Armes à feu, décès accidentels, suicides et crimes violents : recherche bibliographique concernant surtout le Canada
4. Suicides commis au moyen d'armes à feu (suite)
- 4.8 Substitution de méthodes
- 4.9 Suicides commis avec des armes à feu par des enfants et des adolescents
- 4.10 Approches diverses de la prévention du suicide
- 4.11 Résumé
4. Suicides commis au moyen d'armes à feu (suite)
4.8 Substitution de méthodes
Une grande partie des recherches sur la prévention des suicides par arme à feu est axée sur la substitution ou l’élimination de la méthode de prédilection. Ces expressions désignent la façon dont certaines méthodes de suicide, dans une population donnée, peuvent se modifier lorsqu’une méthode devient non disponible. Ces travaux ont donné des résultats divergents quant à l’existence de cet effet de déplacement, à la période pendant laquelle il devrait se faire sentir et à sa présence plus ou moins affirmée selon le type de suicide (Carrington et Moyer, 1994a; Mayhew, 1996, p. 22).
Il faut être capable de mesurer les changements dans les tentatives de suicide réussies ou ratées pour établir s’il y a un phénomène de substitution et, dans l’affirmative, dans quelle mesure, étant donné ce qui est connu de la létalité relative des diverses méthodes de suicide. Normalement, cela relève de l’impossibilité, car nous ne possédons pas de renseignements sûrs au sujet des tentatives non fatales. La plupart des études réalisées jusqu’à maintenant ont simplement porté sur l’examen des fluctuations relatives dans les taux de l’ensemble des suicides, des suicides réussis au moyen d’une arme à feu et des suicides réussis commis par d’autres moyens, dans des conditions différentes de disponibilité des armes à feu.
Lorsqu’un moins grand nombre de personnes se suicident au moyen d’une arme à feu et que le taux global de suicide n’augmente pas, il n’y a pas de déplacement. La méthode généralement utilisée pour évaluer la présence de l’effet de substitution a donné des résultats divergents quant à l’existence même de cet effet et n’a à peu près rien donné comme renseignement sur la façon dont cet effet peut jouer. Cependant, Carrington et Moyer (1994; 1994a) ont conclu, après avoir analysé les tentatives de suicide réussies au Canada, qu’il y avait diminution des taux de suicide en général et des suicides par balle, et que rien n’indiquait qu’il y ait substitution d’autres méthodes.
Il existe une autre explication aux changements parfois observés dans les méthodes de suicide dans une population donnée, par exemple la diminution du recours aux armes à feu en faveur de la pendaison, de la strangulation et de la suffocation observée en Australie aux environs de 1995 (Mukherjee, 1997), phénomène qui ne semble pas attribuable à des changements appréciables dans la disponibilité relative des moyens de suicide. Il serait plus juste de parler à ce propos de changements de méthodes plutôt que de substitutions. Ces changements peuvent s’expliquer par des facteurs autres que la disponibilité relative d’une méthode donnée.
4.9 Suicides commis avec des armes à feu par des enfants et des adolescents
Après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à la fin des années 1970, il y a eu en Amérique du Nord et dans de nombreux pays européens une augmentation du nombre de suicides chez les adolescents (Sakinofsky et Leenaars, 1997; Cantor et coll., 1996). Heureusement, malgré cette augmentation, le phénomène du suicide chez les enfants et les adolescents n’a pas pris les mêmes proportions que chez les jeunes adultes (Moyer et Carrington, 1992; Hung, 1997). Ces dix dernières années, le nombre d’adolescents canadiens qui se suicident est resté à peu près stable, alors que le taux global des suicides par arme à feu diminuait légèrement.
Au Canada, le suicide chez les adolescents, comme c’est le cas chez les adultes, est un phénomène surtout masculin; cependant, le pourcentage des filles qui se suicident est notablement plus élevé chez les jeunes autochtones. Une étude manitobaine sur les suicides commis entre 1984 et 1988 par des personnes de moins de 24 ans a confirmé un ratio élevé de 5,2 suicides chez les hommes pour chaque suicide chez les femmes. L’étude a aussi révélé que 61 p. 100 de ces suicides ont été commis par des jeunes adultes de 20 à 23 ans (Sigurdson et coll., 1994). Elle a mis en lumière une différence statistiquement significative entre les sexes quant au choix des méthodes; les hommes sont plus susceptibles que les femmes d’utiliser une méthode plus radicale. Globalement, la plupart des victimes ont choisi la pendaison; la deuxième méthode était l’arme à feu (ibid.).
