Le nouveau phénomène du droit de la famille collaboratif (DFC) : étude de cas qualitative
5. RELATIONS AVOCAT-CLIENT EN DROIT COLLABORATIF
A. Responsabilité des décisions
La relation traditionnelle entre l'avocat et le client, dans laquelle le premier est l'expert et le second un profane, confère à l'avocat un poids considérable dans l'analyse des situations et les prises de décision. En DFC, cette relation est modifiée par l'importance accrue accordée aux intérêts et aux besoins du client et par la mise en veilleuse des principes juridiques et des droits au sens strict (voir la section précédente). Cependant, la renégociation des responsabilités respectives en DFC n'est pas simple, ni en théorie, ni en pratique.
i. Problématique
Bien que presque tous les avocats diront que les décisions relèvent toujours ultimement de leur client, les étapes qui précèdent le résultat final peuvent prendre plusieurs formes. La relation qui existe entre l'avocat et le client dans la prise de décisions au sujet de la gestion du dossier reflète les valeurs de l'avocat en matière de procédure (allons-nous négocier? qu'allons-nous offrir? allons-nous « jouer dur »?) comme sur les questions de fond (qu'est-ce qu'un bon résultat? qu'est-ce qu'un résultat équitable?) et découle de la mesure dans laquelle l'avocat impose ces valeurs ou les module en fonction de celles de son client. À un niveau général, ce débat est souvent caractérisé par l'opposition entre l'autonomie du client et le paternalisme de l'avocat. L'approche « autonomiste » privilégie les buts et les intérêts personnels du client et la prise en compte de facteurs — peut-être connus du client seul — autres que les appréciations savantes du juriste. Le point de départ de l'approche autonomiste, c'est que le rôle premier de l'avocat est de permettre au client — en lui prodiguant des conseils juridiques, mais aussi en lui posant des questions et en lui proposant des options — d'analyser lui-même sa situation afin de pouvoir déterminer la voie qui lui convient le mieux. L'approche « paternaliste » accorde une plus grande importance à l'appréciation du juriste qui, grâce à ses connaissances et à sa distance émotive comme professionnel, arrive à mieux juger que son client de ce qui constitue un « bon » résultat, même s'il n'est pas le premier intéressé. Dans cette perspective, le client demande à l'avocat de lui dire quoi faire et de le défendre en fonction de son opinion d'expert.
Il est évident que ces deux approches se chevauchent généralement[57]. Même ceux qui croient à l'autonomie du client considèrent que les valeurs de l'avocat ne doivent pas rester extérieures au processus de réflexion et de délibération : un avocat ne souhaite généralement pas se borner au rôle de « mercenaire ». Il peut exercer une influence considérable sur le client. Il lui arrive souvent (et c'est généralement ce qu'il fait avec un client qu'il ne reverra plus après la conclusion de l'affaire, comme dans le cas d'un divorce) de trier les informations qu'il révélera au client. En DFC, l'autonomie du client est compliquée par certaines contraintes importantes; certaines décisions (comme celle d'aller en justice ou de refuser de divulguer certains renseignements pertinents) risque de mettre un terme à la relation entre l'avocat et le client. En revanche, même l'avocat le plus paternaliste ne pourra faire fi entièrement des facteurs non juridiques, comme l'état psychologique ou la situation économique du client, lesquels peuvent convaincre ce dernier de ne pas suivre les conseils de son avocat. En revanche, le client peut être le joueur le plus puissant (socialement ou économiquement) dans la relation. Puisque ni l'approche autonomiste ni l'approche paternaliste n'existent sous une forme « pure » en pratique, l'essence du débat concerne finalement l'équilibre du pouvoir entre l'avocat et son client dans l'orientation du dossier, y compris les décisions concernant la stratégie de négociation et les résultats envisagés.
