Bijuridisme Canadien : Méthodologie et terminologie de l`harmonisation
IV. Techniques de rédaction applicables en contexte bijuridique
La rédaction des lois et règlements relève de la Direction des services législatifs du ministère de la Justice. Les dispositions législatives d'harmonisation s'inséreront soit dans le cadre d'un projet de loi général d'harmonisation, soit dans le contexte d'une loi nouvelle ou d'une loi en voie de modification.
Les techniques de rédaction suivies dans le projet de loi S-4 s'inspirent de la Politique d'application du Code civil du Québec à l'administration publique fédérale et du Rapport du comité sur le bijuridisme législatif, dont nous avons fait mention ci-haut.[23] Le comité sur le bijuridisme législatif est chargé de déceler les problèmes soulevés par l'application du bijuridisme législatif et de proposer des solutions à cet égard.
L'honorable juge Michel Bastarache a bien expliqué le défi que représente la rédaction législative bilingue et juridique, en s'exprimant ainsi :
[…] La législation fédérale doit être rédigée en français et en anglais et d'une manière qui soit compatible avec les deux systèmes juridiques. Il existe quatre langages juridiques au Canada et la législation fédérale doit non seulement être bilingue mais bijuridique. En fait, la législation fédérale doit s'adresser simultanément à quatre groupes de personnes différents :
- (1) les avocats de common law anglophones;
- (2) les avocats de common law francophones;
- (3) les civilistes québécois anglophones;
- (4) les civilistes québécois francophones.
Il est impératif que chacun de ces quatre auditoires puisse lire les lois et règlements fédéraux dans la langue officielle de son choix et puisse y retrouver une terminologie et une formulation qui soient respectueuses des concepts, des notions et des institutions propres à la tradition juridique dont il relève. Cela est plus facile à dire qu'à faire et les tribunaux ont un rôle à jouer pour faciliter l'atteinte de cet objectif.[24]
Le ministère de la Justice du Canada a saisi l'occasion que lui offrait l'entrée en vigueur, le 1er janvier 1994, du Code civil du Québec, lequel modifiait en profondeur le droit civil de la province de Québec, pour réviser sa conception de la coxistence des deux traditions de droit, le droit civil et la common law, dans les lois et les règlements fédéraux.
Comme l'explique la Politique d'application du Code civil du Québec à l'administration publique fédérale de 1993, l'on peut arriver à des libellés bijuridiques par des interventions à des degrés divers.
Les techniques décrites ci-après sont appliquées selon le contexte
et le cadre de la loi dans lequel s'insère la disposition législative,
compte tenu de l'ensemble du corpus législatif et des impératifs
si bien décrits par l'honorable juge Bastarache, de « s'adresser
simultanément à quatre groupes de personnes différents »
.
Terme commun (neutre, générique ou général)
Cette technique de rédaction consiste à employer un même terme pour le droit civil et la common law. Exemple : bail/lease ou encore prêt/loan.
Définition
La définition est une technique de rédaction législative courante qui, dans le cadre du bijuridisme législatif, consiste, par exemple, à donner à un terme une signification propre à la fois au droit civil et à la common law.
L'article 25 du projet de loi S-4 illustre bien ce genre de définition, qui nous évite, en l'occurence, de longues énumérations dans le corps du texte :
L'article 25 du projet de loi S-4 illustre bien ce genre de définition, qui nous évite, en l'occurrence, de longues énumérations dans le corps du texte :
« créancier garanti » Personne titulaire d'une hypothèque, d'un gage, d'une charge ou d'un privilège sur ou contre les biens du débiteur ou une partie de ses biens, à titre de garantie d'une dette échue ou à échoir, ou personne dont la réclamation est fondée sur un effet de commerce ou garantie par ce dernier, lequel effet de commerce est détenu comme garantie subsidiaire et dont le débiteur n'est responsable qu'indirectement ou secondairement. S'entend en outre :
- a) de la personne titulaire, selon le Code civil du Québec ou les autres lois de la province de Québec, d'un droit de rétention ou d'une priorité constitutive de droit réel sur ou contre les biens du débiteur ou une partie de ses biens;
- b) lorsque l'exercice de ses droits est assujetti aux règles prévues pour l'exercice des droits hypothécaires au livre sixième du Code civil du Québec intitulé Des priorités et des hypothèques :
- (i) de la personne qui vend un bien au débiteur, sous condition ou à tempérament,
- (ii) de la personne qui achète un bien au débiteur avec faculté de rachat en faveur de celui-ci,
- (iii) du fiduciaire d'une fiducie constituée par le débiteur afin de garantir l'exécution d'une obligation.
