La prostitution chez les jeunes – incidence de la violence familiale : analyse documentaire
2. Historique et élaboration des dispositions législatives
- 2.1 Les dispositions concernant la sollicitation et les préoccupations que suscite la prostitution chez les jeunes
- 2.2 Les dispositions législatives concernant la sollicitation
- 2.3 Le Comité Fraser
- 2.4 Le Comité Badgley
- 2.5 La réponse du gouvernement fédéral au Comité Badgley et au Comité Fraser
- 2.6 Les dispositions sur le racolage
- 2.7 Légiférer la protection – Projet de loi C-15
- 2.8 Le contexte des interventions en matière de prostitution chez les jeunes
2. Historique et élaboration des dispositions législatives
La prostitution est légale au Canada; l’achat et la vente de services sexuels ne sont pas interdits par la loi. Cependant, de nombreuses activités périphériques nécessaires pour s’adonner au commerce du sexe sont illégales, de sorte qu’il est difficile de se prostituer sans violer la loi. Le Code criminel sanctionne actuellement cinq catégories d’activités liées à la prostitution : 1) se trouver dans une maison de débauche ou tenir une telle maison; 2) vivre des produits de la prostitution; 3) induire ou tenter d’induire une personne à avoir des rapports sexuels illicites avec une autre personne, soit au Canada, soit à l’étranger; 4) obtenir, ou tenter d’obtenir, les services sexuels d’un jeune; 5) communiquer dans un endroit public avec une personne « dans le but de se livrer à la prostitution ou de retenir les services sexuels d’une personne qui s’y livre »
. Ensemble, ces dispositions rendent pratiquement impossible la pratique de la prostitution sans commettre une infraction :
[Traduction] les prostitués sont encerclés par la loi; la prostitution est autorisée si elle n’est pas pratiquée. Il est pratiquement impossible d’imaginer un endroit où l’on peut se livrer régulièrement à la prostitution sans qu’une des parties risque de faire l’objet de poursuites pénales (Lowman, 1992, p. 78 à 80).
Tout au long du XXe siècle au Canada, divers groupes d’intérêts spéciaux ont été à la base de la lutte contre la prostitution, de l’adoption et de l’application des dispositions législatives sur la prostitution. Certains se sont opposés à la prostitution pour des raisons morales du fait qu’elle encourageait les relations sexuelles en dehors du mariage (Lowman, 1992, p. 70et 71; McLaren, 1986). À certains moments, les préoccupations épidémiologiques ont aussi incité le législateur à adopter des lois contre les maladies vénériennes (Backhouse, 1985, p. 390; Lowman, 1992, p. 71; McLaren, 1986). À d’autres époques, des groupes féministes ont rejeté la prostitution parce qu’elle exploitait les femmes. Du milieu des années 1970 au début des années 1990, la visibilité de la prostitution et de ses inconvénients a figuré au premier plan des débats (Brock, 1998; Lowman, 1992, p. 71). D’origines et d’influences diverses, ces discours réformistes se recoupent au fil des années et ont donné lieu à un ensemble de dispositions législatives sanctionnant la prostitution, de mécanismes d’application de la loi et d’interventions autres que juridiques pour lutter contre la prostitution chez les jeunes.
2.1 Les dispositions concernant la sollicitation et les préoccupations que suscite la prostitution chez les jeunes
Selon les ouvrages parus à compter des années 1970, les efforts déployés en vue de combattre et de supprimer la prostitution ont engendré deux grands phénomènes. Premièrement, dès la promulgation des dispositions sur la sollicitation en 1972, la visibilité de la prostitution de rue et de ses nuisances a suscité de plus en plus d’inquiétude (Lowman, 1986). Pendant cette période, les prostituées qui travaillaient dans la rue ont en effet subi le harcèlement des résidents et de la police, qui voulaient éliminer la prostitution de certains secteurs de la ville. Deuxièmement, à partir de 1980, on a reconnu de plus en plus la violence sexuelle à l’endroit des enfants et leur exploitation (Hornick et Bolitho, 1992, p. xiv; Sullivan, 1986, p. 177). En réponse aux préoccupations concernant la violence sexuelle faite aux jeunes, le gouvernement fédéral a créé le Comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes (Comité Badgley, 1984). Le Comité s’est vu confier le mandat par la suite d’effectuer des recherches sur le commerce du sexe chez les jeunes (Badgley, 1984; Hornick et Bolitho, 1992; Lowman et coll., 1986).
