Réponse du système de justice pénale à la non-divulgation de la séropositivité

Partie C : Le droit pénal et la non-divulgation du VIH

Le présent rapport porte sur la réponse du système de droit pénal dans les affaires de non-divulgation de la séropositivité. D’autres affaires liées au VIH, notamment des cas d’activités sexuelles forcées où la transmission du VIH ou l’exposition au VIH constitue un facteur aggravant aux fins de la détermination de la peine, de même que des cas où le fait de cracher, de piquer avec une aiguille ou d’autres types d’agressions sont aggravés par la transmission ou le risque de transmission du VIH ont aussi été examinées. Toutefois, ces types de cas soulèvent des questions différentes sur le plan du droit et des politiques, puisque le comportement déclencheur (par ex., activité sexuelle forcée, cracher, piquer avec une aiguille, etc.) constitue en soi une agression ou voie de fait.

Dans les cas de non-divulgation de la séropositivité, le droit criminel s’applique lorsqu’une personne, sachant qu’elle est séropositive et infectieuse, transmet le VIH, ou expose une personne à une possibilité réaliste de transmission du VIH, sans avoir donné à son partenaire sexuel la possibilité de décider d’assumer ce risque. Au Canada, selon les faits en question, un éventail d’infractions prévues au Code criminel ont été appliquées dans les affaires de non-divulgation de la séropositivité, notamment le fait de causer des lésions corporelles par négligence criminelle (article 221) et l’infraction de nuisance publique (article 180)Note de bas de page 35. Les tribunaux ont également conclu que le consentement du plaignant à l’activité sexuelle peut être vicié en raison de fraude si l’accusé a fait une fausse déclaration ou a omis de divulguer sa séropositivité. Dans de telles circonstances, des infractions de voies de fait (articles 266 à 268) ou d’agression sexuelle (articles 271 à 273) ont été appliquées; la plupart des cas de non-divulgation de la séropositivité ont donné lieu à des accusations de voie de fait grave ou d’agression sexuelle grave, compte tenu des graves conséquences sur la santé que présente le VIH/sida. Ces infractions peuvent aussi s’appliquer dans des cas visant d’autres infections transmissibles sexuellement (ITS); cependant, la plupart des cas d’ITS portés à l’attention des responsables de l’application de loi concernent le VIH. Le Code criminel ne prévoit pas d’infraction relative au VIH ou à toute autre maladies infectieuses.

La Cour suprême du Canada (CSC) a examiné à quatre reprises la question de la non-divulgation de la séropositivité : c.-à-d. en 1998 (Cuerrier), en 2003 (Williams) et en 2012 (Mabior et D.C., des jugements complémentaires qui ont été rendus en même temps). L’arrêt Cuerrier établit le critère visant à déterminer les circonstances dans lesquelles la fraude vicie le consentement pour l’application des infractions de voies de fait et d’agression sexuelle dans les cas de non-divulgation de la séropositivité. L’arrêt Mabior peaufine ce critère et l’arrêt Williams établit les circonstances dans lesquelles une personne peut être déclarée coupable de tentative de voies de fait graves ou d’agression sexuelle grave dans les cas de non-divulgation de la séropositivité. Les arrêts Cuerrier et Mabior examinent également d’importantes considérations en matière de politiques qui donnent des indications sur la portée du droit dans ce contexte telle qu’envisagée par la CSC.

La présente partie porte sur le droit régissant les circonstances dans lesquelles la fraude vicie le consentement à une activité sexuelle dans les cas de non-divulgation de la séropositivité selon la jurisprudence pertinente de la CSC et la jurisprudence ayant interprété Mabior. Elle comporte aussi un examen des considérations en matière de politiques dont la CSC a tenu compte dans l’élaboration du droit dans ce contexte, ainsi qu’une analyse à la fois quantitative et qualitative de la jurisprudence publiée sur la non-divulgation de la séropositivité à partir de 1998, lorsque l’arrêt Cuerrier de la CSC a été rendu, jusqu’en avril 2017.

