Article 1 – Limites raisonnables
Disposition
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
Dispositions similaires
Lors de son adoption en 1982, l’article 1 de la Charte représentait une innovation en matière de droits de l’homme, dans la mesure où il établissait un cadre général permettant de justifier les limites des droits et libertés garantis par la Charte. Il n’y a aucune disposition semblable dans la Déclaration canadienne des droits.
En ce qui concerne les instruments internationaux contraignants pour le Canada, des dispositions assez similaires peuvent être retrouvées dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels qui renferme aux articles 4 et 5 des dispositions autonomes en matière de limitation. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques contient quant à lui des dispositions limitatives distinctes visant expressément certains droits, notamment l’article 12 (liberté de circulation), le paragraphe 14(1) (audiences judiciaires publiques), l’article 18 (liberté de pensée, de conscience et de religion), l’article 19 (liberté d’expression et d’opinion), l’article 21 (droit de réunion pacifique) et l’article 22 (droit de s’associer librement).
Voir aussi les instruments internationaux, régionaux et de droit comparé suivants, qui ne sont pas juridiquement contraignants pour le Canada, mais qui contiennent des dispositions similaires : le Bill of Rights constitutionnel de l’Afrique du Sud comporte une disposition limitative très semblable de portée générale à l’article 36; la Convention européenne des droits de l’homme limite expressément certains droits et libertés qui y sont garantis : le paragraphe 8(2) (droit au respect de la vie privée), le paragraphe 9(2) (liberté de pensée, de conscience et de religion), le paragraphe 10(2) (droit à la liberté d’expression) et le paragraphe 11(2) (droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association); mais cette Convention ne contient pas de disposition limitative générale. Il n’y a aucune disposition de ce genre dans la Constitution des États-Unis d’Amérique.
Objet
L’article premier établit un équilibre entre les droits de l’individu et les intérêts de la société en autorisant l’imposition de certaines limites aux droits et libertés garantis par la Charte. « La plupart des constitutions modernes reconnaissent que les droits ne sont pas absolus et peuvent être restreints si cela est nécessaire pour atteindre un objectif important et si la restriction apportée est proportionnée ou bien adaptée » (Canada (Procureur général) c. JTI-Macdonald Corp., [2007] 2 R.C.S. 610, au paragraphe 36).
Les valeurs et les principes qui guident les tribunaux dans l’application de l’article premier comprennent le respect de la dignité inhérente de l’être humain, l’engagement à l’égard de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect des identités culturelles et collectives et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, à la page 136).
Analyse
1. Généralités
L’article premier entre en jeu seulement lorsque le tribunal conclut que des droits ou des libertés ont été limités.
Le fardeau de prouver qu’une restriction est justifiable en vertu de l’article premier incombe à la partie qui veut faire valider cette restriction, et c’est généralement l’État (Oakes, précité). La norme de preuve est celle qui s’applique en matière civile, c’est-à-dire la preuve selon la prépondérance des probabilités (Oakes, précité).
L’expression « dont la justification puisse se démontrer » sous-entend un fondement probant important. Une preuve forte et persuasive est généralement exigée (Oakes, précité). Lorsque des éléments de preuve de nature scientifique ou sociale sont disponibles, le tribunal exigera que ceux-ci lui soient présentés; cependant, si cette preuve n’est pas totalement concluante, n’existe pas ou ne peut être appliquée, une preuve fondée sur la raison ou la logique peut être suffisante (Libman c. Québec (P.G.), [1997] 3 R.C.S. 569; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Thomson Newspapers Co. c. Canada (P.G.), [1998] 1 R.C.S. 877; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45; Harper c. Canada (P.G.), [2004] 1 R.C.S. 827, au paragraphe 77; R. c. Bryan, [2007] 1 R.C.S. 527, aux paragraphes 16-19, 29; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 3, aux paragraphes 143-144). Dans certains contextes, où la portée de l’atteinte à la Charte est minimale, une preuve relevant des sciences sociales n’est peut-être pas nécessaire pour s’acquitter de la justification au regard de l’article premier (B.C. Freedom of Information and Privacy Association c. Colombie-Britannique (Procureur général), [2017] 1 R.C.S. 93).
2. Prescrite « par une règle de droit »
Afin d’être justifiable en vertu de l’article premier, une restriction visant un droit ou une liberté doit être prescrite par une « règle de droit ». Elle peut être :
- expresse ou implicite dans une loi ou un règlement (R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613; R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640; R. c. Orbanski; R. c. Elias [2005] 2 R.C.S. 3);
- énoncée dans une politique gouvernementale, aux conditions suivantes : (1) l’organisme gouvernemental est autorisé à formuler la politique; (2) la politique renferme des règles contraignantes d’application générale, c’est-à-dire de nature législative (notamment les règles d’un organisme de réglementation ou les clauses d’une convention collective) et non pas de nature administrative (telles les lignes directrices internes ou les outils d’interprétation à l’intention des fonctionnaires); (3) la politique est suffisamment précise pour permettre aux citoyens de se comporter en conséquence et pour offrir des repères à ceux qui appliquent la loi; (4) la politique est suffisamment accessible pour que les membres du public soient informés des règles auxquelles ils sont assujettis (Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, [2009] 2 R.C.S. 295, aux paragraphes 50 et 65).