2.2 Les dispositions législatives concernant la sollicitation
Les dispositions sur le vagabondage importées d’Angleterre au Canada au milieu des années 1800 ont criminalisé la prostitution – une personne qui se livrait à la prostitution faisait donc l’objet d’une accusation au criminel (Backhouse, 1985, p. 389). Il a fallu attendre jusqu’en 1972 pour que le gouvernement fédéral abroge ces dispositions et qu’il les remplace par un article criminalisant la sollicitation publique aux fins de la prostitution. L’article 195.1 du Code criminel du Canada se lisait comme suit : « Toute personne qui sollicite une personne dans un endroit public aux fins de la prostitution est coupable d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité. »
Suivant cette modification, l’article qui définissait une personne se livrant à la prostitution comme une femme a été abrogé et, au moins en théorie, les actes des clients de sexe masculin n’ont pas été exclus (voir Boyle et Noonan, 1986, p. 229/30; Lowman, 1991, p. 118).
Malgré le caractère non sexiste des dispositions sur la sollicitation, il semble que les femmes prostituées ont continué d’être visées au premier chef par les organismes d’application de la loi (Lowman, 1994, p. 154). En outre, il y a eu un vaste débat devant les tribunaux pour déterminer si un homme pouvait être accusé de sollicitation à des fins de prostitution. Les tribunaux de la Colombie-Britannique ont statué qu’un client ne pouvait pas être reconnu coupable de sollicitation, tandis que les tribunaux de l’Ontario ont décidé qu’ils le pouvaient (Lowman, 1994, p. 154). À cet égard, comme l’indiquent Boyle et Noonan (1986, p. 264), le libellé non sexiste n’a fait que dissimuler les pratiques discriminatoires enchâssées dans le processus décisionnel des organismes d’application de la loi et de l’appareil judiciaire.
Dans la confusion entourant la signification et l’application des dispositions sur la sollicitation, les tribunaux ont rendu une série de décisions qui, de l’avis général, ont rendu les dispositions législatives inapplicables (Lowman, 1992, p. 157). Le principal catalyseur a été le désormais tristement célèbre arrêt Hutt rendu en 1978, où la Cour suprême du Canada a décidé que le comportement d’une personne qui faisait de la sollicitation aux fins de la prostitution doit être « pressant et persistant »
(Lowman, 1997, p. 154). Certains porte-parole de la police ont soutenu que la décision émasculait les dispositions sur la sollicitation et, par conséquent, qu’elle rendait difficile le contrôle de la prostitution de rue (Lowman, 1986, p. 1). On estimait à ce moment que le nombre d’adultes et de jeunes qui se livraient à la prostitution dans la rue s’était accru considérablement après les décisions des tribunaux (Lowman, 1986).
Lowman a opposé l’argument suivant aux effets attribués à l’arrêt Hutt : [Traduction] « Les données disponibles ne semblent pas montrer que l’arrêt Hutt a eu une incidence importante sur la géographie des secteurs de prostitution de la ville (Vancouver) : au mieux, il a consolidé une tendance déjà bien établie »
(Lowman, 1986, p. 2; voir également 1991). Au début des années 1970, la prostitution s’était déjà répandue dans de nouveaux secteurs de la ville :
[Traduction] Dès 1972, les journalistes commençaient à parler des problèmes auxquels faisait face le West End de Vancouver, le kilomètre carré le plus densément peuplé du Canada et qui n’avait pas été considéré jusque là comme un secteur à prostitution (Lowman, 1992, p. 72).
