Projet de loi C-62 : Loi no 2 modifiant la Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir)

Projet de loi C-62 : Loi no 2 modifiant la Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir)

Déposé à la Chambre des communes le 8 février 2024

Note explicative

L’article 4.2 de la Loi sur le ministère de la Justice exige que le ministre de la Justice prépare un « Énoncé concernant la Charte » pour chaque projet de loi du gouvernement afin d’éclairer le débat public et parlementaire au sujet d’un projet de loi du gouvernement. L’une des plus importantes responsabilités du ministre de la Justice est d’examiner le projet de loi afin d’évaluer s’il est incompatible avec la Charte canadienne des droits et libertés (« la Charte »). Par le dépôt d’un Énoncé concernant la Charte, le ministre partage plusieurs des considérations principales ayant servi de base à l’examen visant à vérifier si un projet de loi est incompatible avec la Charte. L’Énoncé recense les droits et libertés garantis par la Charte susceptibles d’être touchés par un projet de loi et il explique brièvement la nature de ces répercussions, eu égard aux mesures proposées.

Un Énoncé concernant la Charte présente également les raisons pouvant justifier les restrictions qu’un projet de loi pourrait imposer aux droits et libertés garantis par la Charte. L’article premier de la Charte prévoit que ces droits et libertés peuvent être assujettis à des limites raisonnables, pourvu qu’elles soient prescrites par une règle de droit et que leurs justifications puissent se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Cela signifie que le Parlement peut adopter des lois qui limitent les droits et libertés garantis par la Charte. Il n’y aura violation de la Charte que si la justification de ces limites ne peut être démontrée dans le cadre d’une société libre et démocratique.

Un Énoncé concernant la Charte vise à fournir des informations juridiques au public et au Parlement se rapportant aux effets possibles d’un projet de loi sur les droits et libertés dans la mesure où ces effets ne sont ni négligeables ni trop théoriques. Il ne s’agit pas d’un exposé détaillé de toutes les considérations liées à la Charte envisageables. D’autres considérations constitutionnelles pourraient également être soulevées pendant l’examen parlementaire et la modification d’un projet de loi. Un Énoncé ne constitue pas un avis juridique sur la constitutionnalité d’un projet de loi.

Considérations relatives à la Charte

Le ministre de la Justice a examiné le projet de loi C-62, Loi modifiant la Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir), No. 2, afin d’évaluer s’il est incompatible avec la Charte, suite à l’obligation que lui impose l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice. Dans son examen, il a notamment pris en considération les objectifs et les caractéristiques du projet de loi.

Voici une analyse non exhaustive des façons dont le projet de loi C-62 pourrait faire intervenir les droits et libertés garantis par la Charte. Elle est présentée en vue d’aider à éclairer le débat public et parlementaire relativement au projet de loi.

Aperçu

À la suite de la décision de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Truchon c. Canada en 2019, les dispositions du Code criminel qui régissent l’admissibilité à l’aide médicale à mourir ont été modifiées pour permettre aux personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible de recevoir de l’aide médicale à mourir. Les modifications, introduites par l’ancien projet de loi C-7, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir), ont conservé l’interdiction de l’aide médicale à mourir pour les personnes dont la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué à l’appui de la demande. Au cours de l’étude du projet de loi par le Parlement, l’exclusion de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir dans ces circonstances a été assujettie à une disposition de temporisation. Selon la disposition de temporisation, l’exclusion serait abrogée deux ans après l’entrée en vigueur de l’ancien projet de loi C-7, soit le 17 mars 2023. Peu avant l’expiration de la disposition de temporisation, l’exclusion a été prolongée d’un an – jusqu’au 17 mars 2024 – par l’ancien projet de loi C-39, Loi modifiant la Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir). Le projet de loi C-62 prolongerait davantage l’exclusion et, s’il était adopté et entrait en vigueur avant le 17 mars 2024, il préserverait l’état actuel du droit pour une période de trois ans, jusqu’au 17 mars 2027. Si le projet de loi C-62 n’est pas adopté et n’est pas entré en vigueur au plus tard le 17 mars 2024, la disposition de temporisation expirera et les personnes dont la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué deviendront admissibles à l’aide médicale à mourir. Dès cette date, ces personnes seraient soumises aux critères d’admissibilité et garanties procédurales qui s’appliquent actuellement lorsque l’aide médicale à mourir est demandée par des personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible.

