Pratiques exemplaires dans les cas de violence familiale (perspective du droit pénal)
6. Procès
6.1 Tribunal intégré pour l’instruction des causes de violence familiale
En juin 2011, le tribunal intégré pour l’instruction des causes de violence familiale (le tribunal ICVF) a démarré ses activités à Toronto dans le but d’offrir une solution plus cohérente et globale aux familles ayant à transiger à la fois avec le système de justice pénale et le système de justice familiale. Le tribunal ICVF compte un seul juge qui entend les causes pénales et familiales (à l’exclusion des causes de divorce, de biens familiaux et de protection de l’enfance) concernant une même famille lorsque l’enjeu porte sur la violence familiale. Il vise à assurer la cohérence des ordonnances rendues en matière familiale et en matière pénale et à accélérer le déroulement des procédures judiciaires. Le tribunal est situé au 311, rue Jarvis, à Toronto et il siège deux fois par mois. À l’origine, la participation était volontaire et toutes les parties devaient donner leur consentement avant que les causes familiales et pénales soient transférées. Depuis le 16 mars 2012 cependant, toutes les affaires de violence familiale émanant du palais de justice de l’ancien hôtel de ville situé au centre‑ville de Toronto, dans lesquelles des procédures familiales ont également lieu, sont inscrites au rôle du tribunal ICVF[13].
La juge Waldman a expliqué dans les termes suivants pourquoi le tribunal intégré était nécessaire :
[Traduction] Il est largement reconnu que la violence familiale ou conjugale est un problème grave et complexe. Le fait qu’elle entraîne souvent une multitude de problèmes familiaux étroitement liés entre eux touchant la sécurité et la séparation de la famille complique la réponse du système de justice familiale et du système de justice pénale. Les procédures judiciaires sont rendues plus complexes également par le fait que les causes criminelles et familiales surviennent séparément. Les deux tribunaux agissent séparément et ne partagent pratiquement aucun renseignement; de plus, leur capacité de communiquer entre eux est très faible. Cela est particulièrement vrai à Toronto, où les tribunaux pénaux et les tribunaux de la famille sont situés dans des édifices différents, ont des juges différents et voient rarement les mêmes avocats plaider devant eux. Les tribunaux doivent compter sur les parties pour leur fournir l’information nécessaire. Le juge du tribunal de la famille n’a aucun moyen d’obtenir seul une copie de l’ordonnance de mise en liberté sous caution ou de probation afin de faire en sorte que les modalités de l’ordonnance de garde ou d’accès n’entrent pas en conflit avec les conditions de celles‑ci. Les causes familiales et de protection de l’enfance sont souvent ralenties par le système de justice pénale. Dans certains cas, les familles ne peuvent pas participer à des séances de counseling parce que les ordonnances de mise en liberté sous caution ou de probation sont assorties d’une interdiction de communiquer. Les parties hésitent parfois à aborder des questions importantes devant le tribunal de la famille en raison de l’effet que cela pourrait avoir sur leur témoignage lors du procès pénal (Waldman, 2010).
Le tribunal ICVF est inspiré de tribunaux semblables existant dans plusieurs États des États‑Unis, notamment New York, le Vermont et l’Idaho. Il peut présenter de nombreux avantages. Le concept « une famille un juge » fait en sorte que le juriste qui instruit la cause a un portrait plus complet de la situation familiale. Comme l’avocat de la défense Edward Prutschi l’explique :
[Traduction] On peut mieux évaluer et régler les allégations de violence familiale si l’on tient compte des facteurs de stress sous‑jacents (et souvent liés) qui sont présents dans bon nombre de procédures familiales. Il est possible de gagner beaucoup de temps et de réduire le nombre de comparutions et, du même coup, les frais juridiques des clients embourbés dans le système. Un système intégré élimine complètement le problème des ordonnances contradictoires causé par le fait que le tribunal de la famille ordonne l’accès et les contacts entre les parties, alors que le tribunal pénal qui a accordé la liberté sous caution les interdit (Prutschi, 2011).
Malgré les avantages évidents du tribunal ICVF, ses débuts ont été lents. Deux faits nouveaux pourraient accroître son utilisation. Premièrement, comme nous l’avons indiqué précédemment, les causes seront dorénavant automatiquement inscrites au rôle du tribunal ICVF. Deuxièmement, il ne sera plus nécessaire de se déplacer à l’ancien hôtel de ville pour le procès pénal. Celui‑ci aura lieu devant un juge du tribunal ICVF (mais non devant le juge qui a géré l’affaire jusqu’au procès).