De plus, en 1975, trois ans avant l’arrêt Hutt, une enquête du service de police de Vancouver avait entraîné la fermeture de deux cabarets renommés qui servaient de lieux de rencontre entre les prostitués et leurs clients (Lowman, 1986, p. 8). Cette fermeture a eu pour effet de mettre les prostitués à la rue (Lowman, 1992b, p. 73) et de favoriser l’expansion du commerce du sexe dans des secteurs de la ville où il n’y avait pas de prostitution auparavant (Lowman, 1986, p. 8).
Un déplacement semblable s’est produit à Toronto à la fin des années 1970 lorsqu’on a voulu « nettoyer la rue Yonge »
(voir Kinsman, 1994, p. 177) et forcé ainsi les prostitués à descendre dans la rue pour pratiquer leur métier (Brock, 1998, p. 43). Brock fait état des plans à long terme en vue de renouveler le développement commercial de la rue Yonge (1998, p. 32). Par suite de ce processus d’embourgeoisement, certains groupes de résidents et des politiciens ont voulu faire disparaître du secteur plusieurs salons de massage – lieux de rencontre pour les prostitués et leurs clients (Brock, 1998, p. 31 et 32). Au cours de la lutte contre l’industrie du sexe sur la rue Yonge, un cireur de chaussures de 12 ans, Emanual Jaques, a été trouvé mort près d’un salon de massage bien connu. Il avait été agressé sexuellement et aurait été noyé dans un évier au cours de ce que le magazine McLean’s a décrit comme une orgie de violence de 12 heures impliquant des homosexuels (Brock, 1998, p. 35). La panique publique qui en a résulté a amené la police à effectuer une série de descentes dans des maisons de débauche qui se sont soldées par la fermeture des salons de massage de la rue Yonge et le déplacement ultérieur des prostitués dans la rue (Brock, 1998, p. 43). À cet égard, l’affaire Jaques a été le catalyseur d’un programme de nettoyage de la rue Yonge déjà établi (Brock, 1998, p. 35).
De toute évidence, l’expansion de la prostitution de rue n’était donc pas attribuable à l’arrêt Hutt, mais celui-ci a servi de justification opportune à ceux qui exigeaient l’adoption de nouvelles dispositions pour contrôler et supprimer la prostitution de rue (Lowman, 1988, p. 74). De fait, il semble que la police de Vancouver ait cessé d’appliquer les dispositions sur la sollicitation pour obliger le législateur à adopter une nouvelle loi. Comme le soutient Larsen (1992, p. 173), la police de Vancouver voulait de toute évidence des lois plus sévères sur la prostitution de rue, et il semble que sa politique de non-intervention visait à inciter le public à exercer des pressions sur les politiciens. La police a contribué à faire du problème de nuisance publique un élément central du débat sur la prostitution de rue (voir Kinsman, 1994, p. 177).
2.3 Le Comité Fraser
Devant l’inquiétude engendrée par l’expansion de la prostitution dans certaines rues, le gouvernement fédéral a créé le Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution (Comité Fraser, 1985). Le mandat du Comité Fraser était d’étudier les problèmes liés à la pornographie et à la prostitution et d’entreprendre un programme de recherche sociologique servant de base à ses travaux (Lowman et coll., 1986, p. xiii). Pour faciliter l’exécution de ce mandat, le ministère de la Justice du Canada a commandé une série d’études réparties en trois catégories : 1) des études régionales sur le commerce de la prostitution et son contrôle au Canada; 2) une étude nationale sur la population réunissant des opinions sur la prostitution; 3) des études comparatives sur les approches en matière de prostitution en Europe, en Asie, en Arabie, en Amérique du Sud et aux États-Unis (voir Sansfaçon, 1984) (pour les documents de travail, voir Crook, 1984; El Komos, 1984; Fleischman, 1984; Gemme et coll., 1984; Haug et Cini, 1984; Jayewardene, Juliani et Talbot, 1984; Kiedrowski et van Dijk, 1984; Laut, 1984; Lowman, 1984; Peat Marwick, 1984; Sansfaçon, 1984a et 1984b).