- une limite reconnue par la common law, si l’on suppose une intervention gouvernementale suffisante pour justifier l’application de la Charte (Therens, précité; SDGMR c. Dolphin Delivery, [1986] 2 R.C.S. 573; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. N.S., [2012] 3 R.C.S. 726).
La prise de décisions administratives discrétionnaires restreignant un droit ou une liberté était auparavant considérée comme une limite prescrite « par une règle de droit » pour l’application de l’article premier, et assujettie au critère traditionnel énoncé dans l’arrêt Oakes (Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825). La Cour aussi a auparavant statué que les mesures gouvernementales qui ne sont pas autorisées par une loi ne sont pas « prescrites par une règle de droit » (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, au paragraphe 141). Toutefois, la Cour suprême a récemment revu sa propre jurisprudence et a conclu que pour examiner l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et son respect de la Charte, une analyse selon le droit administratif est préférable au critère traditionnel relatif à l’article premier énoncé dans l’arrêt Oakes (Doré c. Barreau du Québec, [2012] 1 R.C.S. 395, au paragraphe 57). Voir la section intitulée « Prise de décisions administratives discrétionnaires » ci-après pour obtenir de plus amples renseignements.
Afin que la restriction soit prescrite « par une règle de droit », elle ne doit pas être imprécise (voir aussi la section concernant l’« imprécision » dans la fiche sur l’article 7). Elle doit être précise et déterminable en fonction de normes et de critères (JTI-Macdonald, précité, aux paragraphes 77 à 79; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452). Selon le critère applicable, la disposition ne doit pas être imprécise au point où elle ne permet pas d’énoncer une norme juridique intelligible (R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; Irwin Toy, précité; Butler, précité). Cependant, il est rare qu’une disposition sera jugée trop imprécise pour être considérée comme une restriction prescrite par une règle de droit (Nova Scotia Pharmaceutical, précité).
3. Le critère énoncé dans l’arrêt Oakes
Une restriction à un droit garanti par la Charte doit être « raisonnable » et sa « justification » doit pouvoir se « démontrer ». Le critère applicable a été énoncé pour la première fois dans l’arrêt Oakes et est désormais bien établi (voir p. ex., Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, au paragraphe 182; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, au paragraphe 108; Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429, au paragraphe 44; JTI-Macdonald, précité, aux paragraphes 35 et 36) :
- L’objectif de la loi est-il réel et urgent? Autrement dit, est-il suffisamment important pour justifier que l’on restreigne un droit protégé par la Charte?
- Existe-t-il un degré suffisant de proportionnalité entre l’objectif et le moyen utilisé pour l’atteindre?
Le deuxième volet de cette analyse comporte trois éléments :
- Le « lien rationnel » : La restriction doit avoir un lien rationnel avec l’objectif. Il doit y avoir un lien de causalité entre la mesure contestée et l’objectif réel et urgent.
- L’« atteinte minimale » : La restriction ne doit pas porter atteinte au droit ou à la liberté plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire de le faire pour atteindre l’objectif. Le gouvernement est tenu de prouver l’absence de moyens moins attentatoires d’atteindre l’objectif « de façon réelle et substantielle » (Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331, au paragraphe 102; citant Hutterian Brethren, [2009] 2 R.C.S. 567, au paragraphe 55).
- La « pondération finale » : Il doit y avoir une proportionnalité entre les effets préjudiciables de la loi et ses effets bénéfiques (Carter, précité, au paragraphe 122; JTI-Macdonald, précité, au paragraphe 45).
Le critère de l’arrêt Oakes ne devrait pas être appliqué de manière mécanique, mais plutôt avec souplesse, compte tenu du contexte factuel et social de chaque cas en particulier (RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 63; Ross, précité; Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483; R. c. Keegstra, [1995] 2 R.C.S. 381; Butler, précité, Thomson Newspapers, précité, au paragraphe 87).