La première de ces deux mesures devrait avoir pour effet d’augmenter le nombre d’affaires qui sont entendues par le tribunal ICVF. Le juge Bovard croit que certains avocats de la défense ne sont pas convaincus des avantages pratiques de ce tribunal et craignent que la preuve qui ne serait pas admissible en matière pénale [traduction] « s’infiltre » par la « partie familiale » du processus. À son avis, les avocats de la défense sous‑estiment l’importance que revêt, pour un accusé, le fait que sa famille ne soit pas touchée. Le juge Bovard espère que le tribunal ICVF permettra aux accusés de régler leurs affaires en matière pénale d’une manière qui protège leur famille (Bovard, 2012).
6.2 Questions liées à la preuve
L’une des difficultés auxquelles doivent souvent faire face les poursuivants dans les affaires de violence familiale est la fréquence avec laquelle les plaignants se rétractent ou ne veulent plus collaborer – cela n’est pas rare en raison du cycle de violence et de l’intimidation qui sont présents dans les relations marquées par la violence. Des problèmes peuvent aussi surgir au procès parce que le plaignant a tardé à porter plainte.
Certains outils en matière de preuve peuvent être utiles dans le cadre des poursuites relatives à des allégations de violence familiale.
6.2.1 Témoins réticents et témoins qui se rétractent
Vu la dynamique dans laquelle la violence familiale survient, il n’est pas rare qu’un plaignant soit réticent à témoigner ou revienne sur ses allégations. Le procureur de la Couronne devrait agir avec prudence dans ces cas : les déclarations du plaignant peuvent être exactes et sincères ou découler de l’intimidation et de la contrainte.
Grâce à des procédures améliorées de collecte des éléments de preuve, les poursuites peuvent se poursuivre malgré la rétractation du plaignant. Le Manuel des politiques de la Couronne de l’Ontario indique que les éléments de preuve suivants devraient être versés au dossier du ministère public lorsqu’ils sont disponibles et pertinents :
- enregistrements audio et vidéo et transcription des déclarations du plaignant;
- enregistrement et transcription des appels au 911;
- photos des blessures du plaignant;
- photos des dommages causés sur le lieu de l’incident;
- dossiers médicaux, renonciations pertinentes et avis sous le régime de la Loi sur la preuve au Canada;
- déclarations des témoins, dont les enfants et les voisins;
- preuve de faits similaires;
- déclarations de culpabilité et constats de police antérieurs;
- déclaration du délinquant;
- res gestae de la victime (Ministère du Procureur général (Ont.), 2002)
Les services d’aide aux victimes peuvent aider les plaignants à continuer de participer au processus judiciaire. Lorsqu’un témoin est réticent à témoigner, le procureur de la Couronne devrait essayer de savoir pourquoi et, s’il y a eu menaces ou interventions à l’égard d’un témoin, il devrait transmettre l’affaire à la police à des fins d’enquête et de protection.
Lorsqu’un plaignant ne se présente pas devant le tribunal après avoir reçu une assignation à témoigner, le procureur de la Couronne devrait déployer des efforts raisonnables pour savoir pourquoi. Le manuel des politiques de la Couronne de Terre‑Neuve semble indiquer que, selon l’information qu’il obtient relativement au défaut du plaignant, sa connaissance de la situation personnelle de celui‑ci et la gravité de l’infraction, le procureur de la Couronne devrait envisager les options suivantes :
- demander un ajournement si le témoignage du plaignant est indispensable et qu’il est peu probable qu’il omette à nouveau de se présenter devant le tribunal (p. ex. dans les cas où le plaignant est malade);
- aller de l’avant si l’infraction peut être établie par d’autres témoins;
- demander un mandat d’amener un témoin essentiel si le témoignage du plaignant est indispensable, qu’il est impossible de connaître les raisons pour lesquelles il ne s’est pas présenté devant le tribunal et que l’infraction est grave;
- mettre fin aux procédures si l’infraction est moins grave, que l’accusé n’est pas considéré comme étant dangereux et que son arrestation ne servirait qu’à en faire une victime (Department of Justice (Nfld.), 2007, p. 15‑8).