Le Comité Fraser a affirmé que les dispositions sur la sollicitation n’avaient pas atteint leur « objectif théorique »
, soit réduire la prostitution, et qu’elles avaient plutôt été appliquées « d’une manière qui tend à avilir et à déshumaniser la prostituée »
(Comité Fraser, 1985, p. 533). Le Comité a demandé au gouvernement d’élaborer des programmes à long terme pour améliorer les conditions sociales et économiques des prostituées (Comité Fraser, 1985, p. 525 et 526).
Le Comité Fraser a soutenu qu’il était improbable que la prostitution de rue disparaisse à court terme tant que le gouvernement refusera de déterminer un endroit où les personnes qui se prostituent pourront pratiquer leur métier (Comité Fraser, 1985, p. 534; voir Lowman, 1992a, p. 10). En particulier, le Comité a reconnu la nécessité d’aborder le problème de la nuisance publique liée à la prostitution de rue en définissant les endroits (privés) où la prostitution pourrait se pratiquer (Comité Fraser, 1985, p. 534 à 540). Pour résoudre ce problème, il a recommandé d’apporter des modifications en profondeur au Code criminel, y compris l’abrogation des dispositions sur les maisons de débauche, afin de permettre à une ou deux personnes de plus de 18 ans de se livrer à la prostitution dans une résidence privée (Comité Fraser, 1985, p. 538), et de conférer aux provinces le pouvoir d’octroyer des permis à de petits établissements de prostitution (Comité Fraser, 1985, p. 546). Cette approche laissait entendre qu’en limitant le pouvoir du droit pénal sur la prostitution dans les lieux privés, on favoriserait un meilleur contrôle des aspects du commerce du sexe relatifs à la nuisance publique (Lowman, 1991a, p. 309).
Quant à la recherche et aux questions concernant la « prostitution chez les jeunes »
, le Comité Fraser s’en est en grande partie remis au Comité Badgley (1984), à une exception près : dans son rapport (1985, p. 658 et 659), il s’est dissocié de la recommandation du Comité Badgley selon laquelle il fallait imposer des sanctions criminelles aux jeunes prostitués pour les protéger. Il a soutenu que la création d’une infraction en fonction de l’âge allait à l’encontre de l’esprit de la Loi sur les jeunes contrevenants. Cependant, il a recommandé l’édiction de nouvelles dispositions législatives interdisant l’incitation à la prostitution d’une personne de moins de 18 ans. En outre, il a encouragé l’adoption de dispositions spéciales pour imposer des sanctions criminelles à ceux qui achètent ou tentent d’acheter les services sexuels des jeunes (1985, p. 659):
À notre avis, le Code criminel devrait prévoir une disposition précise sanctionnant le fait d’obtenir, contre rétribution, les faveurs sexuelles d’une personne de moins de 18 ans. […] L’adolescent à qui un adulte fait des propositions devrait pouvoir invoquer les dispositions de la loi. Ce serait abandonner tout effort de discussion que de subordonner le déclenchement de l’action pénale à l’accomplissement des actes incriminés […] Cette disposition vise l’instigateur d’une transaction sexuelle avec des jeunes.
2.4 Le Comité Badgley
Au moment où s’enclenchaient des campagnes visant à éliminer la prostitution de rue, on a commencé à s’inquiéter de plus en plus face à l’implication des jeunes dans le commerce du sexe. Le gouvernement canadien avait réagi peu de temps auparavant aux craintes de violence sexuelle à l’endroit des jeunes en mettant sur pied le Comité Badgley (1984). La prostitution chez les jeunes ne faisait pas partie du mandat initial du Comité, mais y a été ajoutée par la suite. La hausse apparente du nombre de jeunes de la rue qui étaient exploités sexuellement a engendré suffisamment d’inquiétude pour faire partie de l’examen du Comité (Lowman, 1986, p. 195). Publié un an avant le Rapport Fraser, le Rapport Badgley contenait 52 recommandations visant à faciliter la lutte contre l’exploitation sexuelle des jeunes, y compris plusieurs conclusions et recommandations que le Comité a formulées après avoir procédé à des entrevues auprès de 229 jeunes prostitués (Comité Badgley, 1984, p. 967). Les recherches du Comité Badgley ont permis de produire des renseignements biographiques exhaustifs sur les jeunes qui se prostituent au Canada (Clark, 1986, p. 106); auparavant, les renseignements sur la dynamique de la prostitution chez les adolescents provenaient surtout des États-Unis (par exemple, Weisberg, 1985). Jusqu’à présent, le Rapport Badgley demeure une source de données complète et officielle sur la violence sexuelle à l’endroit des enfants et des jeunes au Canada (Brock, 1998, p. 115).