4. Un objectif réel et urgent
L’objet ou le but de la disposition ou de la mesure attentatoire doit répondre aux conditions suivantes :
- avoir une grande importance et être conforme aux principes qui constituent l’essence même d’une société libre et démocratique (Vriend, précité; Figueroa c. Canada (P.G.), [2003] 1 R.C.S. 912);
- correspondre à l’objectif de la mesure attentatoire ou de l’omission spécifique, lequel n’est pas toujours nécessairement le même que l’objectif de l’ensemble de la loi (RJR-MacDonald, précité; Vriend, précité, aux paragraphes 110 et 111; M. c. H., précité, au paragraphe 82; Hislop, précité, au paragraphe 45; Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux c. Québec, [2018] 1 R.C.S. 464, aux paragraphes 45 à 47; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, au paragraphe 125);
- être spécifique et non pas général; les objectifs trop abstraits ou idéalisés sont suspects. Toutefois, il peut être utile d’énoncer un objectif général suprême en plus de sous-objectifs précis (Frank c. Canada, [2019] 1 R.C.S. 3, aux paragraphes 46-58; Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [2002] 3 R.C.S. 519; JTI-Macdonald, précité, au paragraphe 38; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, [2007] 2 R.C.S. 391, au paragraphe 146; R. c. Brown, 2022 CSC 18, au paragraphe 116);
- être l’objectif réel ou véritable (Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration, [1991] 2 R.C.S. 22);
- être l’objectif de la mesure attentatoire au moment où celle-ci a été adoptée (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731 au paragraphe 45). Il n’est pas permis de changer l’objet de la loi, mais il est possible de changer l’accent qui est mis sur cet objet (Butler, précité, aux pages 495 et 496; voir aussi R. c. Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, au paragraphe 65).
Puisque l’analyse de la proportionnalité dans le cadre de l’examen fondé sur l’article premier est liée à l’objectif, il est important de définir celui-ci soigneusement et de manière précise. Il ne s’agit pas simplement de décrire le moyen que le législateur a choisi pour parvenir à ses fins (R. c. K.R.J., [2016] 1 R.C.S. 906, au paragraphe 63).
Les obligations imposées au Canada par les traités internationaux peuvent aider à établir l’existence d’un objectif réel et urgent (Slaight Communications, précité, aux pages 1056 et 1057; Lavoie, précité, aux paragraphes 56 à 58; Keegstra, précité, à la page 750; Ross, précité, au paragraphe 98; R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, au paragraphe 50).
Les lois peuvent contrevenir à la Charte, habituellement à l’article 15 (droit à l’égalité), lorsqu’elles sont d’« application restreinte » – c’est-à-dire, lorsqu’elles omettent un groupe qui devrait, de manière raisonnable, tirer avantage de la disposition. Dans ces cas, la loi dans son ensemble, les dispositions contestées ainsi que l’omission elle‑même doivent être prises en compte (Vriend, précité, au paragraphe 109). Puisque l’omission peut ne pas avoir un objectif distinct, l’omission devrait être évaluée comme un moyen d’atteindre les objectifs de la disposition en cause ou du texte dans son ensemble (M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 101, touchant une contestation de l’exclusion des partenaires de même sexe de la définition du terme « conjoint de fait » en vertu de la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario). Il peut y avoir des exceptions à cette approche générale, par exemple lorsqu’il existe des éléments de preuve montrant que l’omission délibérée du législateur est « à première vue l’antithèse des principes qu’incarne le texte dans son ensemble » (M. c. H., précité, au paragraphe 101, citant Vriend, précité).
La question des coûts ou la commodité administrative en soi n’ont pas traditionnellement été jugées acceptables par la Cour suprême en tant qu’objectif réel et urgent justifiant une atteinte (Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13, aux paragraphes 152-153 et 163; Health Services, précité, au paragraphe 147; Nouvelle-Écosse (Workers' Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504; Figueroa, précité; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384; Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177).
Toutefois, dans l’arrêt Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., [2004] 3 R.C.S. 381, la Cour suprême a conclu à la majorité que la nécessité de remédier à la « crise financière » pouvait être un objectif législatif urgent et réel au sens de l’article premier. La Cour a avancé qu’il faudrait que la santé financière du gouvernement dans son ensemble soit compromise et que les réductions de dépenses visent aussi des programmes autres que ceux qui ont pour but de protéger des droits garantis par la Charte. La Cour a souligné que « les considérations financières liées à d’autres considérations d’intérêt public » pouvaient constituer un objectif urgent et réel (N.A.P.E., précité, au paragraphe 69). Toutefois, dans l’arrêt Figueroa, précité, elle a indiqué ce qui suit : « Il n’y a pas de différence réelle entre la violation d’un droit constitutionnel pour favoriser la réalisation économique d’un objectif par ailleurs valide et la violation d’un droit constitutionnel par souci d’économie des deniers publics » (paragraphe 65). Dans l’arrêt Hislop, précité, la Cour a reconnu que « les coûts peuvent certes être pris en compte » dans l’analyse fondée sur l’article premier, mais a conclu qu’il n’y avait pas de preuves de ces coûts pour appuyer une telle analyse.