L'autonomie du client constitue un mantra incontournable en DFC, et les avocats de DFC indiquent souvent qu'ils veulent aider leurs clients à se prendre en main. En particulier, ces avocats tiennent à la dignité permise par le fait qu'on mettra un terme au mariage dans le respect et en évitant des résultats qui entretiendront l'amertume et l'animosité. Toutefois, le droit collaboratif soulève aussi des questions difficiles au sujet de l'équilibre que l'avocat doit viser entre l'autonomie du client et son devoir de le conseiller. La recherche de cet équilibre illustre le conflit potentiel entre l'approche autonomiste et l'approche paternaliste.
ii. Observations tirées de l'étude
Les avocats interrogés ont décrit avec franchise le degré d'autonomie accordé au client dans le modèle judiciaire. Exemple :
Je crois que nous avions la fâcheuse tendance, comme avocats — même si nous disions « Ce sont les instructions de mon client » ou « C'est ce que souhaite mon client » — de dire au client ce qu'il devait faire, généralement en fonction de notre vision de ce qu'étaient ses droits ou de la […] stratégie qui pourrait lui être la plus utile.
(Étude de cas no 2, avocat 2, entrevue initiale, unités 147-151)
Cette hypothèse est reprise dans le témoignage d'un plaideur commercial livré dans le cadre d'une autre étude :
Quand j'ai commencé à pratiquer, au milieu des années 1960, il y avait une arrogance terrible dans notre profession. Nous croyions que nos clients n'étaient pas nécessairement des imbéciles mais qu'ils ne savaient pas ce qui était le mieux pour eux, et le client n'avait aucune idée de ce qui se passait dans l'appareil judiciaire. (Ottawa-5, unités 85-87)
Cependant, le même avocat poursuit en ces termes :
Les gens sont cent pour cent plus informés aujourd'hui, ils savent ce qui se passe dans le système en général et ils savent beaucoup plus qu'avant où va leur argent. (Ottawa-5, unités 86-87)
Il ne faudrait pas en conclure que les avocats du droit collaboratif laissent tout entre les mains de leurs clients, comme le fait remarquer celui-ci :
J'aimerais revenir à cette histoire de pouvoir décisionnel juste une minute, si je peux me permettre […]. Je crois que c'est très clair : on a encore un très grand pouvoir. En fait, peut-être plus qu'avant, en un sens. Pas nécessairement sur l'issue du dossier, mais sur la procédure, sur les comportements, etc. (Étude de cas no 2, avocat 2, entrevue initiale, unités 188-197)
Ce commentaire faisait suite aux observations de certains clients qui avaient déclaré que les interventions de l'avocat, dans une affaire de DFC, ne portaient pas sur les mêmes points que les conseils juridiques prodigués dans le cadre d'un processus traditionnel. Ces clients avaient précisé que les conseils étaient plus susceptibles de porter sur les stratégies et les méthodes. Exemple :
Quand on prend des décisions, j'ai remarqué qu'il [l'avocat] va dire par exemple : « Disons qu'il y a ceci, et il y a cela. Si vous faites ceci… » Je vois qu'il établit des stratégies et qu'en quelque sorte, il me montre la carte et me fait savoir que si je prends cette route […]. Je trouve que c'est bien. J'aime mieux l'entendre parler stratégie que de me dire : « Je crois que tu devrais faire telle chose. » (Étude de cas no 1, client 1, entrevue initiale, unités 61- 62)
Fait important, les avocats du droit collaboratif ont tous insisté pour dire que la dynamique de pouvoir entre l'avocat et le client a changé. Beaucoup ont fait référence au fait qu'ils avaient tendance, dans le modèle judiciaire, à prendre le problème en charge au nom du client. Cette attitude leur causait un stress considérable (ce dont nous avons traité précédemment). En DFC, on redonne au client une plus grande part de responsabilité dans la résolution de ses propres problèmes. Exemple :
La responsabilité globale appartient maintenant au client. Nous disons au client qu'il est responsable de son problème. Nous allons l'aider à le régler. Nous allons lui fournir un mécanisme, une procédure pour le résoudre. Mais ce n'est pas notre problème à nous. Avant, je crois que trop souvent, les avocats traitaient les problèmes de leurs clients comme si c'étaient les leurs. (Visite sur le terrain, avocat 10)
On constate que dans la procédure judiciaire, les gens vous en mettent beaucoup plus sur les épaules. Ils veulent que vous régliez leurs problèmes. Dans un dossier de collaboration, les clients comprennent vraiment qu'ils sont là pour régler leurs propres problèmes. (Visite sur le terrain, avocat 8)
