ville ou dans une collectivité éloignée, la pauvreté et l’incapacité de payer la caution ou d’avoir un garant qui peut la payer sont courantes et mènent généralement à la détention provisoire.
Un autre facteur important qui contribue à la surreprésentation des Autochtones est que les accusés autochtones ont un taux relativement élevé de manquement à leurs conditions, qu’il s’agisse de conditions de mise en liberté sous caution ou de conditions de probation. En général, cela nuit aux personnes qui ont déjà comparu devant les tribunaux, car la mise en liberté sous caution est habituellement refusée dans ces cas. La question de la mise en liberté sous caution est importante pour plusieurs raisons, y compris le fait, comme divers experts l’ont démontré (p. ex. Knazan, 2009), que [traduction] «â€‰les personnes détenues en détention provisoire sont plus susceptibles de plaider coupables et d’être reconnues coupables que celles qui sont libérées en attendant leur procès » (Rudin, 2007 : p. 53, citant Kellough et Wortley, 2002; Bressan et Coady, 2017).
Les importants enjeux de la mise en liberté sous caution, de la détention provisoire, de la détention avant procès et quelques tendances positives sont abordés de manière plus détaillée à la section 5.3 ci-dessous.
Système correctionnel
L’ampleur de la surreprésentation des Autochtones dans les services correctionnels, particulièrement en détention, a été mentionnée précédemment dans le présent rapport. Les Autochtones doivent régulièrement composer avec des inégalités, surtout en raison de la discrimination systémique. La principale source d’information sur les services correctionnels fédéraux, en particulier sur les établissements de détention, est le Bureau de l’enquêteur correctionnel (BEC). Les rapports annuels et les rapports spéciaux du BEC commandés par le BEC (p. ex. Mann, 2009; BEC, 2012) montrent clairement que les détenus autochtones sont victimes de discrimination systémique pendant leur incarcération.
Dans son rapport annuel de 2013-2014, l’enquêteur correctionnel a formulé les commentaires suivants qu’il est intéressant de répéter ici :
[…] les facteurs et les circonstances qui font qu’un nombre disproportionné d’Autochtones ont des démêlés avec le système correctionnel fédéral résistent aux solutions faciles. L’écart entre les résultats des délinquants autochtones et non autochtones se creuse et la tendance à la baisse des plus importants indicateurs de rendement correctionnel se maintient. Les Autochtones qui purgent une peine de ressort fédéral sont habituellement plus jeunes et moins scolarisés et ils risquent davantage d’avoir des antécédents de toxicomanie, de dépendances et de troubles mentaux. Ils sont plus susceptibles de purger une peine pour avoir posé un acte de violence et d’être dans des établissements dont le niveau de sécurité est plus élevé et ils restent plus longtemps en prison avant leur première libération.
Ils sont plus susceptibles de faire partie d’un gang, sont surreprésentés dans les interventions nécessitant un recours à la force et passent des périodes disproportionnées en isolement. Enfin, les délinquants autochtones sont plus susceptibles de se faire refuser la libération conditionnelle, de voir leur libération conditionnelle révoquée et d’être renvoyés en prison plus souvent. La situation est aggravée par le fait que la proportion d’Autochtones purgeant une peine de ressort fédéral augmente rapidement. (BEC, 2014 : p. 49-50)
En ce qui concerne la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (L.C. 1992, ch. 20), le BEC déclare :
La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMLC) mentionne expressément les besoins et les circonstances propres des Autochtones canadiens au sein du système correctionnel fédéral. La Loi prévoit des mesures spéciales (articles 81 et 84) visant à réduire la surreprésentation des Autochtones dans les pénitenciers fédéraux ainsi qu’à corriger l’écart de longue date pour ce qui est des résultats obtenus par les délinquants autochtones. (2012 : p. 3).
L’article 81 de la LSCMLC permet au Service correctionnel du Canada (SCC) de conclure avec une collectivité autochtone un accord prévoyant le soin et la garde de délinquants autochtones qui, autrement, seraient admis dans un établissement fédéral. L’article 81 inclut également les pavillons de ressourcement pour les délinquants autochtones. L’article 84 permet au SCC de conclure des ententes avec des communautés autochtones pour la mise en liberté de personnes dans les communautés assorties de conditions au moment de la libération conditionnelle.