5. La proportionnalité
Les moyens utilisés pour atteindre l’objectif d’une disposition doivent être proportionnels à l’importance de cet objectif. L’analyse en trois volets qui suit sert à évaluer cette proportionnalité :
(i) Le lien rationnel
Il doit y avoir un lien rationnel entre la restriction et l’objectif. Le gouvernement doit établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un lien de causalité entre le moyen contesté et l’objectif réel et urgent. Les moyens choisis doivent être « ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondés sur des considérations irrationnelles » (Butler, précité; Thomson Newspapers, précité; Sharpe, précité).
Le lien de causalité entre l’atteinte et l’objectif devrait être établi, lorsque c’est possible, par une preuve scientifique démontrant, à la suite d’une observation répétée, que l’un influe sur l’autre. Par contre, lorsque le lien de causalité n’est pas mesurable du point de vue scientifique (p. ex., certaines revendications de nature philosophique, politique et sociale (Association de la police montée de l’Ontario, précité) ou, comme il est expliqué dans Whatcott, le lien entre la restriction de certaines formes de discours et l’objectif de réduire ou d’éliminer la discrimination), des preuves fondées sur la raison ou la logique peuvent suffire à prouver une « crainte raisonnable de préjudice » (RJR-MacDonald, précité; Sharpe, précité; Butler, précité; Harper, précité; JTI-Macdonald, précité, au paragraphe 41; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, [2013] 1 R.C.S. 467, au paragraphe 132; Association de la police montée de l’Ontario, précité, aux paragraphes 143 et 144).
La Cour suprême a affirmé que le critère du lien rationnel « n’était pas particulièrement exigeant » (Health Services, précité, au paragraphe 148; Little Sisters Book and Art Emporium, précité, au paragraphe 228; Trociuk c. Colombie-Britannique (Procureur général), [2003] 1 R.C.S. 835, au paragraphe 34; JTI-MacDonald, précité, aux paragraphes 40 et 41). Le gouvernement n’a qu’à démontrer qu’il est « raisonnable de supposer » que la restriction ou l’interdiction « peut contribuer à la réalisation de l’objectif, et non qu’elle y contribuera effectivement » (Hutterian Brethren of Wilson Colony, précité, au paragraphe 48; voir aussi Association de la police montée de l’Ontario, précité, aux paragraphes 143 et 144). Toutefois, dans certains cas, la Cour a appliqué une analyse plus stricte du lien rationnel (Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358, aux paragraphes 95 et suivants).
Ce volet n’exige pas qu’il existe un lien rationnel entre toutes les applications d’une loi contestée et l’objectif législatif; l’État s’acquitte de son fardeau lorsqu’il existe un lien rationnel entre certaines applications et l’objectif législatif (R. c. Appulonappa, [2015] 3 R.C.S. 754, au paragraphe 80, citant R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, à la page 803).
L’« imprécision », mais pas la portée excessive, peut être analysée à cette étape, (R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711; Nova Scotia Pharmaceutical, précité), car cette dernière porte plutôt sur l’atteinte minimale.
Quand une présomption créée par le législateur est en litige, ce volet de l’analyse n’exige pas que la présomption en question ait un lien rationnel interne, c’est-à-dire un lien logique entre le fait présumé et le fait substitué par la présomption. Il suffit de montrer qu’elle est un moyen logique de réaliser l’objectif législatif, et la question du lien rationnel est évaluée dans le cadre du troisième volet du critère de proportionnalité (R. c. Laba, [1994] 3 R.C.S. 965, aux paragraphes 84 et 90).
(ii) L’atteinte minimale
La restriction doit porter atteinte « le moins possible » au droit ou à la liberté en cause (Oakes, précité). Le législateur ne peut être tenu cependant d’atteindre la perfection (R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713). Il suffit que ce moyen fasse partie d’une série de solutions raisonnables pour réaliser l’objectif législatif (Sharpe, précité; RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 160). Le gouvernement n’a pas à appliquer des mesures moins efficaces pour réaliser l’objectif que celle qui a été choisie (JTI-Macdonald, précité). Toutefois, quand vient le moment de déterminer si la solution de rechange est moins efficace, le critère n’est pas de savoir si elle permet d’atteindre l’objectif exactement dans la même mesure que la solution choisie par le gouvernement. Le critère est plutôt de savoir si le gouvernement peut démontrer qu’il n’existe aucun un autre moyen moins attentatoire d’atteindre l’objectif de façon réelle et substantielle (Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 55; Carter, précité, aux paragraphes 102 et 118; R. c. K.R.J., précité, au paragraphe 70; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, au paragraphe 75).
La disposition doit être raisonnablement adaptée à ses objectifs et ne doit pas porter atteinte au droit plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire de le faire, eu égard aux difficultés pratiques et aux pressions contradictoires qui doivent être prises en considération (Sharpe, précité, aux paragraphes 95 et 96; voir également Nova Scotia Pharmaceutical, précité; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; Trociuk c. C.-B., (P.G.), [2003] 1 R.C.S. 835; RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 160).
