Élargir nos horizons : Redéfinir l'accès à la justice au Canada
Annexe C
Mme Cherry Kingsley, de l’organisme Aide à l’enfance-Canada, a écrit la lettre suivante. Mme Kingsley n’a pas pu assister au colloque parce qu’elle avait d’autres engagements. Elle a donc demandé que sa lettre soit ajoutée au rapport final du colloque afin que les enfants et les adolescents victimes d’exploitation sexuelle au Canada soient entendus.
Monsieur Rosenberg,
La présente vise à vous faire savoir que je ne pourrai pas assister au colloque « Élargir nos horizons : Redéfinir l’accès à la justice au Canada», qui aura lieu le 31 mars 2000.
Je suis très déçue de ne pouvoir être l à parce que l’« accès à la justice » est un problème auquel sont confrontés tous les jours les enfants et les adolescents exploités sexuellement à des fins commerciales au Canada. Je voyage actuellement un peu partout au Canada pour rencontrer des jeunes Autochtones victimes d’exploitation sexuelle dans des régions rurales ou urbaines ou sur des réserves et, malheureusement, je dois être à Toronto le 31 mars pour animer un cercle de discussion. Les transcriptions des rencontres des cercles de discussion font état d’histoires de centaines de jeunes qui reflètent les expériences de centaines d’autres. Comme il m’est impossible de partager toutes leurs histoires dans la présente lettre, je vous invite à communiquer avec moi pour obtenir les transcriptions.
J’aimerais vous faire part de ce que les jeunes me disent au sujet de leurs besoins en espérant que cela sera utile aux fins de vos discussions. Je souhaite que cette information puisse être transmise aux autres participants et prise en considération dans les actes du colloque. Je me sentirais mal si la voix de ces jeunes n’était pas entendue simplement parce que je n’ai pas pu assister au colloque.
J’aimerais d’abord vous dire quelques mots à mon sujet. J’appartiens à la nation Sewepmec, qui vit dans le centre de la Colombie-Britannique. Je suis actuellement au service de l’organisme Aide à l’enfance-Canada à titre de gestionnaire du projet national Out From the Shadows and Into the Light, qui porte sur l’exploitation sexuelle des enfants et des adolescents à des fins commerciales au Canada. Cette question revêt une extrême importance pour moi car j’ai moi-même été exploitée sexuellement à des fins commerciales pendant huit ans au Canada.
J’ai été entra înée dans le commerce sexuel à l’ âge de 14 ans. J’ai grandi auprès de ma mère et de mon beau-père, dans une famille où régnaient constamment la violence, notamment la violence sexuelle, l’alcoolisme et la négligence. J’ai fait ma première fugue à cinq ans. Je me suis cachée dans la cour parce que je ne voulais pas rentrer chez moi. La police est très souvent venue à la
maison parce que mes parents se battaient. À ces occasions, les policiers demandaient à mes parents de se calmer parce qu’ils troublaient la paix, nous jetaient un coup d’œil à ma sœur et à moi et repartaient. Une fois, au milieu de la nuit, je me suis rendue chez un voisin pour obtenir de l’aide; il s’est contenté de me ramener chez moi. Une autre fois, j’ai demandé de l’aide à un professeur. Elle a appelé ma mère et, lorsque je suis revenue à la maison, j’ai été battue. Je n’ai plus jamais demandé de l’aide à un étranger.
À l’ âge de dix ans, j’ai été envoyée à Calgary pour être prise en charge par l’ État. Ma sœur et moi avons immédiatement été séparées. A suivi une série de 20 placements en familles d’accueil, en foyers d’accueil d’urgence, en maisons d’évaluation, en refuges et dans des centres surveillés. Déménager été douloureux, mais la honte et les stigmates associés au fait d’être une « enfant de l’aide sociale » étaient pires. Il était évident que les gens n’aimaient pas toujours qu’il y ait des foyers pour enfants ou des foyers d’accueil dans leur voisinage et ne se gênaient pas pour le dire. Un grand nombre ne voulaient pas que nous jouions avec leurs enfants. Je n’ai jamais eu l’impression que je pouvais parler des mauvais traitements dont j’avais été victime, de ma solitude et de mes sentiments à quiconque. Mes seuls amis étaient un couple âgé.
À la réflexion, cet homme et cette femme n’ont rien fait de vraiment spécial pour me séduire; ils ne m’ont pas promis d’argent, de gloire ou de fêtes. Ils avaient simplement l’habitude de me parler, et ils m’écoutaient. Nous allions parfois prendre un café ou voir un film et, quand je ne voulais pas retourner chez moi, ils me permettaient de rester avec eux. Lorsque j’ai eu 14 ans, ils m’ont demandé d’aller à Vancouver avec eux. Ils m’ont dit qu’ils prendraient soin de moi, que je pourrais aller dans une école où personne ne me connaissait et savait que j’avais été battue ou que j’avais vécu dans des foyers d’accueil. Je suis bien sûr allée avec eux. Tout ce que je voulais, c’était commencer une nouvelle vie.