Au Canada, le phénomène du suicide chez les jeunes autochtones est particulièrement alarmant. En s’appuyant sur les données recueillies entre 1987 et 1991, la Commission royale sur les autochtones (1994) a constaté qu’un jeune autochtone de 10 à 19 ans était 5,1 fois plus susceptible qu’un jeune non autochtone de mourir par suicide. Les filles autochtones étaient huit fois plus vulnérables que les filles non autochtones, et les garçons autochtones 4,7 fois plus que les non-autochtones.
L’étude de Sigurdson et de ses collègues (1994) a révélé que les jeunes autochtones étaient moins susceptibles que les autres jeunes de se servir d’une arme à feu pour se suicider, mais plus susceptibles de choisir la pendaison. Les armes à feu ont été employées dans 28,3 p. 100 des cas mettant en cause des jeunes métis et autochtones, contre 55,6 p. 100 pour les cas de non-autochtones (Sigurdson et coll., 1994, p. 400). Malchy et ses collaborateurs (1997) ont fait état de constatations semblables après avoir étudié des incidents de suicide chez les autochtones manitobains entre 1988 et 1994. Leurs données n’ont pas non plus révélé de différences appréciables entre les suicides commis par les autochtones qui habitent dans les réserves ou à l’extérieur (Malchy et coll., 1997).
Pour l’instant, rien ne permet de croire que les enfants et les jeunes sont plus ou moins susceptibles que d’autres groupes d’âge de se servir d’une arme à feu plutôt que d’un autre moyen. Cependant, étant donné que les adolescents qui se suicident semblent le faire sur le coup de l’impulsion, de nombreux chercheurs espèrent que les méthodes de prévention conjoncturelle, comme un accès moins facile aux armes à feu, peuvent être un moyen efficace de prévention (p. ex., Brent et coll., 1993; Brent et Perper, 1995; Dudley et coll., 1996).
4.10 Approches diverses de la prévention du suicide
La diminution du nombre de suicides par arme à feu observée au Canada pourrait n’avoir aucune relation avec les efforts déployés depuis 1977 pour réglementer plus efficacement l’accès aux armes à feu, mais l’expérience canadienne semble montrer que la réglementation de la possession et de l’utilisation des armes à feu peut modifier appréciablement le nombre de suicides commis avec ces armes sans pour autant réduire le phénomène de la propriété d’armes à feu. C’est là une conclusion à laquelle on prête rarement attention dans les discussions sur la présence des armes à feu et le taux de suicide.
Depuis 1977, un certain nombre de mesures se sont ajoutées à la législation canadienne qui n’ont pas réduit le nombre d’armes à feu en circulation, mais peuvent néanmoins avoir contribué à la prévention des suicides par balle. En principe, ces dispositions législatives peuvent aider à prévenir les suicides par balle, mais il ne s’est pas fait beaucoup de recherches sur l’efficacité de leur application et encore moins sur l’impact mesurable qu’elles peuvent avoir eu.
Les mesures de restriction et d’enregistrement existantes qui s’appliquent aux armes de poing ont peut-être contribué à prévenir le suicide, mais dans quelle mesure, cela relève toujours en grande partie du domaine de la spéculation. Vu les problèmes qui ont été observés dans l’application régulière de ces mesures (Wade et Tennuci, 1994, p. 32) et étant donné que les armes de poings sont moins utilisées dans les tentatives de suicide que ne le sont les armes qui ne font pas l’objet de restrictions, la contribution de ces mesures de contrôle à la prévention du suicide n’est pas évidente.
Les mesures législatives canadiennes comprennent un système d’autorisations pour l’acquisition d’armes à feu et un processus qui permet d’écarter les demandeurs qui présentent un risque pour eux-mêmes ou pour la sécurité publique. Cela permet de ménager une période de réflexion lorsqu’une personne ne possède pas déjà une autorisation. Selon certains chercheurs, cette période pourrait être l’une des raisons qui expliquent la diminution du nombre de suicides par balle au Canada (Carrington et Moyer, 1994; 1994a). Cette explication est certes plausible, mais il ne s’agit que d’une hypothèse. Nous ne savons pas grand-chose du moment où des gens achètent des armes qui leur servent par la suite pour se suicider et nous ne savons pas à qui appartiennent les armes utilisées pour commettre le suicide. On achète rarement des armes expressément pour se suicider (Brent et Perper, 1995; Gabor, 1994), et cela donne à penser que, dans bien des cas, la victime possédait l’arme depuis un certain temps ou avait accès à une arme à feu sans en être propriétaire.