Cette transition peut être difficile pour certains avocats habitués à l'« ancienne » approche :
Notre plus grande difficulté, c'est de s'empêcher de trouver les solutions à la place des clients. Ce sont eux qui doivent les trouver eux-mêmes. (Étude de cas no 8, avocat 2, entrevue de mi-parcours, unité 23)
Un avocat a expliqué comme suit la répartition des rôles dans le modèle de DFC :
Ce que je dis à mes clients, c'est qu'ils sont dans la voiture, au volant. Nous sommes tous dans la fourgonnette du DCF, et ce que j'ai à leur offrir, c'est une carte routière, et c'est la même chose pour l'autre avocat. Nous tenons la carte, c'est-à-dire la loi, nous savons où sont les zones de construction, nous savons où sont les nids-de-poule, nous pouvons dire quel est le chemin le plus court entre deux points, nous savons où la limite de vitesse est plus élevée […]. Même si je vois exactement ce qui devrait se passer, mon travail n'est pas de conduire, et ce n'est même pas d'être le passager, sur le siège avant, qui va donner son accord sur la prochaine étape. Mon travail, c'est de tenir la carte. (Étude de cas no 4, avocat 1, entrevue initiale, unités 390-411)
Certains clients semblaient comprendre ce changement d'approche, et la plupart d'entre eux le voyaient d'un oeil favorable. Exemple :
Ça te donne l'impression d'avoir les choses en main. Ta destinée dépend de toi. (Visite sur le terrain, client 3)
Certains clients ont vraiment pris beaucoup d'assurance grâce au processus collaboratif; certains sont même allés jusqu'à contester le point de vue de l'avocat quant au « meilleur intérêt » de la famille, et même la note d'honoraires. (Étude de cas no 6, client 1, entrevue de conclusion, unités 88-90)
D'autres clients, cependant, ont reconnu qu'il y avait des aspects du processus collaboratif au sujet desquels ils avaient peu de pouvoir, par exemple les délais, lorsque l'autre partie semblait se traîner les pieds. D'autres ont fait des commentaires sur le fait qu'ils étaient en fait forcés de rester « engagés » dans le processus en tout temps — sentiment qui ne leur donnait pas toujours une impression d'autonomie (Étude de cas no 11, client 1, entrevue de mi-parcours, unités 341-342). Le même client a noté que la participation à un processus collaboratif lui fait renoncer à un certain pouvoir et l'obligeait à s'abandonner à une démarche, même si la direction n'était pas claire. D'autres clients ont aussi indiqué qu'ils se sentaient moins maîtres à bord quand ils recevaient la note d'honoraires (Étude de cas no 6, client 1, entrevue de conclusion, unités 87-90). Enfin, un client a formulé le point de vue qui est peut-être le plus pertinent au sujet de la nature des négociations en droit coopératif, à savoir qu'en fait, personne n'a vraiment ou ne devrait vraiment avoir le pouvoir décisionnel. (Étude de cas no 9, client 1, entrevue initiale, unité 44)
B. Défense des intérêts
i. Problématique
Comme la présente étude porte sur l'expérience des avocats et des clients — par exemple sur la façon dont ils comprennent la notion de défense des intérêts dans le modèle de DFC — les règles de conduite professionnelle régissant la représentation du client et la défense de ses intérêts ne fournissent qu'une mise en contexte pour l'examen et l'analyse des observations issues de l'étude. D'autres auteurs se sont déjà demandé comment les normes de la pratique collaborative pouvaient s'adapter aux règles de responsabilité professionnelle aux États-Unis[58], et il y a lieu s'attendre à d'autres écrits sur la question dans le contexte canadien.
Dans la présente étude, nous avons demandé aux avocats du droit collaboratif de décrire les différences qu'ils voyaient entre la façon dont ils représentaient leurs clients dans le modèle du DFC et leur rôle de défenseur dans le modèle judiciaire traditionnel. Aux avocats ayant participé aux études de cas, nous avons demandé d'expliquer ce que pouvait signifier « défendre » son client dans ce contexte. De même, nous avons demandé aux clients de décrire leurs relations de travail avec leur avocat et, à mesure que leur dossier avançait, d'expliquer comment ils voyaient le rôle et les responsabilités de leur avocat en tant que défenseur et de dire dans quelle mesure le travail de leur avocat sur ce plan avait répondu à leurs besoins et à leurs objectifs.