Les gouvernements devraient présenter des preuves pour expliquer pourquoi ils n’ont pas choisi une mesure moins attentatoire et tout aussi efficace (Thomson Newspapers, précité, aux paragraphes 118 et 119; RJR MacDonald, précité, au paragraphe 160; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350, aux paragraphes 69, 76 et 86). La présentation de preuves indiquant que le gouvernement a consulté les parties visées peut aider à établir que plusieurs options ont été envisagées (Health Services, précité, au paragraphe 157).
Quand la validité d’une loi est en jeu, les tribunaux ne devraient pas recourir à l’analyse des « accommodements raisonnables » qui est appliquée en vertu des lois en matière de droits de la personne. Il y a plutôt lieu de procéder à l’analyse fondée sur l’article premier de la Charte en appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Oakes. En revanche, quand une mesure gouvernementale ou une pratique administrative sont contestées, la jurisprudence qui porte sur l’obligation d’accommodement peut être utile « pour bien saisir le fardeau qu’impose le critère de l’atteinte minimale vis-à-vis d’un individu en particulier » (Hutterian Brethren, précité, clarifiant l’approche adoptée par la Cour dans Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256 et dans Eldridge, précité).
Afin de déterminer si une mesure porte atteinte de façon minimale et raisonnable, les tribunaux peuvent examiner les lois et les pratiques dans d’autres ressorts (Carter, précité, aux paragraphes 103 et 104; JTI-MacDonald, précité, au paragraphe 138; Charkaoui, précité, aux paragraphes 81 à 84; Lavoie, précité, aux paragraphes 66 et 67). Toutefois, en examinant les pratiques d’autres ressorts canadiens, les tribunaux doivent tenir compte des valeurs du fédéralisme et éviter de recourir à l’atteinte minimale en tant que moyen d’imposer l’uniformité entre les ressorts (Québec (Procureur général) c. A, [2013] 1 R.C.S. 61, au paragraphe 440 et R. c. Advance Cutting & Coring Ltd., [2001] 3 R.C.S. 209, au paragraphe 275). De plus, les tribunaux peuvent examiner les traités internationaux auxquels le Canada est partie (JTI-Macdonald, précité, au paragraphe 10; Whatcott, précité, au paragraphe 67).
(iii) La proportionnalité ou la pondération finale
Le dernier volet du critère de l’arrêt Oakes exige que les effets bénéfiques de la disposition contestée – habituellement en ce qui concerne la réalisation anticipée de l’objectif législatif invoqué – l’emportent sur ses effets préjudiciables (Frank, précité, aux paragraphes 38 et 76). Cela permet au tribunal d’élargir l’évaluation pour déterminer si les avantages de la disposition contestée, au plan de l’intérêt du public, valent le coût de l’atteinte aux droits (R. c. K.R.J., précité, au paragraphe 77, citant Carter, précité, au paragraphe 122). Les trois premières étapes de l’analyse proposée dans l’arrêt Oakes se rattachent à une appréciation de l’objectif de la mesure législative. Seule la quatrième étape tient pleinement compte de la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes (Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 76).
« Cet examen est axé sur l’effet pratique de la loi. Quels effets bénéfiques la mesure aura-t-elle sur le plan du bien collectif recherché? Quelle est l’importance de la restriction du droit? La restriction est-elle justifiée lorsque les avantages qu’elle procure sont mis en balance avec la mesure dans laquelle elle limite le droit en question? » (JTI-MacDonald, précité, au paragraphe 45; voir aussi Lavoie, précité; Dagenais, précité).
L’arrêt R. c. K.R.J., précité, est le seul arrêt où la Cour suprême a conclu que la mesure sert un objectif urgent et réel, a un lien rationnel avec cet objectif, constitue une atteinte minimale, mais échoue néanmoins à l’étape de la pondération finale. Toutefois, la jurisprudence a réaffirmé l’importance de la pondération finale (JTI-MacDonald, précité, au paragraphe 46; Hutterian Bretheren, précité, aux paragraphes 72 à 78).
6. Le contexte et la retenue
La Cour suprême a souligné à maintes reprises que le contexte factuel et social précis d’une affaire joue un rôle fondamental pour ce qui est de justifier en vertu de l’article premier une restriction à un droit garanti par la Charte (Thomson Newspapers, précité, au paragraphe 87; RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 63).
Une plus grande retenue est appuyée par certains facteurs :
- Quand l’assemblée législative possède une plus grande compétence institutionnelle (M. c. H., précité, au paragraphe 78) – par exemple, si la restriction découle de décisions stratégiques complexes qui nécessitent l’évaluation de preuves scientifiques contradictoires ou concernent des intérêts incompatibles, des exigences à l’égard des ressources et la protection de groupes vulnérables (Irwin Toy, précité, à la page 993; JTI-MacDonald, précité, aux paragraphes 41 et 43; Carter, précité, au paragraphe 98), s’il y a place au débat quant à ce qui va fonctionner et ce qui ne fonctionnera pas (Whatcott, précité, au paragraphe 78) ou si la restriction est une mesure réglementaire complexe visant à remédier à un problème social difficile (Hutterian Brethren, précité, aux paragraphes 35, 37 et 53; Carter, précité, au paragraphe 97).
