État des lieux sur la situation de l'accès à la justice dans les deux langues officielles

Conclusion générale

L'étude intitulée État des lieux sur la situation de l'accès à la justice dans les deux langues officielles reflète une problématique fort complexe qui varie d'une juridiction à l'autre. De façon générale, l'ensemble des justiciables des communautés minoritaires de langue officielle rencontrent, à un niveau ou à un autre, des difficultés ou des obstacles à l'accès à la justice dans leur langue. Il semble cependant que, plus le poids démographique de la communauté minoritaire est faible dans une juridiction, plus il est difficile pour les membres de ces communautés d'exercer leurs droits linguistiques devant les instances judiciaires.

UN NOUVEL ENCADREMENT JURIDIQUE

Les décisions récentes de la Cour suprême, notamment dans les arrêts Beaulac et Arseneault-Cameron, marquent une évolution significative de l'état du droit en matière d'accès à la justice dans les deux langues officielles.

Dans l'arrêt Beaulac, la Cour va au-delà du principe d'égalité formelle pour rejoindre l'application, dans les faits, d'une égalité réelle et substantielle. Dans le cadre de cet arrêt, la plus haute instance judiciaire du pays affirme que : « le principe d'égalité, en matière de droit linguistique, n'a pas un sens restreint, mais doit recevoir un sens véritable ». Ainsi, la Cour suprême soutient que la protection des droits linguistiques vise un objectif qui n'est pas différent de celui que cherche à atteindre la protection des autres droits fondamentaux. L'État a donc le devoir de prendre des mesures positives pour mettre en œuvre les garanties linguistiques qu'il a reconnues et de tenir compte de leur rôle distinct consistant « à protéger les minorités de langue officielle du pays et à assurer l'égalité de statut du français et de l'anglais ». Ayant démenti l'argument selon lequel les droits linguistiques découleraient d'un compromis politique et devraient donc recevoir une interprétation restrictive, la Cour suprême arrive à la conclusion que la règle d'interprétation qui doit être appliquée dans tous les cas devra tenir compte de l'objet des droits linguistiques et être compatible avec le maintien et l'épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada.

Dans l'arrêt Arsenault-Cameron, la Cour poursuit dans cette veine et l'approfondit. En reprenant le principe selon lequel les droits linguistiques doivent, dans tous les cas, être interprétés de façon à être compatibles avec le maintien et l'épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada, elle affirme que l'objectif des droits linguistiques est de réparer les injustices passées subies par la collectivité minoritaire. Ainsi, elle en déduit que, dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire, les autorités gouvernementales ont l'obligation de se conformer à ce que prévoit la Charte. Pour ce faire, elles se doivent d'accorder « une importance suffisante à la promotion et à la préservation de la culture de la minorité linguistique et de tenir pleinement compte du caractère réparateur des droits linguistiques ».

Ces avancées de la Cour suprême ont fourni un contexte général à cette étude qui devait présenter un état de la situation aussi précis que possible de l'accès à la justice dans les deux langues officielles.

La Cour suprême dans ses jugements récents rappelle aux Canadiens et Canadiennes que le droit d'employer le français et l'anglais devant les tribunaux est l'un des droits fondamentaux inscrits dans notre Constitution. Il constitue un des piliers de la fondation de l'État canadien. Non seulement est-il un fondement d'une certaine conception de notre société en tant que société démocratique et juste, mais il en constitue également un idéal que nous aspirons à atteindre.

Cette étude documente les difficultés et les obstacles qui, dans la pratique, font que cet idéal a peine à prendre racine.

En effet, tel que l'indiquent diverses études, dont celle-ci, l'accès égal à des services judiciaires et juridiques de qualité dans l'une et l'autre langue officielle alimente un projet de société qui, à cet égard, reste inachevé.

Bien que certains progrès aient été accomplis, notamment avec l'établissement, à la fin des années 1970, de programmes de common law en français à l'Université de Moncton et à l'Université d'Ottawa, la Charte canadienne des droits et libertés (1982), la Loi sur les langues officielles du Canada (1988), les dispositions des articles 530 et 530.1 du Code criminel (1985-1990), des écarts persistent entre le principe énoncé du droit d'accès des justiciables de l'une et l'autre communauté de langue officielle aux tribunaux et son application dans les faits.

Comme cette étude nous porte à le constater, cet écart est bien réel. Toutefois, pour diverses raisons, notamment méthodologiques et idéologiques, il s'avère difficile de le quantifier très précisément d'une part et délicat de le qualifier d'autre part.

Obstacles à l'exercice des droits linguistiques dans les communautés de langue officielle minoritaire

Plusieurs études antérieures à celle-ci ont fait état des lacunes du système judiciaire à respecter ses obligations en matière d'accès aux tribunaux dans les deux langues officielles. La plupart de ces études, y compris celle-ci, en arrivent au même constat, à l'effet que les justiciables des communautés de langue officielle minoritaire rencontrent plusieurs difficultés d'accès au système judiciaire dans leur langue. L'ampleur et la nature des difficultés varient considérablement d'une juridiction à l'autre (territoire, province ou circonscription judiciaire). Plusieurs facteurs peuvent contribuer à cette disparité, dont le partage des compétences fédérales et provinciales en matière d'administration des cours et d'application des droits linguistiques.