1. Fraude viciant le consentement dans les cas de non-divulgation de la séropositivité

L’arrêt Mabior de la CSC établit que les personnes vivant avec le VIH ont l’obligation de révéler leur séropositivité avant d’entreprendre une activité sexuelle lorsqu’il existe une « possibilité réaliste de transmission ». Ce critère juridique détermine dans quelles circonstances la non-divulgation de la séropositivité ou une fausse déclaration quant à la séropositivité (c.-à-d. une fraude) vicie le consentement à l’activité sexuelle. Autrement dit, le critère juridique détermine dans quelles circonstances le droit ne reconnaît pas le consentement de la personne séronégative à une activité sexuelle avec une personne vivant avec le VIH n’ayant pas divulgué sa séropositivité. La CSC a également conclu que les futures avancées thérapeutiques devraient être prises en considération dans l’application de ce critère. Bien que les tribunaux soient parvenus à des conclusions différentes quant aux circonstances dans lesquelles il peut être satisfait à ce critère depuis l’arrêt Mabior, la science médicale la plus récente sur la transmission du VIH, résumée dans la Partie B du présent rapport, est pertinente quant à cette détermination. Ces considérations sont notamment examinées ci-après.

Le droit pénal impose une obligation de révéler sa séropositivité avant d’entreprendre une activité sexuelle lorsqu’il existe une « possibilité réaliste de transmission » du VIH

Dans les arrêts Cuerrier (1998) et Mabior (2012), la CSC a établi que le consentement à une activité sexuelle est vicié par la fraude en vertu de l’alinéa 265(3)c)Note de bas de page 36 du Code criminel pour l’application des infractions de voies de fait et d’agression sexuelle dans les circonstances suivantes :

Lorsque la transmission du VIH se produit dans de telles circonstances, l’existence de lésions corporelles graves est établieNote de bas de page 38 et le consentement à l’activité sexuelle ayant donné lieu à la transmission est vicié.

Lorsqu’il n’y a pas eu transmission du VIH dans de telles circonstances, le risque important de lésions corporelles est établi par une « possibilité réaliste de transmission » du VIHNote de bas de page 39. Si une possibilité réaliste de transmission est établie, le consentement à l’activité sexuelle ayant donné lieu à l’exposition au risque est vicié.

L’accusé doit savoir à la fois qu’il est séropositif et qu’il risque de transmettre le VIH à d’autres. La preuve que l’accusé a été conseillé par un médecin au sujet de ce risque est habituellement suffisante pour établir sa connaissance de l’infectiosité.

Le droit établit donc clairement que, pour se soustraire à la responsabilité pénale, une personne atteinte du VIH est tenue de révéler sa séropositivité avant de se livrer à une activité sexuelle qui présente une possibilité réaliste de transmission du VIH.

La « possibilité réaliste de transmission » est écartée lorsque la charge virale de l’accusé est faible et que le condom est utilisé

Sur le fondement de la preuve médicale qui lui avait été présentée en 2012 dans Mabior, la CSC a conclu qu’une possibilité réaliste de transmission est écartée par la preuve que l’accusé avait une charge virale faible ou indétectable au moment de l’activité sexuelle en question et qu’il y avait eu utilisation d’un condom, ce qui est une question de faits. Suivant cette conclusion, la Cour a aussi conclu que la preuve de non-divulgation de la séropositivité et de non-utilisation d’un condom établit prima facie la preuve à charge du procureur. L’accusé peut ensuite avoir « l’obligation tactiqueNote de bas de page 40 » de soulever un doute raisonnable quant à la question de savoir s’il a été satisfait au critère relatif à la possibilité réaliste de transmission, par ex., en faisant témoigner des experts quant au degré de risque posé par l’activité sexuelle en question.

La CSC a aussi explicitement reconnu que les avancées thérapeutiques pourraient restreindre les circonstances dans lesquelles il existe une obligation de révéler la séropositivité. L’énoncé général selon lequel une charge virale faible combinée à l’utilisation d’un condom ne déclenche pas l’obligation de divulguer son statut n’empêche pas la common law de s’adapter aux futures avancées thérapeutiques et aux circonstances où des facteurs de risque différents de ceux examinés par la CSC sont en causeNote de bas de page 41.