Cantor et Slater (1995) ont mesuré l’effet de la période de réflexion de 28 jours qui a été imposée dans le Queensland (Australie) en 1992. La mesure législative reposait sur le postulat qu’il était possible de détourner de ses intentions un acheteur d’arme en détresse, mais n’ayant pas de permis. L’étude a comparé les deux années précédant et suivant l’adoption de la loi et tenu compte des tendances observées dans les suicides par balle dans les grandes villes et les zones plus rurales, où les armes à feu sont plus répandues. L’étude a livré des éléments de preuve qui tendent à montrer que la période de réflexion de 28 jours pouvait faire baisser le taux de suicide, surtout chez les jeunes hommes.
La législation canadienne comporte également des dispositions sur la manipulation et l’entreposage des armes à feu par les entreprises et les particuliers, et elle exige que ceux qui veulent acquérir une arme à feu suivent un cours sur la sécurité des armes à feu. Promouvoir et assurer l’entreposage sûr des armes à feu est un moyen populaire de prévenir les suicides commis avec des armes à feu. Les données des recherches sur l’efficacité de cette stratégie particulière laissent généralement à désirer. Il a été soutenu que les armes à feu qui ne sont pas mises en sûreté ou qu’on garde chargées pour se protéger ou pour d’autres raisons constituent un risque. Plus particulièrement, on soutient souvent qu’il est possible de prévenir les suicides impulsifs d’adolescents en restreignant l’accès immédiat à des moyens létaux comme des armes chargées (Brent et coll., 1993). Cependant, il est moins évident que cette méthode de prévention est pertinente pour les adolescents atteints de troubles psychiatriques (ibid.).
Les lois permettent aussi de prendre des ordonnances d’interdiction à l’endroit de certaines personnes, lorsqu’on croit que leur sécurité ou celle du public peuvent être menacées si elles achètent des armes à feu ou conservent celles qu’elles possèdent déjà. Ces ordonnances peuvent aussi être utiles pour retirer une arme à une personne suicidaire ou l’empêcher d’y avoir accès. Le nombre des ordonnances prises chaque année au Canada a rapidement augmenté au cours des 18 dernières années (Hung, 1997; Wade et Tennuci, 1994, p. 21). En 1996, il y en a eu21 535. À la fin de 1996, le système de données du Centre d'information de la police canadienne a enregistré 58 094 personnes à qui il était interdit de posséder des armes à feu, des munitions ou des explosifs (Hung, 1997). Ce qu’on ne sait toujours pas, cependant, c’est avec quelle fréquence on a recours à ces ordonnances d’interdiction expressément pour prévenir le suicide. Il ne s’est fait aucune recherche pour savoir si cette méthode était efficace pour prévenir les suicides par balle ou les suicides en général.
Dépendant des circonstances, la police a aussi autorité pour perquisitionner et saisir des armes à feu avec ou sans mandat lorsqu’elle a des motifs raisonnables de croire que la sécurité d’une personne est menacée. Toutes ces mesures pourraient en principe servir à prévenir les suicides par balle, mais il ne s’est guère fait de recherches sur l’efficacité de leur application, et encore moins pour savoir si elles avaient un effet mesurable.
Contrôler quand et comment les armes à feu sont disponibles, accessibles ou utilisées est un moyen de prévenir le suicide; malheureusement, les résultats des recherches ont assez peu aidé à comprendre comment cette approche pouvait être efficace. Des stratégies de prévention semblables doivent faire partie d’une approche plus large de la prévention du suicide. Par conséquent, il restera très difficile d’isoler l’effet d’une mesure donnée de l’effet conjugué de toutes les autres. Pour paraphraser la question que posent Martin et Goldney (1997), étant donné que tant de modifications importantes et mal comprises se produisent simultanément, comment savoir quel programme ou ensemble d’événements expliquent les changements observés?
4.11 Résumé
- Les suicides commis au moyen d’une arme à feu représentent la majorité des décès par balle au Canada (80 p. 100).
- Les taux de suicide commis avec une arme à feu au Canada ont augmenté régulièrement au Canada pendant les années 1960 et la majeure partie des années 1970, se sont stabilisés vers la fin des années 1970 et ont ensuite été à la baisse.