- Si la situation est « polycentrique » – c’est-à-dire qu’elle touche une question « qui fait intervenir un grand nombre de considérations et d’intérêts entremêlés et interdépendants » (McKinney, précité, à la page 229; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982). On doit se demander si la restriction fait partie d’un ensemble de règles complexes de sorte qu’un changement apporté à une d’entre elles aurait des ramifications importantes sur un large éventail de politiques sociales et économiques (McKinney, précité)?
- Lorsqu’il s’agit de revendications qui nécessiteraient des dépenses gouvernementales élevées, p. ex., des avantages sociaux (Eldridge, précité, au paragraphe 85; Egan, précité). Bien que les considérations financières à elles seules ne suffisent pas habituellement pour justifier une atteinte à la Charte (Schachter, précité, à la page 709), elles sont pertinentes lorsqu’il s’agit de déterminer le degré de retenue approprié (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, précité, au paragraphe 283).
Par contre, la retenue ne peut pas se justifier dans certains contextes :
- on se trouve en présence de règles de common law énoncées par les tribunaux (Swain, précité);
- lorsqu’il est nécessaire de procéder par étape, ce qui fait référence à la notion que le gouvernement doit disposer d’un certain temps pour modifier ses lois discriminatoires. La Cour suprême a affirmé que cette approche ne pouvait justifier une violation de la Charte (Vriend, précité, au paragraphe 122; M. c. H., précité, au paragraphe 128). Toutefois, lorsque les législateurs adoptent des régimes d’une large portée et avant-gardistes en vue de protéger des droits constitutionnels, ils bénéficient d’une certaine latitude pour réaliser leurs objectifs et peuvent notamment retarder la mise en œuvre de ces régimes. Dans ces circonstances, les gouvernements doivent démontrer qu’ils ont agi avec diligence raisonnable. Le délai doit être adapté à la nature et à la complexité de la question, mais il ne peut avoir une durée indéfinie (Centrale des syndicats du Québec c. Québec, [2018] 1 R.C.S. 522, aux paragraphes 46 à 47).
La nature de certains droits rend inappropriée la retenue. Par exemple :
- En général, la retenue est inappropriée en droit pénal, où le gouvernement est « l’adversaire singulier de l’individu dont le droit a été violé » et non pas l’arbitre entre les revendications de groupes opposés (Irwin Toy, précité, à la page 994; R. c. Laba, précité; R. c. Brown, précité (alinéa 11d)); Lavallée, Rackel et Heintz c. Canada (P.G.), [2002] 3 R.C.S. 209 (article 8)). Cependant, quand la poursuite vise une infraction réglementaire, une certaine retenue est justifiée (Wholesale Travel Group Inc. c. La Reine, [1991] 3 R.C.S. 154); R. c. Cooper [2005] B.C.J. No. 986 (C.A.C.-B.) (QL), au paragraphe 22 (autorisation de pourvoi à la Cour suprême refusée, [2005] C.S.C.R no 321)).
- La retenue est inappropriée dans le cas de violations de l’article 3, car la disposition de la présente Charte protège les « droits démocratiques fondamentaux » qui « ne s’inscrivent pas dans " gamme de solutions acceptables " parmi lesquelles le Parlement peut choisir, à sa discrétion » (Sauvé, précité, au paragraphe 13; Frank, précité, au paragraphe 43).
- Les droits protégés par l’article 7 « constituent le fondement même de notre conception d’une société libre et démocratique » et les violations des principes de justice fondamentale sont ainsi difficilement justifiables (Charkaoui, précité, au paragraphe 66; Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, au paragraphe 155). Toutefois, dans deux décisions subséquentes, la Cour suprême a indiqué que le gouvernement dispose d’une plus grande marge de manœuvre pour justifier une violation de l’article 7 en vertu de l’article premier, lorsque ce dernier peut invoquer l’intérêt public ou des intérêts sociaux opposés qui sont eux-mêmes protégés par la Charte, pour justifier la violation (voir Carter, précité, au paragraphe 95 et Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, aux paragraphes 124 à 129; Brown, précité, au paragraphe 147). Dans une décision d’appel rendue en 2016, la cour a appliqué une justification en vertu de l’article premier dans le cas d’une violation de l’article 7 (R. c. Michaud, 2015 C.A. Ont. 585, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, 2016 CarswellOnt 7197).