Cette liste d’options, qui n’est pas exhaustive, donne un aperçu des questions que le procureur de la Couronne doit examiner lorsqu’un plaignant ne se présente pas devant le tribunal.
Le procureur de la Couronne devrait aussi envisager la possibilité qu’un plaignant assiste au procès, mais qu’il refuse de témoigner ou que son témoignage ne soit pas celui qui était prévu. Dans ces cas, il pourrait :
- demander la permission de montrer au plaignant une déclaration qu’il a faite antérieurement à la police afin de lui rafraîchir la mémoire;
- demander la permission de contre‑interroger le plaignant au sujet d’une déclaration antérieure incompatible en vertu de l’art. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada;
- demander la permission de contre‑interroger le plaignant en tant que témoin opposé en vertu de l’art. 9(1) de la Loi sur la preuve au Canada;
- chercher à faire admettre la preuve d’une déclaration antérieure incompatible comme preuve de la véracité de son contenu, conformément à l’arrêt rendu par la Cour suprême dans R. c. B. (K.G.) (Department of Justice (Nfld.), 2007, p. 15‑9).
Selon les principes énoncés par la Cour suprême dans R. c. B. (K.G.), 1993 et dans des arrêts subséquents, la déclaration enregistrée sur bande vidéo faite par un plaignant à la police peut être admissible en preuve au procès sans qu’elle soit adoptée par le témoin, si sa nécessité et sa fiabilité sont démontrées selon la prépondérance des probabilités. Le fardeau de la preuve incombe à la partie qui veut produire la preuve.
La nécessité peut être établie lorsqu’un témoin revient sur l’une de ses déclarations antérieures. Le critère de la nécessité doit être appliqué avec souplesse. Il peut être rempli lorsqu’on ne peut attendre une preuve de même valeur du témoin qui se rétracte (R. c. B. (K.G.), 1993)
La fiabilité dépendra des faits suivants :
- la déclaration a été faite sous serment ou affirmation ou déclaration solennelle après une mise en garde expresse au témoin quant à l’existence de sanctions criminelles à l’égard d’une fausse déclaration;
- la déclaration a été enregistrée sur bande vidéo;
- la partie adverse a la possibilité voulue de contre‑interroger le témoin au sujet de la déclaration au procès.
Lorsque le témoin est disponible pour être contre‑interrogé, l’examen du seuil de fiabilité applicable en matière d’admissibilité « ne porte pas tant sur la question de savoir s’il y a un motif de croire que la déclaration est véridique que sur celle de savoir si le juge des faits sera en mesure d’apprécier rationnellement la preuve » (R. c. Khelawon, 2006, par. 76).
6.2.2 Preuve de conduite antérieure déshonorante
Une règle générale d’exclusion empêche le ministère public de produire une preuve de conduite déshonorante qui n’a rien à voir avec l’infraction reprochée. L’objet de cette règle a été expliqué par la Cour suprême du Canada dans R. c. Handy :
Il est évident que l’intimé a raison de plaider l’inadmissibilité de la preuve d’inconduite qui va au-delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation et qui ne fait que ternir sa réputation. Personne n’est accusé d’avoir une prédisposition ou propension « générale » au vol, à la violence ou à quoi que ce soit d’autre. En général, l’exclusion vise à interdire l’utilisation de la preuve de moralité en tant que preuve circonstancielle d’une conduite, c’est-à-dire pour inférer des « faits similaires » que l’accusé avait une propension ou une prédisposition à accomplir le type d’actes reprochés et qu’il est donc coupable de l’infraction. Le jury risque d’être embrouillé par la multiplicité des faits et d’accorder plus de poids qu’il est logiquement justifié de le faire au témoignage de l’ex‑épouse (« préjudice par raisonnement ») ou de déclarer l’accusé coupable en raison de sa mauvaise personnalité (« préjudice moral ») : Great Britain Law Commission, Consultation Paper No. 141, Evidence in Criminal Proceedings : Previous Misconduct of a Defendant (1996), § 7.2.
Même lorsque la preuve d’inconduite qui va au-delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation est pertinente au regard des faits en litige au procès et n’est pas une preuve de prédisposition ou de mauvaise moralité, il est nécessaire de déterminer si sa valeur probante est suffisante pour justifier son admission compte tenu de la possibilité très réelle qu’un préjudice soit causé si la preuve est admise (R. c. Handy, 2002, par. 31).