Selon le Comité Badgley (1984), la réalité de la prostitution chez les jeunes justifiait l’imposition d’une sanction criminelle spécifique aux clients (1984, p. 1055 et 1056). Le Comité (1984, p. 1056) a de plus soutenu que « […] d’après [nos] conclusions, les clients des prostitués dérangent autant, sinon plus, l’ordre public que les prostitués eux-mêmes. »
Par conséquent, il a recommandé d’adopter des dispositions qui feraient du proxénétisme mettant en cause des jeunes un acte criminel (Comité Badgley, 1984, p. 1055 et 1056).
En plus de recommander que soient édictées des dispositions criminalisant l’exploitation sexuelle des jeunes, le Comité Badgley a fait valoir qu’il était nécessaire d’imposer des sanctions criminelles aux jeunes prostitués pour les dissuader de se livrer à la prostitution (1984, p. 1046). Il a donc recommandé la création d’une infraction visant spécifiquement les jeunes de moins de 18 ans qui vendent des services sexuels (Badgley, 1984, p. 95).
2.5 La réponse du gouvernement fédéral au Comité Badgley et au Comité Fraser
En réponse aux rapports du Comité Badgley (1984) et du Comité Fraser (1985), le gouvernement fédéral a procédé à deux modifications législatives importantes. D’abord, en décembre 1985, il a adopté de nouvelles dispositions pour lutter contre la prostitution de rue. Puis, en janvier 1988, il a présenté un projet de loi criminalisant l’exploitation sexuelle des jeunes.
2.6 Les dispositions sur le racolage
Le 20 décembre 1985, le gouvernement fédéral a abrogé les dispositions sur la sollicitation et les a remplacées par des dispositions qui criminalisaient le fait de communiquer dans le but d’acheter ou de vendre des services sexuels. Le législateur n’a pas suivi la recommandation du Comité Fraser selon laquelle il fallait procéder à une révision en profondeur des dispositions canadiennes sur la prostitution : désormais, les prostitués et les clients qui se rencontraient dans la rue étaient également coupables (voir Lowman, 1991a, p. 301 et 302) et, en criminalisant le fait de communiquer dans le but d’acheter ou de vendre des services sexuels, le législateur a confirmé l’engagement du gouvernement fédéral à lutter contre les manifestations visibles de la prostitution (voir Lowman, 1992b, p. 66). Il a ainsi accordé la priorité aux préoccupations que suscitait le problème de la nuisance publique liée au commerce du sexe.
Selon les données d’enquête initiales concernant l’incidence des dispositions sur le racolage dans certaines provinces canadiennes, on a pu constater que les prostituées continuent d’être punies plus souvent que leurs clients. Des évaluations régionales commandées par Justice Canada (Brannigan et coll., 1989; Fleischman, 1989; Gemme et coll., 1989; Graves, 1989; Lowman, 1989; Moyer et Carrington, 1989) ont révélé que les services de police ciblaient avant tout les prostituées : [Traduction] « Les données de neuf des dix villes canadiennes étudiées indiquent que plus de prostituées que de clients sont accusées et que leurs peines sont plus sévères »
(citation de Shaver, 1994, p. 133; voir également Lowman, 1992b, p. 66; Lowman, 1994, p. 155). Cependant, Fleischman (1989, p. 41) a fait état d’écarts considérables d’une province ou d’un territoire à l’autre quant aux taux d’inculpation des clients et des prostituées; à Vancouver et à Montréal, le nombre de prostituées accusées étaient plus élevé que celui de leurs clients. À Toronto, les taux d’inculpation des prostituées étaient à peu près semblables à ceux de leurs clients. De plus, les jeunes prostituées de Vancouver (et d’autres administrations) ont continué d’être la cible des organismes d’application de la loi : en 1986 et 1987, 10 % des accusations de racolage ont été portées contre des jeunes (Lowman, 1989, p. 200).