- Il est difficile de justifier les dispositions qui autorisent des fouilles et des perquisitions abusives au sens de l’article 8 (Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, [2015] 1 S.C.R.C.S. 401, au paragraphe 58, citant Lavallée, précité, au paragraphe 46).
- Un manquement au principe de l’indépendance judiciaire en vertu de l’alinéa 11d) de la Charte « ne peut être justifié qu’en cas de "crise financière exceptionnellement grave provoquée par des circonstances extraordinaires, telles que le déclenchement d’une guerre ou une faillite imminente" » (Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureur général), [2016] 2 R.C.S. 116, au paragraphe 97, citant Mackin c. Nouveau-Brunswick (ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S 405, au paragraphe 73).
- En principe, quoiqu’il soit possible de justifier une violation de l’article 12 (traitements ou peines cruels et inusités) en vertu de l’article premier de la Charte, la Cour suprême a indiqué qu’une telle justification serait difficile à établir (R. c. Nur, [2015] 1 R.C.S. 773, au paragraphe 111).
- C’est une norme « particulièrement sévère » qui s’applique en cas de violation du droit à l’instruction dans la langue de la minorité, garanti par l’article 23 de la Charte. La Cour suprême a expliqué que l’application d’une norme sévère se justifie pour trois raisons, à savoir que l’article 23 impose aux gouvernements des obligations positives qui doivent être satisfaites en temps utile pour prévenir les risques d’assimilation et de perte des droits, que cet article n’est pas visé par la disposition de dérogation prévue à l’article 33 de la Charte, et qu’il comporte une limite interne qui fait double emploi avec l’article premier à certains égards (Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique, précité, aux paragraphes 147 à 151).
Le fait qu’une mesure législative constitue la réponse du législateur à un arrêt de la Cour suprême ne milite ni pour ni contre la déférence (JTI-Macdonald, précité, au paragraphe 11).
Dans une série d’arrêts, le juge Bastarache s’est attardé, dans une analyse distincte précédant l’application du critère de l’arrêt Oakes, à quatre facteurs contextuels relativement formels visant à déterminer le degré approprié de retenue dans une affaire : la nature du préjudice et l’incapacité de le mesurer, la vulnérabilité du groupe que le gouvernement cherche à protéger, la crainte subjective de préjudice des membres du groupe et la nature de l’activité restreinte (Thomson Newspapers, précité; Harper, précité; R. c. Bryan, [2007] 1 R.C.S. 527). Bien que le juge Bastarache ait rédigé les motifs de la majorité dans les arrêts Thomson Newspapers et Harper, dans des décisions subséquentes, la Cour suprême a conclu que la retenue était de mise sans appliquer ces facteurs – p. ex., JTI-Macdonald, précité; Hutterian Brethren, précité; Whatcott, précité.
7. Prise de décisions administratives discrétionnaires
La Cour suprême a élaboré un cadre distinct pour déterminer si les décisions administratives discrétionnaires sont conformes à la Charte (Doré, précité; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 613).
Lorsqu’une décision administrative discrétionnaire fait intervenir les « protections » de la Charte (qui englobent les droits garantis par la Charte et les valeurs qui « sous-tendent » ces droits), le décideur doit d’abord tenir compte des objectifs pertinents visés par la loi. Le décideur doit ensuite déterminer la meilleure façon de protéger la protection garantie par la Charte en cause à la lumière des objectifs visés par la loi. Cette deuxième étape exige que le décideur mette en balance la gravité de l’atteinte à la protection garantie par la Charte, d’une part, et les objectifs que vise la loi, d’autre part (Doré, précité, aux paragraphes 55 à 57; Loyola, précité, au paragraphe 39; Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, [2018] 2 R.C.S. 293, au paragraphe 58). La deuxième étape est similaire à l’atteinte minimale et aux étapes générales relatives à la proportionnalité et à la pondération finale du critère établi dans l’arrêt Oakes (Loyola, précité, au paragraphe 40; Trinity Western, précité, au paragraphe 82). Il ne s’agit pas d’une « version atténuée ou édulcorée de l’analyse de la proportionnalité », mais plutôt d’une version « robuste », faisant intervenir les mêmes « réflexes justificateurs » que ceux que fait intervenir le test énoncé dans Oakes (Doré, précité, au paragraphe 5; Loyola, précité, au paragraphe 40; Trinity Western, précité, aux paragraphes 79-80 et 82).
La « protection » garantie par la Charte pourrait ne pas « entrer en jeu » si le demandeur n’est pas en mesure d’établir – au moyen des critères établis dans la jurisprudence – qu’il y a eu atteinte au droit en question (Ktunaxa Nation c. Colombie-Britannique, [2017] 2 R.C.S. 386, au paragraphe 75; Trinity Western University c. Barreau du Haut-Canada, [2018] 2 R.C.S. 453, au paragraphe 63).
Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qu’il faut appliquer pour évaluer si le décideur a bien effectué la mise en balance entre les garanties de la Charte et les objectifs législatifs (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, [2019] 4 R.C.S. 653, au paragraphe 57; Doré, précité, aux paragraphes 43 à 45). La décision sera jugée raisonnable si elle est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la Charte, compte tenu de la nature de la décision, du contexte législatif et des faits particuliers (Doré, précité, au paragraphe 58).
8. Les éléments de preuve justifiant l’application de l’article premier
Le fardeau de prouver qu’une restriction est justifiée en vertu de l’article premier incombe au gouvernement. Ce dernier doit être en mesure de présenter des éléments de preuve appropriés. Il doit donc procéder à une planification prudente et tenir des dossiers adéquats. Comme les fins recherchées par une restriction doivent correspondre aux buts visés à l’époque où elle a été mise en œuvre (voir discussion de la doctrine de « l’objet changeant » ci-dessus), les bases d’une justification par l’article premier doivent être jetées dès l’engagement du processus d’élaboration de la politique en cause. Bien que l’objet devrait normalement être évident à la simple lecture de la loi, parfois il est utile d’avoir également des éléments de preuve à l’appui. Cela signifie que la politique doit être soigneusement documentée et que cette documentation doit prendre une forme qui permette de la présenter en preuve à un tribunal. Cette documentation pourra également s’avérer utile à la Chambre lorsque viendra le moment de faire adopter la loi. En outre, la mesure législative devrait être l’objet d’un suivi permanent afin qu’on puisse veiller à ce que son objet demeure important et pour qu’il soit possible d’étoffer les éléments de preuve initiaux. Même s’il arrive que l’objectif réel et urgent de la loi et des dispositions attaquées puisse se déduire de la loi elle-même, il reste nécessaire de présenter des éléments de preuve à cette fin dans d’autres cas (Hislop, précité, au paragraphe 49; voir aussi Bryan, précité, aux paragraphes 32 à 34 (certains objectifs peuvent être acceptés dès qu’ils sont invoqués)).
De même, la collecte d’éléments de preuve en vue d’établir un lien rationnel et le caractère minimal de l’atteinte devrait débuter dès l’élaboration de la politique et se poursuivre tout au long de l’évolution de la disposition législative. À l’étape de l’analyse du lien rationnel, des « éléments de preuve » pourraient suffire, pourvu que la logique et la raison permettent d’établir qu’il existe un lien (Bryan, précité, au paragraphe 41). Tel qu’il est indiqué plus haut, afin de prouver que l’atteinte est minimale, il y a lieu de démontrer pourquoi une mesure moins attentatoire et tout aussi efficace n’a pas été choisie (Thomson Newspapers, précité, aux paragraphes 118 et 119; RJR MacDonald, précité, aux paragraphes 160 et 163; Charkaoui, précité, aux paragraphes 69, 76 et 86). Enfin, les diverses preuves relatives à la proportionnalité exigeront également un suivi continu, afin qu’il soit possible de déterminer quels sont les effets préjudiciables et les effets salutaires de la disposition législative.
Il est important que les éléments de preuve se trouvent sous une forme qui permet de les rendre publics. Ils ne devraient pas être enfouis dans des documents confidentiels du Cabinet, comme les mémoires au Cabinet.
Les documents et textes énumérés ci-après peuvent s’avérer utiles pour présenter des arguments fondés sur l’article premier :
- le Hansard (R. c. K.R.J., précité; R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463; voir British Columbia Teachers’ Federation c. Attorney General of British Columbia, 2008 BCSC 1699, aux paragraphes 42 à 64, où la cour passe en revue les règles de droit concernant l’utilisation de l’historique législatif dans les litiges fondés sur la Charte);
- préambules législatifs (Lucas, précité);
- les rapports de comités parlementaires, de commissions d’enquête ou de commissions de réforme du droit (Keegstra, précité; M. c. H., précité; Harper, précité);
- discours des ministres (Irwin Toy, précité);
- dans le cas de règlements, le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui est publié dans la Gazette du Canada (Remarque : quoiqu’il ne fasse pas partie de l’analyse de l’article premier, dans RJR-MacDonald, précité, la Cour a indiqué qu’un Résumé de l’étude d’impact de la réglementation pouvait être utilisé pour établir l’intention du gouvernement d’édicter de textes législatifs);
- les études et statistiques tirées des sciences sociales (R. c. K.R.J., précité);
- les témoignages (fonctionnaires, experts, historiens) (Bryan, précité; Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., précité);
- les sondages d’opinion (Bryan, précité);
- les traités, les conventions et coutumes en droit international (Slaight Communications, précité; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Keegstra, précité; Butler, précité);
- recherche inductive, dans la mesure du possible (Association de la police montée de l’Ontario, précité, aux paragraphes 144 et 147).
Le contenu est à jour jusqu'au 2022-07-31.
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