En plus d'une disparité des dispositifs institutionnels quant à l'application des droits linguistiques d'une juridiction à l'autre, les communautés de langue officielle minoritaire, d'une région à l'autre, se trouvent dans des situations bien différentes. En ce qui a trait aux communautés francophones en situation minoritaire, force est de constater que leur poids démographique et leur poids politique varient énormément entre provinces, territoires et circonscriptions judiciaires.

Bien que cette situation soit déjà parfaitement connue, nous avons tenté de la documenter et de l'analyser à l'aide de données quantitatives et qualitatives, recueillies aussi systématiquement que possible. Nous avons procédé avec un maximum de vigilance et de rigueur méthodologique afin d'obtenir un éventail de répondants connaissant bien la situation dans leur juridiction.

Ainsi, nous cherchions à jauger le degré d'accessibilité du système judiciaire pour les communautés de langue officielle. Nous avons constaté que dans certaines situations, notamment où la minorité de langue officielle est concentrée et représente une certaine masse critique, les justiciables de la communauté minoritaire sont en nombre suffisant pour soutenir un système judiciaire qui fonctionne dans la langue minoritaire. De plus, ces justiciables ont tendance à demander des services dans leur langue.

Quand, dans un district judiciaire, la minorité linguistique est numériquement faible, les justiciables de la minorité sont peu nombreux et ceux-ci hésitent à demander des services dans leur langue. Généralement, si la demande est faible, l'offre de services dans la langue minoritaire l'est aussi. Il nous est apparu en produisant cet État des lieux que la disponibilité des services judiciaires et juridiques varie aussi selon le poids démographique des communautés minoritaires de langue officielle.

Dans certaines juridictions, particulièrement dans celles où la minorité de langue officielle est numériquement faible, on adopte le discours selon lequel une faible proportion de demandes de services judiciaires et juridiques dans la langue officielle minoritaire justifie une prestation de services plutôt limitée. Cette thèse s'apparente à ce que l'on pourrait qualifier de logique du marché dans la mesure où il s'agit de fixer l'offre en fonction de la demande.

Cependant, il nous semble que, du point de vue du ministère de la Justice du Canada, ce serait une erreur de perspective d'aborder cette question d'un strict point de vue mercantile, comme si l'accès aux services judiciaires et juridiques dans la langue de la minorité de langue officielle devait suivre la loi économique de l'offre et de la demande.

Il existe une autre perspective, qui est celle adoptée par la Cour suprême et le Commissariat aux langues officielles à l'effet qu'il s'agit d'abord d'une question de droit. Il nous semble que c'est aussi la perspective adoptée par le ministère de la Justice du Canada en commandant cette étude. Cette approche impose au système judiciaire et aux autorités gouvernementales des obligations à rendre les services disponibles à la minorité de langue officielle. Ceci justifie, par exemple, la notion d'une véritable politique d'offre active de services judiciaires et juridiques dans la langue officielle minoritaire.

Dans cette optique, l'offre de services dans la langue officielle minoritaire n'a pas à être régie simplement en fonction de la demande. En effet, étant donné la perception et l'existence d'incidences négatives à procéder dans la langue officielle minoritaire (délais et coûts surtout) ainsi que la possibilité d'une plus grande difficulté à accéder aux instances et à la documentation dans cette langue, il n'est pas étonnant que ces justiciables, surtout francophones, ne se prévalent pas spontanément du droit à procéder dans leur langue.

En plus de ces considérations d'ordre stratégique et pratique qu'implique le choix de procéder ou non dans la langue officielle minoritaire, il y a également des éléments d'ordre sociohistoriques et sociopolitiques plus larges.

Entre autres, on peut songer à la question de l'assimilation. Le fait que certains, sinon plusieurs francophones minoritaires selon les milieux, choisissent de procéder en anglais, notamment de peur de ne pas bien comprendre leur procès s'il se déroulait dans leur langue, est très préoccupant. Si cela permet une intégration apparemment sans heurts à un système défini par et pour la majorité linguistique, cela porte toutefois atteinte à l'identité de la personne, à la minorité linguistique et à la communauté politique dans son ensemble puisqu'elle remet en question l'intégrité d'un système qui se fonde sur la dualité linguistique.

En somme, c'est en vue de solidifier les communautés de langue officielle minoritaire qui se trouvent toujours dans une position de fragilité qu'est articulée l'idée d'une « justice réparatrice » où l'offre active de services devrait s'imposer. Les données de cette étude appuient l'affirmation de la Cour suprême à l'effet que le droit pour l'accusé à un procès dans la langue officielle de son choix n'est pas une « faveur exceptionnelle » accordée par l'État à l'accusé, « c'est la norme à appliquer ».