Des travaux antérieurs ont mis en évidence le fait que, dans un processus visant l'atteinte d'un consensus, le rôle de mandataire posait des problèmes théoriques et pratiques aux avocats habitués d'avoir pour mission de maximiser les gains pour leur propre client dans une culture dominée par la négociation « à somme nulle ». Dans une étude effectuée précédemment au sujet des plaideurs commerciaux qui participent maintenant régulièrement à des séances de médiation ordonnées par un tribunal, nous avons remarqué que « le rôle traditionnel des plaideurs — qui a été décrit de plusieurs façons, comme "défenseur dévoué", "fils de pute", "gestionnaire de guerre" ou pit-bull — est de moins en moins clair du fait que les frais de litige suivent une courbe exponentielle et que les clients commerciaux commencent à demander des approches différentes pour résoudre les problèmes de façon créative »[59]. Nombre de sujets ayant participé à cette autre étude avaient fait état d'une tension entre ce qu'on appelait « les deux chapeaux » de l'avocat : celui du défenseur traditionnel misant sur l'affrontement, soit le « pit-bull », et celui du facilitateur de règlement (désigné par un des répondants sous le vocable de « la tite mamoiselle Laissez-moi-vous-aider »)[60]. Les plaideurs ne connaissent pas tous cette tension entre ces deux rôles — certains considèrent que ce double rôle est normal alors que d'autres voient une incompatibilité fondamentale entre ces deux aspects — mais on pourrait s'attendre à ce que des tensions et des conflits similaires soient observables chez les avocats qui pratiquent le DFC.
La description du rôle de l'avocat comme « défenseur dévoué » a fait l'objet d'un débat intense depuis qu'elle a été formulée dans les règles de conduite professionnelle de l'American Bar Association[61]. Selon la formulation la plus traditionnelle et la plus tranchée, la « défense dévouée » (zealous advocacy) consiste à faire absolument tout ce qui est légal pour faire jouer la justice en faveur des intérêts du client et de lui seul. Présentée par William Simon comme la « vision dominante », cette compréhension du rôle de défenseur suppose que « le seul devoir éthique de l'avocat est la loyauté envers son client »[62]. Les intérêts de l'autre partie, des tiers ou du public n'entrent pas en ligne de compte; l'avocat doit faire valoir la position de son client de façon très claire[63]. En fait, toute sensibilité à ces intérêts extérieurs risque de distraire l'avocat de son rôle. Ce point de vue suppose aussi que les discussions sont terminées : il n'est pas vraiment question, dans le modèle dit dominant, que l'avocat-défenseur examine, remette en question ou réévalue les objectifs ou les positions de son client.
En pratique, cependant, la défense des intérêts du client est loin d'être le seul rôle de l'avocat. Par ailleurs, rares sont les avocats qui définiraient leurs responsabilités en tant que défenseur aussi strictement. En effet, même un avocat qui défend son client avec une extrême rigueur prendra parfois le temps de faire le point et de revoir les options de règlement, quoiqu'il le fera à une étape plus avancée. Cette définition étendue et plus réaliste du rôle de défenseur soulève cependant un certain nombre d'autres questions qui sont pertinentes pour toutes les philosophies et toutes les branches de la pratique du droit mais qui posent des problèmes particuliers et nécessitent certaines nuances précises dans un processus de collaboration. La première vise à savoir comment atteindre un équilibre entre le rôle de conseiller (ce que l'avocat peut offrir en termes de « sagesse délibérative »)[64] et le rôle de défenseur (comment l'avocat pourra défendre la position du client). Quelle est la part de temps et d'énergie que l'avocat devrait consacrer à chacune de ces fonctions? Quelle est l'importance respective de chacune? Le modèle du DFC pose un problème particulièrement intéressant car il élimine dans les faits la distinction matérielle entre ces deux fonctions, la consultation prenant normalement la forme d'une conversation seul à seul, et la défense des droits consistant à exprimer devant des tiers les décisions prises en privé. Ici, il peut toujours y avoir un rôle de consultation en privé, mais ce rôle se jouera aussi dans les rencontres à quatre. Beaucoup de conventions régissant le style et l'exécution du rôle de défenseur supposent que l'avocat ne jouera ce rôle qu'en présence de l'avocat de la partie adverse, et exceptionnellement du client. Dans une rencontre à quatre, le client est toujours présent, entend tout et peut donc réagir directement. Ainsi, avec le processus de collaboration, il n'est plus possible d'énoncer des positions inflexibles, contrairement à ce qui se passe lorsque les deux fonctions sont séparées dans le temps et l'espace.
