La prostitution chez les jeunes – incidence de la violence familiale : analyse documentaire
5. Conclusions
Au Canada, la prostitution chez les jeunes a suscité bien des préoccupations et des débats au sujet de la signification du commerce du sexe chez les jeunes et de la meilleure façon d’y mettre fin. Le Comité Badgley (1984), le Comité Fraser (1985) et le Groupe de travail FPT (1998) ont fait de nombreuses constatations et tiré maintes conclusions sur le commerce du sexe chez les jeunes. En outre, les autorités municipales et provinciales du Canada ont créé de nombreux rapports, comités, groupes de travail, programmes et initiatives sur la prostitution chez les jeunes. Par ailleurs, les ouvrages en sciences sociales examinent divers débats et questions à ce propos. La présente analyse documentaire a révélé bon nombre des enjeux fondamentaux relatifs aux conséquences de la prostitution chez les jeunes et a soulevé d’importantes questions sur la façon dont nous comprenons le commerce du sexe chez les jeunes et les moyens pris pour y faire face.
En règle générale, les recherches ont mis en lumière le fait que la majorité des prostitués commencent à se livrer au commerce du sexe lorsqu’ils sont jeunes (la plupart avant lâge de 18 ans, et bon nombre avant d’avoir 16 ans) et que la majeure partie des prostitués, une fois dans la rue, subissent de la violence aux mains de leurs clients et souteneurs. Une analyse d’ensemble des documents permet de souligner bon nombre des questions fondamentales qui sous-tendent les effets de la prostitution chez les jeunes. Deux thèmes ressortent des ouvrages : 1) il s’est produit un changement de perspective, de sorte qu’au lieu de considérer les jeunes qui se livrent à de la prostitution comme des criminels, on les voit comme des victimes ayant besoin de protection; cette transformation a donné lieu à la prise de sanctions contre les hommes qui achètent les services sexuels d’adolescents; 2) les chercheurs en sciences sociales ne s’entendent pas parfaitement sur les facteurs qui amènent un jeune à se prostituer, mais il est possible de cerner un processus général d’entrée dans le monde de la prostitution.
Les travaux de recherche sur l’historique et l’élaboration de la législation montrent que les prostituées ont été assujetties à des lois discriminatoires et d’application inégale, quel que soit leur âge. Par rapport aux prostituées, les hommes ayant recours à leurs services et les proxénètes ont bénéficié d’une immunité relative aux yeux de la loi. Malgré les dispositions discriminatoires sur la prostitution adoptées et appliquées par le passé, il y a des signes de changement. Depuis les années 1990, les discussions et les efforts visant à éliminer la prostitution chez les jeunes ont commencé à porter sur les proxénètes. Les jeunes prostitués ne sont plus accusés d’infractions à l’article 213 (dispositions sur le racolage) aussi souvent que dans le passé. Par ailleurs, les fournisseurs de services et les membres de la collectivité dans plusieurs provinces et territoires canadiens ont remis en question l’immunité dont jouissaient les hommes qui achetaient les services sexuels des jeunes et ont exercé des pressions en faveur de la protection des jeunes qui se livrent au commerce du sexe. En outre, le gouvernement fédéral a modifié le paragraphe 212(4) du Code criminel (interdisant le fait d’acheter ou de tenter d’acheter les services sexuels d’une personne de moins de 18 ans), ce qui rend plus facile l’arrestation des hommes qui obtiennent ou tentent d’obtenir ces services d’un mineur.
L’examen des divers rapports et recommandations émanant du fédéral et des autorités provinciales et municipales permet de conclure à une évolution dans la manière d’envisager la prostitution chez les jeunes; depuis le début des années 1990, on s’entend de plus en plus pour dire que les jeunes qui se prostituent sont victimes d’exploitation sexuelle ou de violence sexuelle plutôt que des délinquants. Dans bien des provinces et territoires, de nouvelles initiatives visent à protéger les jeunes qui se prostituent et sont exploités sexuellement; on a aussi cherché à modifier les lois provinciales sur le bien-être de lenfance en vue de (re)définir la prostitution chez les jeunes comme étant de la violence sexuelle à l’endroit des enfants. Ces efforts étaient destinés en partie à sanctionner les hommes qui se procurent les services sexuels d’adolescents.
On retrouve un débat dans les ouvrages en sciences sociales concernant le lien entre la violence physique et sexuelle subie pendant lenfance et le fait de se prostituer par la suite. À partir du Rapport Badgley (1984), on s’est posé plusieurs questions au sujet de la nature et de la présence des précurseurs de la prostitution chez les jeunes. Pour certains chercheurs, des données montrent que les prostitués ont subi plus de violence physique et sexuelle dans leur milieu familial lorsqu’ils étaient enfants que les non-prostitués. D’autres mettent en doute cependant le rapport entre la violence physique dans l’enfance et la prostitution.
