Une typologie des crimes motivés par l'appât du gain
3. Analyse détaillée de cas sélectionnés (suite)
- 3.3 Fausse monnaie
3. Analyse détaillée de cas sélectionnés (suite)
3.3 Fausse monnaie
La contrefaçon de la monnaie est considérée comme un délit particulièrement grave, car elle vise le cœur même du système politique et économique. Ceux qui fabriquent de la fausse monnaie s'attaquent à un des principaux principes de la souveraineté et aux fondements même de l'État. En outre, toute action pouvant sérieusement déstabiliser la monnaie constitue une menace pour la prospérité nationale. C'est précisément pour cette raison que, lorsque les États se livrent entre eux à une guerre économique, ils recourent fréquemment à la contrefaçon de la monnaie nationale de l'ennemi[5].
Mise à part cette utilisation comme arme secrète et prise simplement comme un moyen d'enrichissement illicite, la contrefaçon remonte à des temps très anciens, probablement aussi anciens que la monnaie elle-même. Depuis l'avènement du papier-monnaie dans les pays occidentaux, la contrefaçon est passée par trois étapes assez distinctes, chacune dictée par l'avancement de la technologie. De fait, aucun crime économique n'est davantage tributaire de l'évolution technologique que la fabrication de fausse monnaie. C'est presque uniquement la technologie qui détermine si ce délit est perpétré massivement par des groupes clandestins qui ont ensuite des difficultés logistiques complexes pour la mettre en circulation, ou par des opportunistes qui fabriquent un petit nombre de billets qu'ils utilisent eux-mêmes.
Pendant tout le XIXe siècle, époque où les banques émettaient leurs propres billets, la contrefaçon relevait surtout de l'entrepreneuriat et, parce qu'elle est un crime de situation, attirait tous les types d'artisans, depuis les imprimeurs professionnels jusqu'aux petits escrocs. Les techniques d'impression lithographiques étaient peu coûteuses et relativement faciles à utiliser (il va toutefois sans dire qu'un imprimeur plus habile pouvait fabriquer un meilleur produit), les mesures de sécurité étaient peu efficaces et la mise en circulation ne posait guère de problèmes. La production se faisait par petits lots de billets et la fausse monnaie était si répandue que les marchands préféraient souvent les faux billets bien imités de banques renommées aux vrais billets émis par de petites banques relativement peu connues, car les premiers étaient plus faciles à écouler !
Lorsque les pouvoirs publics se réservèrent l'exclusivité de l'impression du papier-monnaie, les modalités de la contrefaçon changèrent. L'uniformité des monnaies nationales constituait un empêchement aux incidents opportunistes. La population étant plus familière avec l'aspect des billets, il devenait plus difficile d'écouler les faux, ce qui signifiait que ces derniers devaient être mieux imités et par conséquent que leur fabrication demandait davantage de temps et revenait plus cher. Les administrations publiques mirent également en œuvre des mesures de sécurité plus strictes. Et, parce que la fausse monnaie constituait dès lors une menace pour l'intégrité financière des États, on consacra davantage d'efforts à la détecter.
Il en résulta une forte hausse des frais d'investissement des faussaires, qui furent forcés d'augmenter les tirages. En outre, les habiletés nécessaires à l'imitation des billets officiels étaient rares. L'écoulement de gros lots de billets fraîchement imprimés nécessitait des techniques plus évoluées et se faisait habituellement à distance pour échapper à la détection. C'est pourquoi, bien que les groupes traditionnels de crime organisé s'intéressent généralement peu à la fausse monnaie en raison du risque élevé de détection et de la visibilité qu'elle entraîne, le succès dans ce domaine nécessitait les efforts de groupes possédant le capital et les habiletés nécessaires pour fabriquer le produit et un réseau de relations pour l'écouler. Cette situation demeura essentiellement inchangée jusqu'aux années 1980.
Au cours des vingt dernières années, l'avènement des nouvelles technologies d'impression numériques a entraîné une nouvelle évolution de la contrefaçon. Bien que la qualité du produit fini varie considérablement, l'utilisation des numérisateurs et des photocopieurs couleur fait que la fabrication de fausse monnaie est redevenue un crime de situation, bien que des groupes bien organisés s'y livrent à l'occasion. Comme précédemment, ceux-ci utilisent un matériel très perfectionné pour simuler la gravure en creux et utilisent des réseaux de grossistes éloignés pour mettre en circulation d'importants lots de billets, loin du lieu de production. Toutefois, un nombre croissant de contrefaçons sont l'œuvre d'amateurs qui impriment de petites sommes à l'aide de techniques facilement accessibles et les mettent en directement en circulation chez les détaillants. Jusqu'ici, ce type de crime de situation, bien qu'il n'ait pas une ampleur suffisante pour menacer l'intégrité des monnaies nationales, du moins dans les pays importants, force néanmoins les gouvernements à s'engager dans une course aux armements technologiques toujours plus coûteuse avec les faussaires.