Malgré la règle générale d’exclusion, la preuve d’une conduite antérieure déshonorante ou de « mauvaise moralité » peut être admise dans les affaires où il est allégué que des actes de violence physique ou sexuelle ont été commis dans le cadre d’une relation.
Dans R. c. D.S.F., l’une des décisions sur la conduite antérieure déshonorante dans le contexte d’allégations de violence familiale qui font autorité, la Cour d’appel de l’Ontario a expliqué que [traduction] « les tribunaux ont souvent admis la preuve d’une conduite déshonorante afin de mieux comprendre la relation entre les parties et le contexte dans lequel la violence alléguée avait été commise » (R. c. D.S.F, 1999, par. 20).
Ce type de preuve peut être admis à un certain nombre de fins, notamment :
- compléter la description faite par plaignant de sa relation avec l’accusé;
- démontrer le motif ou l’animosité qui a amené l’accusé à commettre les infractions alléguées;
- renforcer la crédibilité du plaignant en fournissant une explication des raisons pour lesquelles il n’a pas rompu la relation et n’a pas signalé la violence plus tôt.
La règle de la preuve de faits similaires est une autre exception à la règle d’exclusion visant la preuve de mauvaise moralité. Cette règle permet la production d’une preuve démontrant que l’accusé a eu une conduite répréhensible n’ayant pas fait l’objet d’une accusation, lorsque, en raison de ses caractéristiques particulières, sa valeur probante l’emporte sur l’effet préjudiciable qui est généralement associé à la preuve de mauvaise moralité.
Dans R. c. Handy, la Cour suprême du Canada a expliqué les règles de droit applicables à la preuve de faits similaires et a expliqué à l’intention des juges de première instance comment déterminer, à l’aide d’un cadre fondé sur des principes, si une preuve de faits similaires doit être admise. L’appréciation du préjudice en fonction de la valeur probante se trouve au centre de ce cadre. Le ministère public a le fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que la valeur probante de la preuve de faits similaires l’emporte sur l’effet préjudiciable de celle‑ci. À cette fin, il doit d’abord définir une question en litige à l’égard de laquelle la preuve de faits similaires est pertinente.
Pour apprécier la valeur probante de la preuve que l’on veut produire, le juge du procès devrait tenir compte :
- de la proximité temporelle entre les actes similaires et la conduite reprochée;
- de la mesure dans laquelle les autres actes ressemblent dans leurs moindres détails à la conduite reprochée;
- de la fréquence des actes similaires;
- des circonstances entourant les actes similaires;
- de tout trait distinctif commun aux épisodes;
- de tout fait subséquent;
- de tout autre facteur susceptible d’étayer ou de réfuter l’unité sous-jacente des actes.
Même si les faits similaires sont probants, le juge du procès doit se garder d’admettre une preuve qui, tout bien considéré, est trop préjudiciable.
Lorsque la preuve de mauvaise moralité est admise – dans le cadre de l’exposé circonstancié afin d’établir le mobile de l’infraction reprochée ou à titre de preuve de faits similaires – l’avocat de la défense devrait veiller à ce que le juge du procès donne ses directives au jury d’une manière qui réduit les dangers inhérents à l’admission d’une preuve extrinsèque d’inconduite. Dans R. c. Arp, la Cour suprême du Canada a expliqué que le danger qu’un jury se livre au raisonnement interdit est « évité, d’une part, par l’application du critère d’admissibilité rigoureux, qui garantit que la preuve a une valeur probante suffisante pour écarter le risque d’un mauvais usage préjudiciable, et, d’autre part, par la mise en garde faite contre l’utilisation inappropriée de cette preuve » (R. c. Arp, 1998, par. 74).
Plus précisément, le juge devrait dire au jury qu’il ne doit pas utiliser la preuve de la conduite antérieure déshonorante pour conclure ou pour l’aider à conclure que l’accusé est le genre de personne qui, à cause de sa mauvaise moralité, est susceptible d’avoir commis l’infraction reprochée. Il devrait lui dire aussi que, s’il est convaincu que l’accusé a eu la conduite antérieure déshonorante, il ne doit pas le punir pour cette conduite en le déclarant coupable de l’infraction pour laquelle il est traduit en justice (R. c. D. (L.E.), 1989, p. 128).