Le soir de notre arrivée à Vancouver, ils m’ont dit qu’ils avaient juste assez d’argent pour que nous restions une nuit à l’hôtel et que je devrais « travailler ». Je ne savais pas réellement ce qu’ils voulaient dire, à part ce que j’avais vu à la télévision. Je ne comprenais pas ce que j’allais devoir faire réellement. « Travailler » signifiait se tenir au coin d’une rue, parfois 18 heures par jour, parfois plus. Parfois, il y avait huit clients par jour, parfois plus. Je n’étais pas autorisée à garder mon argent. Il m’arrivait même souvent de ne pas avoir assez d’argent pour m’acheter un café. J’ai été battue presque chaque jour, par mon souteneur et également par mes clients. Lorsque je me tenais au coin d’une rue, des gens qui marchaient ou qui circulaient en voiture me criaient des noms et me lançaient des objets. J’étais souvent harcelée par la police. J’avais peur de demander de l’aide. Parce que je m’étais enfuie, je pensais que je serais celle qui aurait des ennuis. À l’ âge de 15 ans, je travaillais pour un gang de motards; je suis devenue coca ïnomane et héro ïnomane. Et ma vie a continué ainsi jusqu’ à l’ âge de 22 ans.
Lorsque j’ai commencé à guérir, j’ai été capable de changer ma vie. La guérison s’est composée de différentes choses. Avoir un endroit où aller, m’exprimer et me tourner vers la culture de ma nation. Tous ces éléments ont été et sont encore d’une importance fondamentale, non seulement pour survivre, mais également pour commencer réellement à guérir. Pour moi, la guérison signifie vivre dans le même monde que celui où j’ai été battue, négligée, exploitée et abandonnée alors que quelque chose en moi change. Gr âce au soutien de la collectivité et aux services de l’ État, je dispose des ressources et du soutien nécessaires non seulement pour survivre, mais également pour avancer, et j’ai la possibilité de le faire. Je peux m’épanouir.
Peut-être est-ce cela la justice.
Peut-être la justice ne consiste pas seulement à pointer du doigt, à faire « payer » quelqu’un, à punir ou à venger. Bien qu’en lisant les journaux et en regardant la télévision on en arrive à croire que c’est cela la justice. Peut-être par justice entend-on la possibilité de survivre et de s’épanouir. La possibilité de dire ce qui vous blesse et qui vous fait du mal. Des jeunes à qui je demandais de définir ce qu’il faut entendre par abus m’ont répondu : « c’est lorsqu’une personne vous fait du mal, non pour vous apprendre quelque chose, mais parce qu’elle veut vous faire du mal, que ce soit sur le plan mental, physique ou sexuel »
. Je n’avais jamais entendu auparavant une définition semblable de l’abus. Un autre jeune m’a dit qu’un abus est quelque chose qui vous blesse tellement qu’il vous empêche de vivre pleinement, que ce soit sur le plan physique, mental, émotif ou sexuel.
Si nous avons voulons rendre la justice accessible, nous devons nous entendre sur ce qu’est la justice. Nous devons reconna ître certaines des injustices les plus fondamentales existant dans notre pays et dans nos collectivités. Les jeunes ne veulent pas d’une justice qui traduit une idée de souffrance, de peine, de vengeance, de ch âtiment, d’une justice qui signifie « faire souffrir ou faire payer quelqu’un »
, pointer du doigt, couvrir de honte ou « enfermer une personne et jeter la clé au loin »
. La majorité des jeunes à qui je parle veulent de la nourriture et un toit; ils veulent être protégés contre la violence et les abus et bénéficier du support nécessaire pour étudier, travailler, être heureux et panser leurs plaies. C’est cela la justice aux yeux des jeunes à qui je parle.
Je sais que des personnes se tournent vers les tribunaux pour obtenir justice et équité dans le processus administratif et l’application régulière de la loi. Mais les jeunes eux se tournent vers leur famille et leur collectivité pour obtenir justice. J’ai vécu au sein d’une collectivité qui a le taux de suicide chez les jeunes par habitant le plus élevé au monde. Il y a eu au Canada une petite fille qui a été traitée avec hostilité, non seulement par la police, les procureurs de la défense et les tribunaux, mais également par l’ensemble de la collectivité, lorsqu’elle a dénoncé le fait qu’elle avait été agressée sexuellement et violemment. Je sais que tout le monde a déj à entendu des histoires comme celle-là. Mais cette petite fille a écrit un poème qui dit notamment « Ou je meurs, ou je vis suffisamment longtemps pour voir la justice »
. Si nous ne parlons pas au moins de justice, certains de nos enfants mourront sans avoir su ce qu’est la justice ou sans l’avoir vue.
Cherry Kingsley
Gestionnaire
Aide à l’enfance-Canada
Out From the Shadows and Into the Light
2177, 42e avenue Ouest
Vancouver (Colombie-Britannique)
V6M 2B7
Tél. : 1.800.325.6873
Téléc. : 1.604.437.5885
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