En DFC, la fusion des fonctions de conseiller et de défenseur chez l'avocat se fait non seulement structurellement, mais aussi philosophiquement. Une deuxième question se pose généralement au sujet du rôle de défenseur; il s'agit de savoir dans quelle mesure cette responsabilité exclut la prise en compte des intérêts autres que ceux de son client. En pratique, la plupart des avocats tiennent compte des intérêts de l'autre partie pour aménager un espace de coopération propice à la négociation. Tous les avocats qui croient fermement aux processus axés sur la recherche d'un consensus — comme la médiation, le DFC ou simplement la négociation coopérative — diront que dans ce genre de contexte, pour être efficace, la fonction de défense doit aller au-delà de la défense exclusive des intérêts de son propre client. L'importance stratégique de considérer les intérêts de l'autre partie est aussi définie par Mather, McEwen et Mainman comme conventionnelle dans les affaires de divorce[65]. L'idée selon laquelle il est impossible de faire valoir l'intérêt de son client sans tenir compte de l'autre partie est au cœur de l'approche de négociation popularisée par Roger Fisher et William Ury[66], et elle fait souvent partie des programmes de formation des avocats collaboratifs, des négociateurs coopératifs et des médiateurs. Les avocats de DFC affirment souvent qu'il leur incombe de considérer au moins dans une optique stratégique les intérêts de l'autre partie. Si on ne tient pas compte de ces intérêts dans les solutions proposées, on gaspille des occasions de trouver des solutions créatives et constructives.
ii. Observations tirées de l'étude
La plupart — mais non la totalité — des avocats de DFC font état d'une certaine tension, entre leurs rôles, qu'ils ont parfois du mal à résoudre. Comme un avocat l'a déclaré : « Je vis une tension entre le simple objectif d'arriver à un résultat qui satisfasse le client et la volonté de faire mieux . » (Visite sur le terrain, avocat 30) Un avocat a exprimé ce conflit intérieur dont ont fait état les avocats expérimentés en DFC en ces termes : « Mais si le résultat visé par mon client n'est pas vraiment bon pour la famille? Je peux le dire à mon client… mais ce n'est pas moi qui sais ce qui est le mieux pour mon client. C'est lui! […] Il y a des zones grises difficiles. » (Étude de cas no 7, avocat 2, entrevue initiale, unités 20-21)
Les avocats du droit collaboratif ont recours à diverses approches pour trouver un équilibre entre l'engagement de faire valoir les intérêts du client et le respect des intérêts de l'autre partie. Parfois, ils passent par la notion de « meilleur intérêt » du client. Par exemple, un avocat a déclaré : « Il n'est pas dans l'intérêt de mon client de tomber à bras raccourcis sur l'autre partie. S'il le fait, ils se reverront plus tard. Et ils se souviendront qui a gagné la dernière fois. » (Visite sur le terrain, avocat 16) Dans une certaine mesure, il s'agit ici d'un constat pragmatique qui ne porte pas atteinte à la responsabilité traditionnelle par rapport au client. Autre exemple :
Ce qui est bien pour le client, c'est qu'il obtient des conditions de divorce qui lui permettront de passer à autre chose, à la suite d'un processus moins destructeur et moins coûteux […] Tout en représentant le client, il faut tenir compte de l'intérêt de l'ensemble de la famille. (Visite sur le terrain, avocat 20)
Cependant, pour certains avocats de DFC, cette approche fait s'estomper la distinction entre, d'une part, explorer et éventuellement remettre en cause les intérêts de son propre client, et d'autre part, se porter responsable devant l'ensemble de la famille. Quelques-uns de ces avocats vont au-delà d'un respect général de stratégie ou de bonne foi à l'égard des intérêts de l'autre partie et se disent au service de l'ensemble de la famille en se considérant comme le défenseur de ses meilleurs intérêts. Comme l'a dit l'un d'entre eux : « En tant que défenseur, je tiens surtout compte de la famille dans son ensemble. » (Visite sur le terrain, avocat 10) Certains avocats semblent considérer qu'ils servent un « client » d'une nature particulière constitué par l'« ensemble de la famille », ce qui peut contredire, voire annihiler leur rôle de défense des objectifs de leur client. Un autre avocat de DFC a déclaré qu'il passait « un contrat avec le client dans le but de trouver une solution qui va dans l'intérêt de l'ensemble de la famille » (Visite sur le terrain, avocat 44).