Malgré les désaccords, il est possible de définir le processus général que suivent les jeunes qui commencent à se prostituer. 1) Il semble que de nombreux jeunes prostitués ont fait une fugue ou ont été « chassés »
à un jeune âge de leur domicile, qu’ils ont décrit comme un milieu intolérable, parce qu’ils étaient souvent victimes de violence physique, sexuelle ou psychologique. Beaucoup de jeunes prostitués masculins font une fugue pour échapper à la discrimination fondée sur leur orientation sexuelle. À cet égard, la violence familiale et le dysfonctionnement de la famille amènent certains jeunes à quitter leur foyer. 2) Après avoir pris la décision de faire une fugue, de nombreux jeunes prostitués sont attirés par le style de vie de la rue parce qu’ils veulent être autonomes et obtenir de l’argent. Toutefois, en raison de la pauvreté des jeunes de la rue (attribuable aux faibles niveaux de scolarité, à l’employabilité limitée, au chômage et aux services inadéquats) et de la demande constante (de la part des hommes) de services sexuels, la prostitution semble constituer une solution de rechange acceptable pour certains. Ce ne sont pas tous les jeunes prostitués qui ont été victimes de violence physique et sexuelle pendant leur enfance (par ailleurs, les jeunes victimes de violence sexuelle ne deviennent pas tous des prostitués). Toutefois, d’après les données, il y a un lien étroit entre la violence physique et sexuelle subie pendant l’enfance, la fugue, la pauvreté et le fait de se prostituer par la suite.
Soulignons en dernier lieu que plusieurs questions ont touché aux facteurs discursifs et conceptuels qui déterminent comment nous interprétons la prostitution chez les jeunes et comment nous y réagissons. Tout dabord, l’analyse des précurseurs de la prostitution chez les jeunes et les projets de lutte contre le commerce du sexe ne devraient pas laisser de côté les facteurs structurels plus vastes qui contribuent à ce phénomène, cest-à-dire la socialisation sexuelle des hommes, l’oppression des jeunes, les structures d’emploi chez les jeunes de même que les enjeux relatifs au genre, à la race et à la classe sociale. Ensuite, plusieurs chercheurs signalent que les tentatives destinées à « aider »
ou à « protéger »
les jeunes qui se prostituent peuvent être vues par ceux-ci comme une forme de contrôle. Gail Pheterson soutient que le contrôle se dissimule sous des termes comme « protection »
, « prévention »
, « réadaptation »
et « réinsertion sociale »
des « victimes »
, mais le message se résume toujours à l’interdiction de l’autodétermination. Voilà pourquoi il est nécessaire de mettre au point des réponses « réflexives et stratégiques »
pour traiter la prostitution chez les jeunes (voir Shaw et Butler, 1998).
5.1 Recommandations concernant les travaux de recherche futurs
Le manque de données qui ressort des ouvrages recensés donne plusieurs idées de travaux de recherche futurs. Premièrement, les études devraient évaluer les modifications législatives et les pratiques en matière d’application de la loi visant les proxénètes et les hommes qui achètent les services sexuels des jeunes, c’est-à-dire l’effet de l’application (ou de la non-application) des dispositions législatives sur la prostitution chez les jeunes. Deuxièmement, les auteurs font état des préoccupations de plus en plus vives que suscitent les hommes qui achètent les services sexuels des jeunes. Toutefois, il y a eu peu de recherche sur la demande (de la part des hommes) dans le commerce du sexe chez les jeunes; il faut donc poursuivre les recherches afin de comprendre pourquoi des hommes achètent les services sexuels de jeunes et de connaître l’efficacité des politiques actuelles utilisées pour confronter les clients masculins. Troisièmement, compte tenu des divergences d’opinions sur les précurseurs de la prostitution chez les jeunes, les chercheurs doivent continuer de se pencher sur les facteurs qui poussent un adolescent à se livrer au commerce du sexe, cest-à-dire les liens entre la violence familiale, la fugue et le début de la prostitution. Quatrièmement, les travaux de recherche présentent une lacune marquée du fait qu’ils intègrent rarement les points de vue des jeunes prostitués. Dans l’avenir, il faudrait interroger les jeunes prostitués sur le rôle, s’il y a lieu, que la loi et les services sociaux devraient jouer pour aborder le commerce du sexe chez les jeunes et leur demander s’ils croient avoir besoin d’une « protection »
; dans l’affirmative, demandons-leur aussi quelles mesures devraient être prises à leur avis. Enfin, dans le cadre des travaux de recherche concernant la prostitution chez les jeunes, il faudrait adopter une approche globale pour examiner le contexte social et politique général (cest-à-dire la socialisation sexuelle des hommes, l’oppression des jeunes et les structures d’emploi) qui donne lieu au commerce du sexe chez les jeunes. Il faut entreprendre des recherches sur le contexte social général afin d’élaborer des stratégies concernant les relations de pouvoir actuelles qui font de la prostitution une option viable pour certains jeunes.
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