Le projet de loi C-62 crée deux situations juridiques différentes et séquentielles, chacune ayant le potentiel de toucher les droits garantis par la Charte. Le présent Énoncé concernant la Charte décrit les effets potentiels que le projet de loi C-62 peut avoir sur les droits garantis par la Charte, d’abord durant la période de prolongation et ensuite à l’expiration de la disposition de temporisation en 2027.

L’aide médicale à mourir met en jeu un certain nombre de valeurs sociétales et d’intérêts divergents. Le projet de loi C-62 vise à établir un équilibre entre ces intérêts et ces valeurs, qui sous-tendent également les dispositions existantes et qui incluent l’autonomie des personnes admissibles à l’aide médicale à mourir, la protection des personnes vulnérables contre toute incitation à mettre fin à leur vie et l’enjeu important de santé publique que constitue le suicide. En prolongeant de trois ans de plus l’interdiction de l’aide médicale à mourir pour les personnes dont la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué, le projet de loi C-62 cherche à garantir que l’aide médicale à mourir soit offerte en toute sécurité dans ces circonstances. Plus précisément, la prolongation permettra aux provinces et aux territoires, ainsi qu’à leurs partenaires, de préparer leurs systèmes de soins de santé. Ils pourraient notamment mettre en œuvre de solides directives réglementaires et créer des ressources supplémentaires pour les évaluateurs et les prestataires de l’aide médicale à mourir. De plus, cette prolongation donnera aux praticiens plus de temps pour profiter des formations et services de soutien qui seront offerts aux évaluateurs et prestateurs. Ceci favorisera la mise en œuvre des mesures de sauvegarde renforcées qui s’appliqueront aux demandes d’aide médicale à mourir pour les personnes dont la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué. Ceci est conforme aux recommandations faites par le Groupe d’experts sur l’aide médicale à mourir et la maladie mentale dans son rapport final, selon lesquelles il faudrait offrir des formations spécialisées aux évaluateurs et aux prestataires de l’aide médicale à mourir avant d’autoriser l’aide médicale à mourir lorsque le seul problème de santé invoqué à l’appui de la demande est une maladie mentale. Ceci est aussi conforme aux recommandations faites par le Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir dans son rapport final, selon lequel le système de soins de santé au Canada n’est pas prêt pour fournir l’aide médicale à mourir de manière sûre et appropriée dans les circonstances où la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué.

La Cour suprême du Canada a reconnu la difficulté pour le législateur de légiférer sur cette question et de soupeser et pondérer le point de vue des personnes qu’un régime permissif pourrait mettre en danger et le point de vue de celles qui demandant l’aide médicale à mourir. La Cour a indiqué qu’il faut accorder une grande déférence aux décisions prises par le législateur quant à la mise en balance des intérêts opposés. Autoriser l’aide médicale à mourir lorsque le seul problème invoqué est une maladie mentale constitue une question difficile à laquelle on peut répondre de différentes façons, en conformité avec la Charte.

Les considérations qui appuient la conformité avec la Charte dans les deux situations juridiques créées par le projet de loi C-62 – l’interdiction de l’aide médicale à mourir aux personnes atteintes d’une maladie mentale pendant la période de prorogation et l’admissibilité à l’aide médicale à mourir aux personnes atteintes d’une maladie mentale après l’expiration de la disposition de temporisation – sont énoncées ci-dessous.