Le rôle des dispositions législatives sur le racolage dans la perpétuation de la violence à l’endroit des prostituées a également suscité des préoccupations (Lowman, 1989, p. 203; O’Connell, 1988, p. 142 et 143). L’application stricte des nouvelles dispositions a obligé les prostituées (jeunes et adultes) à rencontrer leurs clients dans des secteurs plus retirés de la ville, où elles étaient alors plus vulnérables, pour éviter d’être découvertes par les autorités (voir Lowman, 1989, p. 203). On a soutenu que les prostituées risquaient alors plus d’être exposées à des situations dangereuses parce qu’elles devaient rencontrer des clients dans des endroits isolés sans témoins ou policiers pouvant leur venir en aide si les clients devenaient violents.
2.7 Légiférer la protection – Projet de loi C-15
La deuxième modification législative notable a été apportée en 1988, lorsque le gouvernement fédéral a présenté le projet de loi C-15 pour faire face au nombre apparemment croissant d’infractions sexuelles commises à l’endroit des enfants et des jeunes. Le projet de loi devait aider à protéger les enfants victimes de violence sexuelle, augmenter le nombre de poursuites contre les auteurs d’actes de violence sexuelle à l’égard des enfants, accroître la sévérité des peines et améliorer les conditions des enfants victimes et témoins (Hornick et Bolitho, 1992, p. xiv; Schmolka, 1992, p. 2). En adoptant ce projet de loi, le gouvernement fédéral a fait savoir clairement que la protection des enfants et des jeunes constituait une priorité au Canada et que la violence sexuelle à l’endroit des enfants était inacceptable et qu’elle ne serait pas tolérée (Hornick et Bolitho, 1992, p. xiv).
Le projet de loi C-15 contenait des dispositions qui criminalisaient l’exploitation sexuelle des jeunes. Les paragraphes 212(2) et 212(3) (vivre des produits de la prostitution d’une personne âgée de moins de 18 ans) ont été modifiés afin qu’il soit plus facile pour la police d’arrêter les souteneurs, et la peine maximale a été portée de 10 à 14 ans. De plus, le paragraphe 212(4) criminalisait le fait d’obtenir ou de tenter d’obtenir des services sexuels d’une personne de moins de 18 ans.
Le Programme de déclaration uniforme de la criminalité n’établit pas de distinction entre les diverses accusations portées en vertu de l’article 212, d’où la difficulté de déterminer le nombre d’inculpations portées au titre des paragraphes 212(2) et 212(4) au Canada. Cependant, les ouvrages présentent certaines observations sur l’efficacité des dispositions législatives visant à interdire l’exploitation sexuelle des jeunes. Une évaluation commandée par le ministère de la Justice du Canada a révélé que les dispositions présentées dans le projet de loi n’étaient pas efficaces (voir Hornick et Bolitho, 1992; Schmolka, 1992). Elle a montré qu’il n’y avait pas beaucoup d’accusations déposées en application du paragraphe 212(2) (vivre des produits de la prostitution) et du paragraphe 212(4) (obtenir des services sexuels) (Hornick et Bolitho, 1992, p. xxix). En ce qui concerne le paragraphe 212(4), les auteurs ont fait remarquer que des accusations ne pouvaient être portées que si le client était pris sur le fait. Par conséquent, les méthodes policières traditionnelles ne permettaient pas d’appliquer efficacement ces dispositions (Hornick et Bolitho, 1992, p. 65).