"secured creditor" means a person holding a mortgage, hypothec, pledge, charge or lien on or against the property of the debtor or any part of that property as security for a debt due or accruing due to the person from the debtor, or a person whose claim is based on, or secured by, a negotiable instrument held as collateral security and on which the debtor is only indirectly or secondarily liable, and includes
- (a) a person who has a right of retention or a prior claim constituting a real right, within the meaning of the Civil Code of Quebec or any other statute of the Province of Quebec, on or against the property of the debtor or any part of that property, or
- (b) any of
- (i) the vendor of any property sold to the debtor under a conditional or instalment sale,
- (ii) the purchaser of any property from the debtor subject to a right of redemption, or
- (iii) the trustee of a trust constituted by the debtor to secure the performance of an obligation, if the exercise of the person's rights is subject to the provisions of Book Six of the Civil Code of Quebec entitled Prior Claims and Hypothecs that deal with the exercise of hypothecary rights;
Doublet
Le doublet est une technique de rédaction qui consiste à rendre par des termes différents la règle de droit applicable à chaque système de droit. Le doublet peut être simple ou avec alinéas.
doublet simple
Le doublet simple consiste à présenter les termes ou notions propres à chaque système de droit, les uns à la suite des autres.
Exemple
le titre sur l'immeuble ou le bien réel est dévolu …
The title to the real property or immovable intended to be granted …
Il y a lieu de noter que, par analogie à l'approche suivie en matière de bilinguisme, où la préséance est accordée à la langue de la majorité de la population à laquelle se destine un texte bilingue, le terme de droit civil (immeuble) apparaît en premier suivi du terme de common law (bien réel) dans la version française. A contrario, le terme de common law (real property) apparaît en premier et est suivi par le terme de droit civil (immovable) dans la version anglaise.
doublet avec alinéas
Le doublet avec alinéas consiste à présenter les notions propres à chaque système de droit dans des alinéas différents. Connue également sous le nom de « clause écossaise »[25], cette technique est particulièrement utile quand il est nécessaire, pour éviter toute confusion, de bien délimiter l'application de la règle de droit au Québec et ailleurs au Canada.
Exemple :
« responsabilité »
- a) dans la province de Québec, la responsabilité civile extracontractuelle;
- b) dans les autres provinces, la responsabilité délictuelle.
"liability" means
- (a) in the Province of Quebec extracontractual civil liability, and
- (b) in any other province, liability in tort;
V. Exemples de problèmes d'harmonisation et solutions adoptées
Nous avons regroupé sous trois types les problèmes de rédaction décelés à la lecture des textes de loi, aux fins de l'harmonisation, soit unijuridisme, semi-bijuridisme et bijuridisme apparent.
Des exemples illustrant ces types de problèmes et les techniques de rédaction adoptées pour harmoniser les dispositions en question figurent ci-après. Les exemples de solutions sont tous tirés du projet de loi S-4, Loi d'harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil [26]. Ces propositions d'harmonisation sont le résultat d'un consensus qui s'est dégagé lors des consultations internes et externes menées par le ministère de la Justice, notamment auprès des ministères responsables des lois harmonisées, du ministère de la Justice du Québec, du Barreau du Québec, de la Chambre des notaires, de l'Association du Barreau canadien - section Québec - ainsi qu'auprès de membres du milieu universitaire et de la pratique privée.
1. Unijuridisme
L'unijuridisme est une situation qui survient lorsqu'une disposition législative est fondée sur une notion ou utilise une terminologie propre uniquement à un système de droit dans les versions anglaise et française.
Exemple : « dommages-intérêts spéciaux »/special damages, paragraphe 31(3) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif[27].
L'expression « dommages-intérêts spéciaux »
et l'équivalent anglais
special damages sont des expressions propres à la common law. En droit civil, on devrait parler de « pertes pécuniaires
antérieures au procès »/pre-trial pecuniary loss.
Pour régler le problème d'unijuridisme, on utilise ici la technique du doublet en délimitant de façon précise l'application de la règle de droit au Québec et ailleurs au Canada :
When an order referred to in subsection (2) includes an amount for, in the Province of Quebec, pre-trial pecuniary loss or, in any other province, special damages …
Si l'ordonnance de paiement accorde une somme, dans la province de Québec, à titre de perte pécuniaire antérieure au procès ou, dans les autres provinces, à titre de
dommages-intérêts spéciaux .