Bien que les articles 81 et 84 visent à réduire à la surreprésentation, le BEC a conclu qu’ils n’étaient pas mis en œuvre de manière efficace. Selon le BEC, « [l] » enquête a permis de relever certains obstacles nuisant à la mise en application des articles 81 et 84 par le SCC. Ces obstacles ont pour conséquence imprévue de perpétuer les conditions qui contribuent à désavantager les délinquants en milieu correctionnel fédéral et à discriminer contre eux, ce qui engendre des résultats bien différents dans leur cas » (BEC, 2012 : p. 6). Plus récemment, l’enquêteur correctionnel a soutenu que la mise en œuvre des articles 81 et 84 doit encore être améliorée. Il a formulé la recommandation suivante dans son rapport annuel 2017-2018 (2018 : p. 71) :
Je recommande que le SCC réaffecte de très importantes ressources à la négociation de nouvelles ententes de financement et de nouveaux arrangements avec les partenaires et les fournisseurs de service pertinents en vue de transférer les soins, la garde et la surveillance des Autochtones du milieu carcéral à la collectivité. Il s’agirait notamment de créer une nouvelle capacité d’accueil dans les zones urbaines en vertu de l’article 81 et de placements en résidences privées aux termes de l’article 84. Ces nouveaux arrangements doivent revenir à la vision première des pavillons de ressourcement et inclure la consultation des Aînés.
À la lumière de ce qui précède et compte tenu de l’évaluation du BEC selon laquelle l’article 81 n’est pas mis en œuvre efficacement pour établir des pavillons de ressourcement à l’intention des Autochtones, le BEC conclut à juste titre que a) les délinquants autochtones sont victimes de discrimination systémique pendant qu’ils sont en prison et au moment de leur admissibilité à la libération conditionnelle, et b) les dispositions pertinentes de la LSCMLC ne sont pas mises en œuvre tel que prévu et que, par conséquent, elles ne réussissent pas à réduire le problème de la surreprésentation.
Conformément aux conclusions du BEC, la Commission on First Nations and Métis Peoples and Justice Reform avait auparavant fait les recommandations suivantes :
- accès à des programmes culturels et spirituels (2004 : p. 6-23);
- davantage de ressources pour faciliter la transition entre la prison et la collectivité (2004 : p. 6-24);
- davantage de programmes pour répondre aux besoins des femmes incarcérées (2004 : p. 6-26);
- programmes d’aide aux enfants dont un parent est incarcéré (2004 : p. 6-27);
- programmes visant à aider les jeunes à réintégrer la collectivité (2004 : p. 6-28).
Le BEC, la Commission on First Nations and Métis Peoples and Justice Reform et l’Enquête sur la justice au Manitoba montrent clairement que l’incapacité du système correctionnel de reconnaître les réalités et de répondre aux besoins des délinquants autochtones entraîne une surreprésentation toujours croissante. Pour obtenir des résultats positifs, les approches à l’égard de ce problème doivent être justes, équitables et novatrices.
Choc culturel
La CRPA [1996] et Rudin [2007], entre autres, considèrent le choc culturel comme un quatrième facteur contribuant à la surreprésentation. Selon Rudin :
[Traduction] La théorie [du choc culturel] repose sur la thèse indéniablement juste selon laquelle les concepts autochtones et occidentaux de justice sont très différents. La théorie conclut ensuite que la surreprésentation est le résultat obtenu lorsque les Autochtones sont tenus de s’intégrer à un système qui ne reconnaît pas leurs valeurs. [2007 : p. 22]
De nombreux Autochtones de nombreuses collectivités ont une «â€‰vision du monde » différente de celle des non-Autochtones. Il s’agit d’un aspect complexe, en partie parce qu’il varie selon la communauté et la culture [les cultures autochtones du Canada sont d’une grande diversité]. Toutefois, au risque de généraliser à outrance, il est juste de dire que les visions du monde autochtones sont plus susceptibles de mettre l’accent sur la réadaptation, la réinsertion sociale et la guérison, ce qui n’est actuellement pas le cas dans le système de justice eurocanadien. Le système canadien a eu tendance à mettre l’accent sur les processus accusatoires et les châtiments ou punitions, bien que des changements positifs se soient produits au cours des dernières années avec l’arrivée de tribunaux spécialisés et d’autres initiatives.