Motivés par leur désir de contribuer à la recherche d'une solution saine pour la famille aux problèmes de la séparation et du divorce, ces avocats s'exposent à un risque. Souvent, mais pas toujours, les avocats qui ont le moins d'expérience pratique en DFC — mais qui sont très enthousiastes à la suite de leur formation en DFC — peuvent croire que la collaboration réduit ou dilue leurs responsabilités relativement à la défense des droits de leur propre client.
Parfois, les avocats expérimentés en DFC rejettent carrément la notion de « défense », souvent en précisant que c'est parce qu'ils veulent se distancier des connotations habituelles de ce terme. Occasionnellement, cette position est explicitement présentée comme le fait d'assumer une responsabilité professionnelle à l'égard de tous les intervenants. Quelques avocats semblent à l'aise avec la notion de « défense » dans le processus de DFC et avec ce qu'ils considèrent comme un bon résultat « pour l'ensemble de la famille », par opposition à la défense spécifique des objectifs de leur client. Exemple :
Je ne me suis jamais vu comme son défenseur [de mon client]. J'étais surtout un guide pour lui, pour [l'avocat de l'autre partie] et pour [l'autre client], afin de les aider à trouver en eux-mêmes la capacité de réagir intérieurement de la bonne façon l'un envers l'autre. Par conséquent, non, je n'ai jamais rien « défendu ». J'ai défendu le fait que ces personnes devaient adopter le comportement le plus recommandable possible dans une situation très inhabituelle caractérisée par des contraintes de temps. (Étude de cas no 12, avocat 2, entrevue de mi-parcours, unités 172-177)
Q. : Si votre cliente vous disait, dans une rencontre à quatre, « Explique-moi comment tu représentes mes intérêts ici », que répondriez-vous?
R. : Je dirais : « En fait, je suis ici pour représenter à la fois vos intérêts et ceux de votre mari, mais je suis aussi là pour vous soutenir individuellement relativement à tout ce que vous pourriez me demander. » (Étude de cas no 6, avocat 1, entrevue initiale, unité 17)
Il existe aussi des signes d'une approche plus idéologique au DFC qui nécessite d'être suivie de près par les personnes qui font partie de ce mouvement et d'être examinée minutieusement par les clients au moment de signer le contrat. Cette approche plus explicitement paternaliste est idéalisée dans un contrat entre l'avocat et le client dans lequel ce dernier s'engage à « donner le meilleur de lui-même » et l'avocat à l'empêcher d'adopter un comportement égoïste ou destructif[67]. Dans ce contexte, la défense des intérêts consiste à « essayer d'atteindre ce que le client a défini comme étant ses objectifs fonctionnels les plus élevés » (Visite sur le terrain, avocat 41).