Les tribunaux arrivent à des conclusions différentes quant à la preuve d’une possibilité réaliste de transmission

Dans l’arrêt Felix qu’elle a rendu en 2013, la Cour d’appel de l’Ontario a maintenu la déclaration de culpabilité prononcée contre l’accusé relativement à une agression sexuelle grave dans un cas d’exposition au VIH dans des circonstances où l’accusé n’avait pas utilisé de condom et où il n’y avait pas eu présentation d’une preuve du risque de transmission ou de la charge virale. La Cour a statué que la charge virale exacte de l’accusé et le degré de risque posé par la charge virale n’étaient pas pertinents dans les circonstances, puisque la preuve de relations sexuelles non protégées et de l’omission de révéler la séropositivité avait été faiteNote de bas de page 42. Dans la décision Murphy qu’elle a rendue en 2013, la Cour supérieure de justice de l’Ontario, appliquant l’arrêt Felix, a déclaré une accusée coupable d’agression sexuelle grave, dans un cas d’exposition au VIH, dans des circonstances où l’accusée s’était livrée à un acte sexuel non protégé et où la preuve médicale présentée au procès indiquait que la charge virale était extrêmement faible, c.-à-d. moins de 50 copies par ml de sang, étant donné que celle-ci prenait des médicaments antirétroviraux depuis les dix dernières annéesNote de bas de page 43. Dans ces circonstances, le tribunal a conclu qu’il avait été satisfait au critère relatif à la possibilité réaliste de transmission parce la relation sexuelle non protégée et l’omission de révéler la séropositivité avaient été établies.

Par contre, en Nouvelle-Écosse, des tribunaux ont conclu qu’il n’avait pas été satisfait au critère relatif à la possibilité réaliste de transmission dans des cas impliquant des relations sexuelles non protégées et une faible charge virale. Par exemple, dans la décision JTC qu’elle a rendue en 2013, la Cour provinciale de la Nouvelle-Écosse a acquitté un accusé dans une affaire d’exposition au VIH lors de relations sexuelles vaginales non protégées; l’accusé avait alors une charge virale de moins de 500 copies par ml de sang. L’expert qui a témoigné au procès a indiqué qu’il existait un très faible risque de transmission dans ces circonstances, ce qui a permis d’écarter la possibilité réaliste de transmissionNote de bas de page 44. Le tribunal a statué que la conclusion de fait de la CSC à l’égard d’une charge virale faible combinée à l’utilisation d’un condom n’empêche pas les tribunaux d’examiner une preuve d’expert indiquant l’existence de faibles risques de transmission du VIH dans d’autres circonstances, y compris dans des cas de relations sexuelles non protégées. Dans la décision Thompson qu’elle a rendue en 2016, la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse est arrivée à une conclusion similaire, citant JTC à l’appuiNote de bas de page 45. Dans cette affaire, même si la Cour a conclu que la possibilité réaliste de transmission se trouvait écartée par la preuve d’expert indiquant un risque très faible de transmission dans un cas d’exposition au VIH, l’accusé a été déclaré coupable d’agression sexuelle causant des lésions corporelles (article 272). De l’avis du tribunal, les dommages psychologiques subis par les plaignantes étaient suffisants pour vicier leur consentement. Cette affaire a été portée en appelNote de bas de page 46.

Depuis la fin de l’examen de la jurisprudence en avril 2017 pour les fins du présent rapport, une nouvelle décision sur la non-divulgation de la séropositivitéNote de bas de page 47 a été publiée, c.-à-d. la décision C.B, rendue en août 2017 par la Cour de justice de l’Ontario; cette dernière arrive à la même conclusion que la décision rendue en Nouvelle-Écosse, dont il est fait état ci-dessus. Dans ce cas d’exposition au VIH (relations sexuelles non protégées et existence d’une charge virale très faible, c.-à-d. moins de 60 copies par ml de sangNote de bas de page 48), la Cour de justice de l’Ontario a acquitté l’accusé de l’infraction d’agression sexuelle grave. Citant les arrêts Mabior de la CSC et Felix de la Cour d’appel de l’Ontario, la Cour a statué que la preuve de la faible charge virale et de l’utilisation d’un condom ne constitue pas la seule façon d’écarter le critère relatif à la possibilité réaliste de transmission. La Cour a conclu que la preuve médicale présentée dans cette affaire, selon laquelle il existait un très faible risque de transmission du VIH, permettait de soulever un doute raisonnableNote de bas de page 49.

Absence de consensus sur les infractions susceptibles de s’appliquer dans les cas de non-divulgation de la séropositivité

Même si un éventail d’infractions ont été appliquées dans les cas de non-divulgation de la séropositivité, y compris dans les affaires tranchées par la CSCNote de bas de page 50, celle-ci a indiqué, en obiter, dans l’arrêt Mabior (2012) que l’agression sexuelle grave est l’« infraction applicable » dans les cas de non-divulgation de la séropositivité parce que le VIH met la vie en dangerNote de bas de page 51. Certains ont interprété cette déclaration comme une directive d’appliquer l’infraction d’agression sexuelle grave dans tous les cas de non-divulgation de la séropositivité; d’autres sont d’avis que cette déclaration ne visait pas à entraver le pouvoir discrétionnaire des poursuivants quant à l’accusation à porter ou à l’infraction devant être poursuivieNote de bas de page 52.