6.2.3 Témoignages d’expert
Comprendre le contexte dans lequel des actes de violence contre le conjoint ou un enfant ont été commis et ont été signalés peut favoriser la tenue d’un procès équitable et le règlement approprié de l’affaire. Le procureur de la Couronne peut envisager de faire témoigner un expert du domaine de la violence familiale :
- si le juge des faits ne pourrait pas, sans ce témoignage, comprendre le délai qui s’est écoulé avant que les actes ou les autres incidents de violence ont été signalés;
- s’il pourrait être impossible, sans ce témoignage, d’apprécier le risque couru par le plaignant ou par sa famille;
- si un non‑expert ne serait pas en mesure de constater les répercussions de la violence sur le plaignant.
6.3 Délais
Les délais dans les instances pénales peuvent contrarier toutes les parties concernées et avoir un effet important à la fois sur la décision relative aux accusations criminelles et sur les procédures civiles qui se déroulent parallèlement.
6.3.1 « Préjudice » causé par les délais en matière pénale
L’article 11b) de la Charte garantit à tout inculpé le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Lorsque le tribunal estime que le délai qui s’est écoulé avant le procès est déraisonnable, il doit suspendre l’instance.
L’objet principal de l’art. 11b) est la protection des droits de l’accusé, en particulier le droit à la sécurité de la personne, le droit à la liberté et le droit à un procès équitable (R. c. Morin, 1992).
L’objet secondaire de l’art. 11b) est un intérêt sociétal. Les procès qui sont tenus rapidement ont la confiance du public. De plus, l’incapacité du système de justice à tenir les procès criminels rapidement et de façon équitable et efficace amène inévitablement la société à douter du système de justice et, en fin de compte, à mépriser les procédures judiciaires (R. c. Morin, 1992; R. c. Askov, 1990).
Les intérêts qui sont protégés par le droit à un procès dans un délai raisonnable sont la liberté, la sécurité de la personne, la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable. En ce qui concerne la liberté, la notion de procès dans un délai raisonnable vise à empêcher que la liberté de circulation soit limitée par des conditions de mise en liberté sous caution restrictives pendant une période inutilement longue. De même, la sécurité de la personne doit être protégée aussi jalousement que la liberté de la personne. La notion de sécurité de la personne englobe une protection contre un assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d’une accusation criminelle pendante. Ces vexations comprennent la stigmatisation de l’accusé, l’atteinte à la vie privée, la tension et l’angoisse résultant de facteurs comme les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les frais de justice et l’incertitude face à l’issue et face à la peine. Les accusés devraient avoir la possibilité de se défendre des accusations portées contre eux, de se disculper et de rétablir leur réputation le plus tôt possible (R. c. Morin, 1992; R. c. Askov, 1990).
La Cour suprême a statué que, pour décider si un délai est déraisonnable et justifie une réparation, les tribunaux doivent soupeser les facteurs suivants :
- la longueur du délai;
- la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul;
- les raisons du délai, notamment :
- les délais inhérents à la nature de l’affaire;
- les actes de l’accusé;
- les actes du ministère public;
- les limites des ressources institutionnelles;
- les autres raisons du délai;
- le préjudice subi par l’accusé.
La nature restrictive des conditions de la mise en liberté sous caution qui sont généralement imposées dans les cas de violence familiale et l’effet de ces conditions sur l’accusé et sur sa famille seront pris en compte pour évaluer le préjudice causé à l’accusé par le délai, comme le démontre l’affaire R. c. Campagnaro.
Étude de cas – R. c. Campagnaro, [2004] O.J. No. 1529 (C.J.)
Le 13 avril 2003, M. Campagnaro a été accusé d’avoir agressé sa femme et de lui avoir causé ainsi des lésions corporelles. Le juge du procès a conclu qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait pour que l’affaire se déroule rapidement, mais que le système n’était pas en mesure de faire en sorte que le procès ait lieu moins d’un an après l’incident.
Voici les faits tels qu’ils ont été décrits par la juge Pringle :
[Traduction] M. Campagnaro s’est livré à la police le matin de l’allégation, le 13 avril 2003. Après avoir passé deux jours en détention, il a été libéré avec le consentement du ministère public le 14 avril. Parmi les conditions qui lui ont été imposées, il y a celles que l’on retrouve souvent dans les affaires de violence familiale, notamment l’interdiction de communiquer avec la plaignante et de se rendre à la résidence familiale. Il a retenu les services de Me Metzler le 15 avril.