Nonobstant les questions que ces commentaires pourraient susciter, on ne saurait supposer que la totalité, ni même la majorité, des avocats du droit collaboratif considèrent que le DFC exclut une solide loyauté envers le client. En effet, beaucoup d'avocats de DFC estiment que leur loyauté première est due à leur client, avec qui ils ont une relation distincte et spéciale, peu importe dans quelle mesure ils sont déterminés à faciliter la conclusion d'une entente. Cette idée est bien exprimée par un avocat très expérimenté qui a admis : « Pour être franc, je crois que ça va de soi pour un avocat. […] mon meilleur ami, autour d'une table, ce sera toujours mon client. » (Étude de cas no 11, avocat 2, entrevue initiale, unité 449) Une autre avocate également expérimentée en DFC a dit qu'elle donnait toujours la garantie suivante à ses clients : « Je vais obtenir le meilleur résultat pour vous. » (Étude de cas no 2, avocat 1, entrevue initiale, unité 26) Beaucoup de ces avocats considèrent que la défense des intérêts constitue le rôle distinctif qui les différencie du médiateur. Exemple :
Je crois vraiment que j'ai une responsabilité particulière envers mon client. Quand même, je suis leur avocat! Je suis l'avocat du conjoint ou de la conjointe, et il n'y a aucun doute dans mon esprit que c'est ma fonction première. Je veux dire, c'est ça qui est mon travail, c'est pour ça qu'il m'engage, sinon, le couple pourrait recourir à deux médiateurs neutres. (Étude de cas no 12, avocat 1, entrevue initiale, unités 118-120)
Les données issues de notre étude montrent clairement un potentiel de diversité — et, pour de nombreux avocats, une évolution de la pratique — en ce qui concerne les valeurs de défense des intérêts en DFC. Ainsi, il est très important que les avocats de DFC soient parfaitement conscients de leurs propres valeurs, lorsqu'ils se lancent dans un processus de collaboration, afin de pouvoir jouer cartes sur table avec leur client dès le départ. Peu importe la position de l'avocat en cette matière — et les positions possibles sont sans doute aussi nombreuses dans le milieu du DFC que chez le reste des avocats en matière de divorce — il importe que le client sache d'emblée à quoi il peut s'attendre.
L'inadéquation des valeurs de l'avocat par rapport aux attentes du client (ce dont nous avons traité à la section 3d) du présent rapport) s'est traduite par plusieurs manifestations assez communes dans les études de cas. Dans un cas, par exemple, le problème s'est posé lorsque la cliente s'est aperçue que son avocat était extrêmement réticent à lui fournir des conseils juridiques propres à sa situation. Cette attitude est caractéristique de certains avocats dans quelques centres de DFC[68]. La cliente a été irritée de constater qu'elle ne recevait pas, de la part de son avocat, des conseils juridiques clairs qui, d'après elle — à tort ou à raison — auraient pu mettre un terme à l'impasse dans laquelle se trouvaient les négociations, peut-être en « secouant » un peu l'autre partie ou simplement en faisant valoir ce qu'elle considérait comme étant la valeur morale et juridique de sa position. Il appert que tant que la situation ne s'est pas présentée, certains clients ne comprennent pas clairement que leur avocat de DFC ne les défendra pas de la façon traditionnelle en leur fournissant des conseils juridiques. Un des clients a exprimé sa frustration à cet égard en déclarant que le refus de donner des conseils juridiques manquait de réalisme : « Je n'ai pas besoin que l'on tombe dans la sensiblerie, j'ai besoin de faits concrets. J'avais l'impression de me battre contre trois personnes » (son conjoint, l'avocat de son conjoint et son propre avocat) (dossier 8, client 2, entrevue de mi-parcours, unité 20). L'inadéquation des valeurs de l'avocat par rapport aux attentes du client en matière de défense des intérêts fait aussi parfois surface au moment du partage initial des informations. Certains avocats tiennent à faire état d'absolument tous les éléments d'information qui, d'après eux, susciteront la confiance. Cependant, leur client pourrait entretenir des préoccupations au sujet de la protection de sa vie privée, voire de sa sécurité (voir aussi la section 9c) du présent rapport). Un dernier exemple mettant en relief la différence entre les attentes et les valeurs dans ce domaine concerne la notion d'« équipe » de collaboration. Il arrive en effet que les clients de DFC expriment un malaise relativement au comportement amical de leur propre avocat à l'égard de celui de l'autre partie, et parfois de l'autre conjoint. Ainsi, la notion d'« équipe » de collaboration (comprenant les deux avocats, les deux clients et éventuellement d'autres professionnels) nécessite une certaine modification des attentes relativement aux relations personnelles entre avocat et client. Certains avocats de DFC réussissent beaucoup mieux que d'autres à préparer leurs clients à accepter cette nouvelle approche comparativement aux pratiques habituelles d'affrontement.