2. Considérations de politique publique dans la jurisprudence de la CSC

Dans les arrêts Cuerrier (1998) et Mabior (2012), la CSC a examiné la common law en matière de fraude viciant le consentement, l’historique législatif de la disposition prévoyant que la fraude peut vicier le consentement, ainsi que le rôle de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) dans l’interprétation de cette disposition, y compris de nombreuses questions de politique publique. Ces considérations fournissent une indication du type de cas de non-divulgation de la séropositivité qui, d’après la CSC, établissent un niveau de culpabilité suffisant pour justifier l’application du droit pénal et des conséquences en découlant. Les observations de la CSC à cet égard illustrent les intérêts complexes et parfois opposés que la Cour tente de mettre en équilibre. Par exemple, la Cour fait état des éléments suivants :

3. Analyse quantitative des décisions publiées sur les cas de non-divulgation de la séropositivité (1998 à avril 2017)

L’ensemble des décisions liées au VIH publiées au Canada entre 1998 et avril 2017, y compris les cas de non-divulgation de la séropositivité, ont été examinées en vue d’illustrer les types de cas liés au VIH portés à l’attention des responsables de l’application de la loi, la façon dont les cas de non-divulgation se présentent dans ce contexte, ainsi que la nature des cas de non-divulgation de la séropositivité en général. Ces renseignements sont présentés ci-après :

Lorsque décrits par le tribunal, les actes sexuels en question incluaient des contacts sexuels vaginaux, anaux et oraux.

Des renseignements sur la peine infligée étaient disponibles dans 43 cas. Dans quatre cas, une peine d’emprisonnement n’a pas été imposée (une absolution inconditionnelle et trois emprisonnements avec sursis). Dans les autres 39 cas, les peines d’emprisonnement étaient les suivantes :

4. Analyse qualitative des décisions publiées sur les cas de non-divulgation de la séropositivité (de 1998 à 2017)

Une analyse qualitative des décisions publiées impliquant la non-divulgation de la séropositivité depuis l’arrêt Cuerrier rendu en 1998 par la CSC (59 cas) illustre un vaste éventail de conduite répréhensible. Par exemple, selon la jurisprudence, voici certains des facteurs qui indiquent un niveau plus élevé de culpabilité :

Parmi les facteurs indiquant un niveau moindre de culpabilité, on note :

En général, les affaires comportant un niveau élevé de culpabilité ont tendance à cibler un comportement ayant pour effet de placer de nombreux plaignant(e)s souvent vulnérables dans des situations à haut risque, indiquant ainsi une intention de transmettre le VIH. Ces affaires témoignent souvent d’une indifférence complète pour les interventions en santé publique et le bien-être des autres à la seule fin d’atteindre une satisfaction sexuelle. Ces cas peuvent donner lieu à une transmission du VIH à certain(e)s des plaignant(e)s ou, dans certains cas, à aucune transmission, malgré le comportement à risque élevé de l’accusé. Les cas de non-divulgation de la séropositivité dans lesquels on retrouve des facteurs indiquant un niveau plus élevé de culpabilité ont tendance à impliquer des accusés de sexe masculin et des plaignantes de sexe féminin.

Les cas comportant un niveau moindre de culpabilité ont généralement trait à des actes sexuels spontanés ou isolés dans des cas où l’accusé n’a pas réfléchi au risque posé, parfois en raison de circonstances de vie difficiles, ce qui explique, dans certain cas, le fait que la personne ait contracté initialement le VIH. Dans la jurisprudence, ce comportement est qualifié d’insouciant plutôt qu’intentionnel. Les cas de non-divulgation de la séropositivité qui comportent des facteurs indiquant un niveau moindre de culpabilité ont tendance à impliquer des accusés autochtones et de sexe féminin.

Fait important, certains cas comportent des facteurs qui indiquent à la fois des niveaux élevé et moindre de culpabilité : par exemple, la transmission du VIH, mais dans le contexte de circonstances de vie difficiles qui ont peut-être mené à un manque d’accès ou d’un accès réduit aux soins de santé et à d’autres services.