Voir projet de loi S-4, paragraphe 51(2).
2. Semi-bijuridisme
Le semi-bijuridisme est une situation qui survient, par exemple, lorsqu'une disposition législative est fondée sur des notions ou une terminologie propres uniquement au droit civil dans la version française et des notions ou une terminologie propres uniquement à la common law dans la version anglaise.
Exemple :
real property/« immeuble »
, article 20 de la Loi
sur les immeubles fédéraux[28].
Il s'agit ici d'un problème de semi-bijuridisme causé par l'utilisation de la terminologie propre au droit civil dans la version française uniquement (immeuble) et par l'utilisation de la terminologie propre à la common law dans la version anglaise uniquement (real property).
Pour résoudre ce problème, les termes « biens réels » sont insérés dans la version française afin de tenir compte de la common law d'expression française, et le mot immovable est ajouté à la version anglaise afin de tenir compte du droit civil d'expression anglaise. Ces modifications peuvent se faire par la technique du doublet simple comme suit :
A Crown grant that is issued to or in the name of a person who is deceased is not for that reason null or void, but the title to the real property or immovable intended to be granted …
La concession de l'État octroyée à une personne décédée ou à son nom n'est pas nulle de ce fait; toutefois, le titre sur l'immeuble ou le bien réel est dévolu .
Voir projet de loi S-4, article 22.
3. Bijuridisme apparent
Le bijuridisme apparent est une situation qui survient, par exemple, lorsqu'une disposition législative contient des termes de droit civil dont l'utilisation n'est pas appropriée dans un contexte donné pour l'une ou l'autre des raisons suivantes :
a) désuétude terminologique
Exemple : « délit civil », « délit » et « quasi-délit », article 2 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif[29].
Les termes « délit civil », « délit » et « quasi-délit » existaient auparavant en droit civil québécois. Basés sur l'existence d'une faute, ces concepts demeurent inchangés dans le nouveau Code civil du Québec, mais ils sont désormais identifiés par l'expression « responsabilité civile extracontractuelle ».
Grâce à la combinaison des techniques de la définition, des termes neutres « responsabilité »/liability et du doublet avec alinéas, on peut régler le problème de désuétude terminologique comme suit :
"liability" means
- (a) in the Province of Quebec, extracontractual civil liability, and
- (b) in any other province, liability in tort;
« responsabilité » :
- a) dans la province de Québec, la responsabilité civile extracontractuelle;
- b) dans les autres provinces, la responsabilité délictuelle.
b) terminologie inadéquate
Exemple :
surrender/« rétrocession »
, alinéa 16(1)d)
de la Loi sur les immeubles fédéraux[30]
Le terme « rétrocession » existe en droit civil, mais ne
reflète pas ici l'intention du législateur. Il s'agit dans le contexte
d'une terminologie inadéquate qui donne lieu à une disparité
de contenu. La « résiliation »
d'un bail est le concept
de droit civil visé ici, et « résignation »
est le terme
approprié en common law d'expression française.
Ce problème de bijuridisme apparent est réglé ici par la technique du doublet simple :
(d) authorize, on behalf of Her Majesty, a surrender or resiliation of any lease …
d) autoriser, au nom de Sa Majesté, soit la résiliation ou la résignation d'un bail .
c) incompatibilité avec un nouveau principe de droit civil
Exemple :
« privilège »
, article 20 de la Loi sur la production
de la défense[31].
Le terme « privilège »
pose un problème d'incompatibilité
avec un nouveau principe de droit civil car les « privilèges »
ont été supprimés et remplacés en partie par « des priorités
et des hypothèques »
dans le nouveau Code civil du Québec.
Tout en conservant le terme « privilège »
pour l'auditoire
de common law français, on doit ajouter « priorités »
/prior
claims pour l'auditoire de droit civil du Québec.
Par la technique du doublet, on crée une clause propre au droit civil, pour rendre la disposition compatible avec la nouvelle règle du Code civil du Québec :
… clear of all claims, liens, prior claims or rights of retention within the meaning of the Civil Code of Quebec or any other statute of the Province of Quebec, charges …
… libre de toute priorité ou droit de rétention selon le Code civil du Québec ou les autres lois de la province de Québec, ainsi que de tout privilège ou de toute réclamation, charge.
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