Nous pouvons considérer les différences dans la vision du monde de deux façons. La première est d’envisager d’autres façons de gérer les actes répréhensibles. La deuxième est de comprendre que de nombreux Autochtones, dans le cadre d’une culture autochtone particulière, font même de petites choses différemment. Par exemple, Rupert Ross, en tant que procureur de la Couronne débutant à Kenora, en Ontario, a supposé qu’un témoin autochtone admettait par inadvertance sa culpabilité, ou du moins une faute, en évitant les contacts visuels pendant son interrogatoire lors du procès. Mais en fait, comme Ross a fini par l’apprendre, le fait d’éviter les contacts visuels est un signe de respect entre certaines cultures autochtones et n’exprime aucunement la culpabilité [Ross, 1992, p. 4]. Même s’il ne s’agit peut-être que d’un exemple anodin de différence culturelle, il permet de constater comment il peut en entraîner des hypothèses erronées et des décisions inappropriées de la part d’avocats, de juges, de jurys et d’autres personnes.
De même, Rudin [2007 : p. 22] fait valoir que, dans de nombreuses cultures autochtones, les termes «â€‰coupable » et «â€‰innocent » n’ont rien de comparable dans leurs langues. Un Autochtone pourrait plutôt confondre «â€‰culpabilité » et «â€‰responsabilité ». Autrement dit, une personne peut se considérer comme responsable d’un acte criminel, même si quelqu’un d’autre a commis l’infraction. Cependant, le tribunal pourrait interpréter la réponse affirmative du témoin comme un plaidoyer de culpabilité. Clark a constaté un problème semblable lorsqu’il a mené des recherches avec les Micmacs dans le cadre de la Royal Commission on the Donald Marshall, Jr. Prosecution. Les Micmacs, surtout ceux des collectivités éloignées, ont traduit la question du juge : «â€‰Comment plaidez-vous : coupable ou non coupable? » par «â€‰Est-ce qu’on vous blâme? » La question ainsi traduite, la réponse naturelle est de répondre par l’affirmative, ce qui peut ensuite être interprété par la Cour comme signifiant «â€‰coupable » [Clark, 1989 : p. 47-48].
Les approches de la justice adaptées à la culture sont considérées comme des solutions de rechange positives au système de justice traditionnel. En général, elles s’harmonisent davantage avec les approches autochtones en ce sens qu’elles mettent l’accent sur la médiation, la coopération, le soutien et la guérison, plutôt que sur la confrontation, le blâme et la punition. Les approches réparatrices [ou transformatrices] visent à résoudre les problèmes entre un délinquant, d’une part, et la victime, sa famille et la collectivité, d’autre part. Le délinquant est généralement réprimandé par la collectivité, mais il est aussi appuyé par la réadaptation et la réinsertion sociale. Ce sont les victimes et la collectivité qui ont subi un préjudice, et non l’État, comme actuellement implicite dans le Code criminel. Ainsi, la communauté a un rôle primordial à jouer — en collaborant avec le délinquant et souvent avec la victime — pour corriger la situation de façon positive et transformatrice. Idéalement, l’État, par l’entremise du système de justice pénale, aurait un rôle secondaire, mais positif à jouer dans le processus de transformation. Dans ce contexte, les solutions de rechange au système traditionnel — le cercle de détermination de la peine, les conférences de groupe familial, la consultation d’aînés, les comités de justice communautaire et de justice pour les jeunes, par exemple — sont, dans de nombreuses collectivités, plus efficaces pour rétablir l’harmonie que les approches conventionnelles.
Rudin reconnaît que les Autochtones n’ont pas tous les mêmes valeurs ou la même compréhension de la justice dans leur patrimoine culturel. Cela peut être particulièrement vrai en milieu urbain, où les personnes sont moins susceptibles d’être attachées à leur culture et à leurs façons traditionnelles de régler les différends que celles qui vivent dans des réserves ou des collectivités inuitesNote de bas de page 16. Toutefois, il est clair que les approches de la justice adaptées à la culture, généralement décrites dans le cadre de la justice communautaire ou de la justice réparatrice, semblent efficaces pour la résolution de problèmes et les solutions à plus long terme [voir, par exemple, Clark, 2013; Maurutto et Hannah-Moffat])Note de bas de page 17.
Il existe de nombreuses approches culturellement appropriées aux questions de justice pénale dans les collectivités autochtones du Canada. Elles ne sont pas abordées en détail dans le présent rapport, mais quelques exemples sont présentés à la section 5.5 ci-dessous.
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