Mme Campagnaro a aussi retenu les services d’un avocat afin de faire savoir qu’elle souhaitait reprendre la vie commune et participer à des séances de counseling familiale avec son mari. Le demandeur continuait à subvenir aux besoins de la famille mais, en son absence, Mme Campagnaro devait s’occuper seule de ses quatre enfants âgés de 14, 12, 6 et 4 ans, ainsi que de son bambin de 2 ans dont le demandeur était le père. Après avoir étudié la demande de modification des conditions de la mise en liberté sous caution visant à permettre les communications entre les parties, le ministère public a refusé de consentir à la modification.
Le demandeur a été informé (à juste titre) par Me Metzler que le procès ne pourrait probablement pas avoir lieu avant plusieurs mois dans le district Metro North. Désespéré par la perspective de ne pas voir sa femme pendant cette période et craignant que sa relation avec son épouse et avec sa famille se rompe entre temps, le demandeur a obtenu un prêt bancaire afin de présenter une demande de modification des conditions de sa mise en liberté sous caution à la Cour supérieure. Cette demande a été accueillie et, le 20 mai 2003, ses conditions ont été modifiées afin de lui permettre de reprendre la vie commune avec sa femme et de continuer à participer à des séances de counseling avec elle.
Le 2 juillet 2003, le procès a été fixé au mois d’avril suivant. Aucune date plus rapprochée n’était disponible. Tout en reconnaissant que l’affaire était [traduction] « près de la limite de ce qui est constitutionnellement acceptable » quant au délai, le juge du procès a conclu qu’il fallait ordonner l’arrêt des procédures à cause du grave préjudice subi par M. Campagnaro.
La juge Pringle a décrit le préjudice dans les termes suivants :
[Traduction] Par suite du dépôt de l’accusation, le demandeur a dû quitter la résidence familiale et cesser tout contact avec la plaignante. Je ne conteste pas le caractère raisonnable de ces conditions, ni même la décision du ministère public de ne pas consentir à une modification des conditions de la mise en liberté sous caution. Il est évident cependant que même des conditions raisonnables peuvent créer des difficultés. En l’espèce, la sévérité des conditions a naturellement amené le demandeur à se demander pendant combien de temps il devrait se conformer à ces conditions avant d’avoir son procès. Malheureusement, le procès ne pouvait pas avoir lieu avant plusieurs mois, ce qui a incité le demandeur à présenter une demande de révision à la Cour supérieure afin que ses conditions de mise en liberté sous caution soient modifiées. Vu la situation particulière du demandeur, cette demande lui a causé des difficultés financières, mais elle était nécessaire afin qu’il puisse aider sa famille et se réconcilier avec sa femme. Il est juste de dire que le préjudice causé par les conditions restrictives dont était assortie la mise en liberté sous caution et qui avaient pour effet de séparer le demandeur de sa famille a été atténué par la décision du tribunal d’accueillir la demande de modification. Il est toutefois inacceptable que le procès ait lieu à une date si éloignée que la vie de famille du demandeur et sa relation avec son épouse et ses enfants soient compromises. Un délai d’un an est long lorsque l’accusation touche le cœur même de la vie de famille. Le demandeur a déposé un affidavit dans lequel il a indiqué que sa femme, sa famille et lui‑même avaient l’impression de vivre sous un nuage noir depuis un an et d’être sous l’emprise d’une force à l’égard de laquelle ils étaient impuissants. Comme il fallait s’y attendre, l’attente a causé des problèmes additionnels aux conjoints et le demandeur et son épouse ont eu de la difficulté à aller de l’avant.
Lorsqu’elle a apprécié le caractère raisonnable du délai, la juge Pringle a mentionné que, dans les cas de violence familiale où le plaignant souhaite se réconcilier avec l’accusé, [traduction] « le plaignant et la société ont également un intérêt impérieux à ce que l’affaire soit réglée rapidement ».
[Traduction] L’éclatement de l’unité familiale, l’interdiction de communication dont est assortie la mise en liberté sous caution, le fait que la plaignante s’occupe dorénavant seule des enfants : toutes ces conditions ont un effet inévitable sur la famille. Bien que la situation ait été réglée dans un délai de six semaines en l’espèce, les perturbations causées à la vie familiale peuvent avoir des conséquences néfastes sur la société dans l’ensemble lorsque les procès pour violence familiale sont retardés.