Actuellement, au Canada, la plupart des faux billets de banque sont produits à l'aide de photocopieurs couleur. Comme aux États-Unis, la cible préférée est le billet de 20 $, parce que c'est le plus répandu. La technologie est d'utilisation facile et le produit d'assez bonne qualité. Toutefois, la machinerie est coûteuse. En outre, à titre de mesure de sécurité, la GRC a conclu des ententes pour qu'on lui signale toutes les ventes de ce matériel, de même que toute demande suspecte de fournitures ou d'entretien. De plus, l'utilisation illégale peut être détectée par le réparateur qui fait une visite d'entretien ordinaire. Sans compter que certains photocopieurs impriment un code presque invisible comme mesure de dépistage. C'est pourquoi de nombreux faussaires louent ou volent les machines, ou s'introduisent par effraction dans des bureaux pour faire le travail pendant la nuit.
Les billets de banque comportent d'excellents éléments de sécurité, notamment le dispositif optique qui réfracte la lumière de différents angles dans des couleurs différentes, les planchettes distribuées dans le papier avant l'impression des billets, la gravure en creux, les effigies contenant de multiples petits détails, les billets de couleurs différentes, les formes de lignes fines multidirectionnelles, le papier spécial, les numéros de série, etc. Malheureusement, la plupart de ces caractéristiques sont inefficaces pour garder les faux billets hors de la circulation immédiate (un vendeur dans un magasin achalandé va-t-il prendre le temps de tenir un billet devant la lumière pour voir comment la lumière est réfractée?) et de plus, elles peuvent toutes être reproduites si on y met le temps et l'effort nécessaires. De plus en plus, ces éléments peuvent être imités par les photocopieurs de la meilleure qualité ou, dans le cas des numéros de série, en reliant au photocopieur un ordinateur dans lequel on a chargé une liste de numéros. Il existe même dans le commerce un papier d'ordinateur qui ressemble à s'y méprendre au papier-monnaie. Pour ce qui est de l'impression en creux, non seulement peut-elle être imitée, mais elle s'use sur les vrais billets. On adopte constamment de nouveaux éléments de sécurité, mais on estime qu'actuellement il ne faut en moyenne que trois mois pour qu'ils soient imités.
Étant donné que de nos jours les faussaires qui réussissent le mieux sont des criminels de situation, les billets sont mis en circulation en petit nombre sur de longues périodes et par conséquent peuvent circuler largement avant d'aboutir à une institution financière où il est plus probable (mais pas du tout certain) qu'un caissier détectera la contrefaçon. Par conséquent, les montants de fausse monnaie détectée ne sont probablement qu'une petite partie de la somme totale, et il est difficile d'accepter l'affirmation de la GRC qu'on ne compte qu'un seul faux billet sur 5000 ou que le coût de la contrefaçon ne s'élève qu'à 4 millions de dollars sur une masse monétaire totale de 32 milliards de dollars[6]. N'oublions pas que le billet de 20 $, qui est le plus répandu, est celui qui est le plus souvent détecté, alors que le billet de 100 $, souvent groupé en liasses, est évidemment plus profitable et moins risqué à contrefaire.
Il est vrai que les criminels de situation impriment un plus petit nombre de billets à la fois, mais le nombre d'incidents est beaucoup plus élevé et, point qu'on oublie souvent, parce que les billets sont mis en circulation dans le commerce de détail, le rendement par unité est de beaucoup supérieur. En effet, les gros lots de faux billets sont généralement vendus par les producteurs pour aussi peu que 10 % de la valeur nominale, alors qu'un criminel de situation peut parfaitement réaliser un bénéfice de 100 %.