C. Réflexion sur le lien entre l'autonomie et la représentation dans le DFC
Il existe sans conteste un lien entre l'autonomie du client et son contrôle sur la prise de décisions, et les conceptions qu'ont les avocats de la représentation. Mais comment ces concepts s'agencent‑ils dans le modèle du DFC? À première vue, le DFC promet une autonomie et un contrôle accrus au client par opposition aux procédures traditionnelles. Il vise à « libérer » le client, à lui donner une certaine latitude dans la prise de décisions, en partant du principe qu'un ensemble précis de valeurs profondes et procédurales est ce qu'il y a de mieux pour lui[69]. Ce dernier, contrairement au client de la médiation, bénéficiera en outre de son propre avocat, qui sera cependant ouvert à une approche collaborative, une approche dite d'équipe. Sous‑jacentes à ces promesses toutefois se trouvent de nombreuses sources de tension et de difficultés qui entravent la nouvelle définition de la relation entre l'avocat et son client dans le DFC.
L'origine de ces tensions est l'engagement collaboratif en soi, qui part du principe que la négociation en vue d'arriver à un consensus est le résultat souhaitable pour l'ensemble des membres de la famille. Dans un processus collaboratif, non seulement l'autonomie totale dans la prise de décisions et la représentation mue par les gains individuels ne mèneront à rien, mais elles ne devraient pas constituer la norme. D'où l'importance pour les avocats pratiquant le DFC de présenter le processus collaboratif à leurs clients de manière à ce que ces derniers réalisent qu'ils ne peuvent avoir le plein contrôle sur l'issue lorsqu'ils visent un règlement consensuel, et qu'ils devront fort probablement sacrifier les gains personnels au profit d'une conclusion qui satisfait « l'ensemble de la famille ». Si la plupart des avocats du DFC considèrent ce type de compromis comme « allant de soi » dans les engagements procéduraux demandés aux clients, les données recueillies dans le cadre des études de cas donnent toutefois à penser que les avocats sont souvent tenus d'expliquer clairement ces compromis aux clients.
Cela dit, beaucoup d'avocats du droit collaboratif sont d'avis que ces engagements procéduraux relatifs au mandat de représentation en justice sont en outre dictés par un ensemble de croyances, lesquelles sont même plus importantes à divulguer aux clients. Ces croyances font référence aux valeurs incontournables des avocats du droit collaboratif sur ce que constitue une « issue souhaitable » pour une « transition familiale saine » à la suite d'une séparation ou d'un divorce. Ces valeurs émanent de recherches approfondies sur les répercussions d'un divorce acrimonieux sur les familles, en particulier sur les familles comptant des enfants[70]. Le danger de ces croyances réside dans le fait qu'elles peuvent induire un avocat à imposer à son client une stratégie de prise de décisions plus que simplement procédurale (c'est-à-dire qui vise à éviter le litige) et élaborée autour de valeurs choisies prétendument dans le « meilleur intérêt » de la famille. Les efforts déployés par les avocats du DFC pour assurer une transition familiale saine les incitent parfois à considérer qu'ils sont responsables de la « famille dans son ensemble ». Le fait est qu'ils ne travaillent pas individuellement avec chaque membre de la famille et ne reçoivent pas de directives de chacun d'eux. Du coup, il y a un risque réel que l'avocat commette l'erreur de croire que son jugement personnel sert les meilleurs intérêts de la famille. Il va de soi que la nature exacte des valeurs véhiculées par l'avocat (par ailleurs souvent gardées sous silence) dépend de chaque avocat et des circonstances particulières à une cause, mais ces valeurs peuvent comprendre, entre autres choses, une préférence pour la garde partagée, un désir de minimiser le soutien financier et les demandes visant à obtenir une partie de la pension de retraite de l'autre conjoint afin d'éviter un litige prolongé, ou encore une tolérance à un certain niveau de risque dans le but de mener la cause à terme.
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