En confirmant l’arrêt des procédures, la Cour d’appel a souligné que l’intérêt du public à ce qu’un procès ait lieu sur le fond existe autant à l’égard des allégations criminelles découlant de disputes familiales qu’à l’égard de toute autre allégation criminelle et qu’il ne faudrait pas considérer que la décision rendue dans Campagnaro établit un nouveau délai constitutionnel pour les affaires de violence familiale dans lesquelles les parties cherchent à se réconcilier. Les affaires de violence familiale doivent être considérées au cas par cas, comme toutes les autres affaires. La Cour d’appel a cependant indiqué que, [traduction] « lorsque le délai institutionnel est à la limite de ce qui peut être acceptable sur le plan constitutionnel, la question du préjudice doit être au cœur de l’analyse relative à l’art. 11b) ».
6.3.2 Délais et procédures de protection de l’enfance
Les délais dans les instances pénales suscitent de graves inquiétudes lorsque des procédures de protection de l’enfance sont en cours. Ces procédures doivent se dérouler rapidement, en particulier lorsque les enfants ont été pris en charge par l’organisme de protection de l’enfance et retirés de leur foyer pendant les procédures.
Aux termes de l’art. 54 de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille de l’Ontario, si le tribunal ne statue pas qu’un enfant a besoin de protection dans les trois mois qui suivent le dépôt d’une requête en protection, il fixe, pour entendre la requête, une date qui est la plus rapprochée et qui est compatible avec le juste règlement de la requête.
La LSEF prévoit également les périodes maximales pendant lesquelles un enfant peut recevoir des soins avant d’être remis à un membre de sa famille ou de la collectivité ou de devenir un pupille de l’État. Cette période est de 12 mois dans le cas des enfants de moins de six ans et de 24 mois dans les autres cas. Les procédures de protection de l’enfance se déroulent rapidement afin de respecter ces délais et parce qu’il est dans l’intérêt des enfants que l’affaire soit réglée. Comme Kate Kehoe l’explique, les délais dans les instances pénales peuvent avoir de graves répercussions en matière de protection de l’enfance :
[Traduction] Dans les affaires où l’accusé ne plaide pas coupable dès le début de l’instance pénale, les parents se sont réunis et l’accusé refuse de reconnaître l’incident, il existe une possibilité sérieuse que la procédure en matière familiale mène au retrait permanent de l’enfant de sa famille. Même des délais relativement courts en matière pénale peuvent mener à ce résultat, car, une fois que l’instance pénale est terminée, les parents doivent prendre des mesures, comme du counseling et des traitements pour les toxicomanies, pour assurer au tribunal que la violence ne se reproduira pas. Ces programmes peuvent durer des mois et les personnes qui suivent des traitements pour les toxicomanies ont souvent des rechutes (Kehoe, p. 6).
Les avocats représentant, dans le cadre de procédures de protection de l’enfance, des parents qui ont été aussi accusés d’une infraction criminelle soulignent l’importance de communiquer avec l’avocat de la défense. Tammy Law, anciennement avocate à la SAE qui exerce maintenant à titre individuel principalement dans le domaine de la protection de l’enfance, indique qu’une condamnation criminelle pour violence à l’endroit d’un enfant aura évidemment un effet négatif sur les procédures de protection de l’enfance parallèles. Mme Law laisse néanmoins entendre que, lorsqu’un accusé a décidé de plaider coupable, il devrait le faire sans délai afin de pouvoir prendre des mesures démontrant sa réadaptation, s’inscrire à des programmes ou à du counseling visant à prévenir d’autres incidents et établir un plan concernant le soin des enfants (Law, 2012).
Les délais en matière pénale peuvent aussi empêcher des parents de participer efficacement à l’enquête menée par l’organisme de protection de l’enfance et aux procédures de protection de l’enfance. Un parent accusé peut refuser de participer à une évaluation sur les aptitudes parentales, par exemple, afin de ne pas s’incriminer. Malheureusement, cette décision ralentira le déroulement des procédures de protection de l’enfance (voir l’étude de cas dans la section 4.2 ci‑dessus). Le juge est susceptible de tirer une conclusion défavorable du défaut de participer à l’évaluation. Au bout du compte, le refus de participer peut faire en sorte que les enfants demeurent placés et vivent séparés de leurs parents pendant plus longtemps que ce serait le cas autrement.
[13] Voir la directive de pratique.
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