ANNÉE | Quantité mise en circulation | Croissance | Valeur | Croissance |
---|---|---|---|---|
1994 | 79 182 | 2 012 611 $ | ||
1995 | 49 413 | -37,60 % | 1 045 510 $ | -48,05 % |
1996 | 70 886 | 43,46 % | 1 417 092 $ | 35,54 % |
1997 | 95 464 | 34,67 % | 2 713 514 $ | 91,48 % |
1998 | 122 015 | 27,81 % | 5 181 932 $ | 90,97 % |
Quoi qu'il en soit, le coût réel de la fausse monnaie ne se traduit pas par quelques millions de dollars de revenus illicites, mais par le préjudice potentiel qu'il cause en minant la confiance des contribuables dans la monnaie de leur pays et par les frais de sécurité imposés aux entreprises et au gouvernement pour contrer ce fléau.
Au Canada, le problème ne s'applique pas uniquement à la monnaie canadienne. Depuis le XIXe siècle, époque où de nombreux faussaires des États-Unis se sont établis en Ontario et au Québec près de la frontière américaine, le Canada est un des principaux lieux de fabrication de faux billets américains hors du territoire des États-Unis. Dans un cas récent, Joseph Badghassarian a utilisé une presse offset plutôt qu'un photocopieur couleur pour simuler la gravure en creux. Il a fabriqué ses propres plaques de haute qualité en « brûlant » les négatifs de photographies de billets américains de 100 $ sur des plaques de métal à l'aide d'une lampe à haute densité, ce qui est l'étape la plus difficile et la plus importante. Il a ensuite divisé le processus d'impression en 12 étapes – contours, effigie du président, numéros de série, etc. – et a répété le processus complet pour ajouter du relief au papier. Selon les autorités, le résultat final était d'une qualité exceptionnelle.
Badghassarian était un artisan indépendant, et non un membre d'un réseau criminel. Il recevait pour ses services un tarif fixe d'un groupe criminel qui vendait ensuite les billets à d'autres groupes au prix du gros, à savoir 12 $ le billet de 100 $. Ces groupes s'employaient à les distribuer dans diverses villes du continent. À l'instar d'un réseau de commerce de drogue, le prix unitaire augmente et la quantité écoulée diminue à chaque étape. À la fin, les billets étaient distribués au détail. Les faux billets étaient utilisés, par exemple, pour acheter des marchandises peu coûteuses de façon à ce que les marchands rendent la monnaie en espèces authentiques.
La contrefaçon comporte des éléments d'au moins deux catégories de délits. De fait, nombre d'activités criminelles résumées en un mot ou une phrase simple sont en réalité un ensemble complexe d'actions. Elle se rattache au crime contre la propriété intellectuelle, à savoir l'imitation d'objets de valeur dont le « brevet », si on peut dire, appartient au gouvernement. Elle se rattache également au crime axé sur le marché lorsque des groupes de criminels vendent des lots de faux billets à d'autres groupes avant que les billets ne soient écoulés chez les détaillants. Il y a un élément de crime contre les personnes lorsque les marchands se trouvent en possession de faux billets acceptés en paiement de marchandise. Il peut même y avoir un élément de crime commercial clandestin lorsque des gens qui vendent des marchandises prohibées ou volées sont payés par des clients dont la moralité ressemble à la leur. Il y a également un élément de crime contre les personnes en ce qui a trait au gouvernement, parce que la fausse monnaie supplante la vraie et diminue, quoique dans une faible mesure dans la plupart des pays, la capacité du gouvernement de faire circuler sa propre monnaie et de percevoir le seigneurage qui lui revient. Sans compter les frais de sécurité supplémentaires que les gouvernements doivent engager pour défendre leur monnaie[7].
Compte tenu de tout ce qui précède, cependant, ce type de crime entre a priori dans la catégorie des crimes contre les personnes. Ses victimes sont on ne peut plus faciles à identifier. Le transfert de richesse s'effectue, en définitive, à la faveur d'une tromperie. Des espèces et des produits légitimes, pour l'essentiel, passent de la victime au bénéficiaire. Un contexte commercial, même en tant que façade, est rarement nécessaire, et des réseaux de transfert clandestins ne sont mis à contribution que pour les opérations en gros.
- [5] Certains de ces incidents font l'objet d'un exposé dans R. T. Naylor, Patriots and Profiteers: On Economic Warfare, Embargo Busting and State-Sponsored Crime, Toronto, McClelland & Steward, 1999.
- [6] Globe and Mail, édition du 26 sept. 2000.
- [7] Banque du Canada, « La Banque du Canada émettra de nouveaux billets de banque », communiqué daté du 26 sept. 2000.
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