Prolongation de l’interdiction de l’aide médicale à mourir aux personnes dont la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué

L’interdiction de l’aide médicale à mourir dans les cas où la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué pourrait avoir des effets sur les droits garantis par la Charte; ces effets sont indiqués dans l’Énoncé concernant la Charte de l’ancien projet de loi C-7 et l’Énoncé concernant la Charte du projet de loi C-39 et reproduits ci-dessous avec des modifications mineures pour refléter le contexte du projet de loi C-62

Vie, liberté et sécurité de la personne (article 7) et égalité (article 15)

L’article 7 garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et prévoit que le gouvernement ne peut porter atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Ces principes comprennent l’exigence que la mesure législative ne soit pas arbitraire et n’ait pas une portée excessive ou une incidence totalement disproportionnée par rapport à son objet. Une mesure législative est arbitraire lorsqu’elle a des répercussions sur les droits garantis par l’article 7 d’une façon qui n’a aucun lien rationnel avec l’objectif de la mesure. Une mesure législative a une portée excessive lorsqu’elle a des répercussions sur les droits garantis par l’article 7 d’une façon qui, bien que généralement rationnelle, va trop loin en visant un comportement qui n’a aucun lien avec l’objectif de la mesure. Une mesure législative est totalement disproportionnée lorsque ses répercussions sur les droits garantis par l’article 7 sont graves au point d’être « sans rapport aucun » avec l’objectif de la mesure.

Le paragraphe 15(1) de la Charte protège le droit à l’égalité. Il prévoit que la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur les déficiences mentales ou physiques.

Dans l’arrêt Carter c Canada (2015), la Cour suprême du Canada a statué que la réaction d’un adulte capable à des problèmes de santé graves et irrémédiables est primordiale pour sa dignité et son autonomie. Pour les personnes dans cette situation, auxquelles la loi permettrait de demander une sédation palliative, de refuser une alimentation et une hydratation artificielles ou de réclamer le retrait d’un équipement médical de maintien de la vie, une prohibition criminelle de l’aide médicale à mourir empiéterait sur leur liberté et la sécurité de leur personne. Cette prohibition privait en effet ces personnes de la possibilité de prendre des décisions relatives à leur intégrité corporelle, ce qui peut entraîner de graves souffrances.

Étant donné que le projet de loi C-62 interdirait temporairement l’aide médicale à mourir dans les circonstances où la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué, cette disposition est susceptible de mettre en jeu le droit à la liberté et à la sécurité de la personne. Ce paragraphe déclenche également l’application de l’article 15, car l’exclusion de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir s’appliquerait aux personnes qui souffrent d’une maladie mentale. Les considérations suivantes appuient la conformité du projet de loi C-62 avec la Charte.

L’exclusion en question est formulée en des termes restrictifs. Plus particulièrement, cette exclusion s’applique seulement dans les cas où la maladie mentale (qui relève principalement du domaine de la psychiatrie) constitue le seul fondement d’une demande d’aide médicale à mourir. L’exclusion ne repose pas sur l’hypothèse selon laquelle les personnes atteintes d’une maladie mentale ne sont pas capables de prendre des décisions. En outre, elle ne les rendrait pas inadmissibles à recevoir l’aide médicale à mourir si elles répondent aux critères d’admissibilité, par exemple si elles souffrent d’un autre problème médical admissible. Qui plus est, cette exclusion n’est pas fondée sur l’incapacité d’évaluer la gravité des souffrances que peut causer la maladie mentale. Elle est plutôt fondée sur les risques et les complexités que comporte la possibilité d’obtenir l’aide médicale à mourir dans des circonstances où la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué à l’appui d’une demande. Par exemple, il est particulièrement difficile d’évaluer la capacité décisionnelle des personnes dans ce contexte, car les symptômes de la maladie de la personne, ou ses expériences de vie, peuvent avoir un impact sur sa capacité à comprendre et à évaluer la décision qu’elle doit prendre. De plus, les sentiments de désespoir et le désir de mourir sont des symptômes courants de certaines maladies mentales, ce qui peut rendre difficile même pour des praticiens expérimentés de faire la distinction entre un désir de mourir pleinement autonome et bien réfléchi et un symptôme de la maladie d’une personne. De plus, l’évolution de la maladie mentale au fil du temps est souvent moins prévisible que celle de la maladie physique. Enfin, étant donné que la pratique de l’aide médicale à mourir est relativement nouvelle au Canada, le corpus de preuves et de recherches sur les pratiques actuelles et potentielles, y compris en ce qui concerne les maladies mentales, est encore en cours d’élaboration.