- Le pourcentage des suicides commis au moyen d’une arme à feu semble être à la baisse, mais il reste inquiétant. En 1995, il y a eu au Canada près de 4 000 suicides, et près du quart ont été commis au moyen d’une arme à feu.
- Lorsqu’on utilise une arme à feu pour se suicider, au Canada, il s’agit le plus souvent d’une arme d’épaule.
- Le taux de suicide en général et celui des suicides par balle varient considérablement d’un pays à l’autre. Le taux de suicide en général au Canada
- est semblable à ceux enregistrés en Australie, en Norvège et aux États-Unis, tandis que l’Estonie et le Japon ont les taux les plus élevés.
- En ce qui concerne les suicides commis au moyen d’une arme à feu, le Canada se compare là encore avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, mais le taux canadien est considérablement plus élevé que celui du Royaume-Uni et plusfaible que celui de la Finlande et des États-Unis. Ce type de suicide est très rare au Japon.
- Les hommes sont plus susceptibles que les femmes de commettre le suicide et beaucoup plus susceptibles de se servir d’une arme à feu pour le faire. Chez les hommes qui se suicident, l’âge est un facteur qui influe sur le choix de l’arme à feu pour se suicider. L’alcool, les drogues et les problèmes mentaux semblent tous être des facteurs qui peuvent influer sur le choix des moyens.
- Les suicides sont plus courants dans les villes, mais le pourcentage des suicides commis au moyen d’une arme à feu est plus élevé à la campagne.
- Les autochtones canadiens, surtout les jeunes, ont un taux global de suicide plus élevé que les autres Canadiens, mais leur pourcentage des suicides commis au moyen d’une arme à feu est plus faible que chez les victimes non autochtones.
- Les tentatives de suicide qui n’ont pas une issue fatale ont été estimées plus nombreuses que les tentatives réussies selon une proportion qui va de 26 :1 à 49 :1.
- L’accès à une arme à feu n’est peut-être pas nécessairement associé à une augmentation significative du risque de suicide, mais il semble associé à une probabilité accrue qu’une arme à feu sera choisie comme moyen de suicide.
- Les facteurs individuels et conjoncturels qui peuvent influencer le choix personnel d’une méthode, étant donné sa disponibilité relative, ne sont toujours pas bien compris. La limitation de la disponibilité de certains moyens de commettre le suicide peut modifier les comportements existants et peut-être prévenir certains suicides. Ce qui n’est pas clair, c’est comment, dans quelles circonstances et pour quels types de tentatives de suicide cela peut être le cas.
- Il n’y a pas eu assez de recherches sur les tentatives multiples de suicide et sur le rôle des facteurs conjoncturels dans ces cas. On ne sait pas si, en général, une tentative ratée amènera la personne à adopter une méthode plus radicale.
- Le taux de décès le plus élevé, parmi toutes les méthodes, est celui observé pour les armes à feu, mais la pendaison et l’empoisonnement au monoxyde de carbone ne viennent pas loin derrière.
- La corrélation qu’on observe entre la disponibilité des armes à feu et le suicide en général n’est pas aussi solide qu’on pourrait s’y attendre. Au Canada, les comparaisons qui ont été faites entre les provinces n’ont permis d’établir aucune corrélation entre taux de suicide et possession d’armes à feu. Mais, empiriquement, il est incontestable que, lorsque les armes à feu sont plus largement répandues, le taux des suicides commis par ce moyen est plus élevé.
- Il est possible qu’on ne puisse pas faire grand-chose pour empêcher une personne très déterminée de commettre le suicide, mais on peut peut-être prévenir le suicide dans la majorité des cas où l’impulsion suicidaire n’est que
- passagère. Dans ces cas, le fait de ne pas avoir d’arme à feu sous la main peut être un obstacle suffisant pour que le suicide n’ait pas lieu.
- La disponibilité relative des méthodes de suicide culturellement acceptables n’est qu’un des nombreux facteurs qui influent sur le choix des personnes qui envisagent le suicide.
- Comme une forte proportion des suicides chez les jeunes sont impulsifs, les techniques de prévention visent surtout à empêcher ce genre de situation, par exemple en rendant les armes à feu plus difficiles d’accès pour les jeunes.
- Des auteurs ont souligné l’importance d’une intégration des diverses méthodes pour prévenir le suicide, d’une plus grande coopération entre les spécialistes de la santé mentale et d’autres autorités, et du dépistage des personnes présentant de hauts risques de suicide et les soins à leur dispenser.
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