Élargissement de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir aux personnes souffrant de maladie mentale (à l’expiration de la disposition de temporisation)

Après l’expiration de la disposition de temporisation, autoriser l’aide médicale à mourir dans les circonstances où la maladie mentale est le seul problème de santé invoqué peut avoir des répercussions sur les droits garantis par la Charte; ces répercussions sont exposées dans l’Énoncé concernant la Charte sur le projet de loi C-39 et reproduites ci-dessous.

Vie, liberté et sécurité de la personne (article 7) et égalité (article 15)

Le droit à la vie entre en jeu lorsqu’une loi ou une mesure prise par l’État a directement ou indirectement pour effet de causer la mort à une personne ou de l’exposer à un risque accru de mort. L’élargissement de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir inclut l’expansion des exceptions aux prohibitions criminelles contre l’enlèvement intentionnel de la vie. Par conséquent, on pourrait porter atteinte au droit à la vie et à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 si des mesures de sauvegarde suffisantes ne sont pas incluses pour protéger les personnes vulnérables contre les abus et les erreurs. Étant donné que les exceptions étendues s’appliqueraient lorsque la personne qui demande l’aide médicale à mourir souffre d’une maladie mentale grave et incurable, le projet de loi pourrait mettre en jeu le droit à la même protection de la loi que garantit l’article 15, sans discrimination fondée sur la déficience mentale.

Les considérations suivantes appuient la conformité de cet aspect du projet de loi avec les articles 7 et 15 de la Charte. Selon le projet de loi, les personnes souffrant d’une maladie mentale grave et irrémédiable continueraient d’être admissibles à l’aide médicale à mourir seulement si elles ont fait une demande de manière volontaire, sans pressions extérieures. Elles devraient y consentir de manière éclairée après avoir été informées des autres moyens disponibles pour soulager leurs souffrances. Le projet de loi érigerait au titre d’infraction criminelle le fait d’administrer l’aide médicale à mourir lorsque l’une des exigences imposées n’est pas respectée – que ce soient les critères d’admissibilité ou les garanties procédurales.

Les mesures de sauvegarde renforcées qui s’appliquent lorsque l’aide médicale à mourir est demandée par une personne dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible comprennent une période d’évaluation plus longue (minimum de quatre-vingt-dix jours). Cette période a été prolongée pour veiller à ce que les intervenants disposent de suffisamment de temps pour évaluer tous les aspects pertinents du dossier de la personne, dont les traitements ou les services qui sont mis à sa disposition pour alléger ses souffrances. Les mesures de sauvegarde renforcées prévoient également qu’il est nécessaire de consulter un médecin ou un infirmier praticien qui possède une expertise concernant la condition à l’origine des souffrances de la personne. Cela permet de s’assurer que toutes les options de traitement ont été établies et examinées et que les autres critères d’admissibilité ont été respectés. Ces deux mesures de sauvegarde vont de pair avec les dispositions précisant les exigences du consentement éclairé dans ce contexte (alinéas 241.1(3.1)g) et h)). Ces dispositions exigent que la personne soit informée des services de soutien disponibles et qu’elle puisse consulter les professionnels qui fournissent ces services. Elles prévoient également qu’elle et les praticiens s’entendent pour dire qu’ils ont discuté ensemble des moyens raisonnables d’atténuer ses souffrances et qu’elle les a sérieusement envisagés.

De plus, les considérations suivantes appuient la conformité de cet aspect du projet de loi avec l’article 15 de la Charte. À l’instar des dispositions législatives actuelles, le projet de loi serait fondé sur la reconnaissance que chaque vie humaine a la même valeur intrinsèque. Selon les dispositions législatives élargies, l’admissibilité à l’aide médicale à mourir ne serait pas fondée sur des stéréotypes négatifs qui associent la maladie mentale à la perte de dignité ou de qualité de vie. Elle reconnaîtrait le fait que les maladies mentales puissent causer des souffrances équivalentes à celles causés par les maladies physiques, et respecterait l’autonomie de toutes les personnes évaluées comme atteintes d’une maladie mentale grave et incurable de choisir l’aide médicale à mourir en réaction à des souffrances intolérables qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elles jugent acceptables.