Lowman et Fraser ont constaté que, pendant les six premières années qui ont suivi l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, il n’y aurait eu que six accusations portées à Vancouver contre des personnes qui auraient offert d’acheter les services sexuels d’un jeune (1996, p. 100). Selon des policiers, le paragraphe 212(4) était difficile à appliquer parce que, pour obtenir une condamnation, ils devaient prendre le contrevenant sur le fait, chercher à recourir à des agents d’infiltration (et il est difficile de recruter un agent qui semble avoir moins de 18 ans ou de se fier au témoignage d’un jeune, car celui-ci se prive alors d’une source de revenu potentiel) (Bittle, 1999; Lowman, 1997; Groupe de travail FPT, 1998). Même si Lowman a convenu que le paragraphe 212(4) semblait difficile à appliquer, il a ajouté que la réponse à l’inefficacité de cette disposition était révélatrice de l’attitude à l’égard de la prostitution chez les jeunes. Par exemple, lorsqu’on a constaté que les dispositions sur la sollicitation posaient des problèmes (de 1978 à 1985), la police et les groupes communautaires ont fait savoir haut et fort qu’il fallait adopter une nouvelle loi pour contrôler et éliminer la prostitution de rue. Or ils n’ont pas entrepris de campagne de ce genre au nom du paragraphe 212(4).
À Vancouver, certains fournisseurs de services et activistes communautaires ont demandé pourquoi le paragraphe 212(4) n’était pas appliqué. En 1996, un organisme de services de Vancouver a commandé un rapport pour examiner le faible nombre d’inculpations en vertu du paragraphe 212(4) en Colombie-Britannique (Daum, 1996). L’auteure a soutenu que les enfants et les jeunes de la rue devaient être protégés contre les avances sexuelles des pédophiles et des prédateurs sexuels. Elle a reproché à la police, aux tribunaux et aux politiciens de ne pas arrêter les clients des jeunes prostitués et de ne pas régler les problèmes liés à l’application du paragraphe 212(4). En octobre 1998, dans une autre étude, Elle a critiqué l’application du paragraphe 212(4) en Colombie-Britannique et dans les autres provinces canadiennes tout en reconnaissant qu’il y avait eu une hausse du nombre d’hommes accusés d’avoir acheté ou tenté d’acheter les services sexuels d’un jeune, mais elle a soutenu qu’il fallait faire beaucoup plus pour protéger les enfants et les jeunes contre l’exploitation sexuelle, c’est-à-dire porter plus d’accusations en vertu du paragraphe 212(4) et recourir aux dispositions actuelles en matière d’infractions sexuelles afin de poursuivre les prédateurs sexuels masculins.
En réponse aux préoccupations concernant l’exploitation sexuelle des jeunes de la rue, le gouvernement fédéral a modifié le paragraphe 212(4) pour qu’il soit plus facile à appliquer. Le projet de loi C-27 a aussi ajouté le paragraphe 212(5), qui rendait illégal l’achat de services sexuels d’une personne de moins de 18 ans ou d’une personne « qui, croyait-elle, était âgée de moins de 18 ans »
(Groupe de travail FPT, 1998, p. 25). Cet ajout visait à répondre aux préoccupations de la police en permettant aux agents d’infiltration de dire aux personnes qui leur faisaient des propositions qu’ils avaient moins de 18 ans. En outre, plusieurs provinces et territoires du Canada ont mis en œuvre des programmes visant à mieux protéger les jeunes qui se livrent à la prostitution (par exemple, voir Colombie-Britannique, 1996 et 1997, Manitoba, 1996; Sas et Hurley, 1997)
2.8 Le contexte des interventions en matière de prostitution chez les jeunes
L’analyse documentaire concernant l’historique et l’élaboration de la législation révèle qu’il y a une différence marquée dans l’approche du législateur à l’endroit des prostituées, des hommes qui achètent des services sexuels et des proxénètes profitant des jeunes. Quel que soit leur âge, les prostituées ont fait l’objet de dispositions discriminatoires et de l’application inégale de la loi. Par rapport aux prostituées, les hommes qui sollicitent des services sexuels ont bénéficié d’une immunité relative. Comme le fait remarquer Sullivan :
[Traduction] La législation canadienne en matière de prostitution juvénile a toujours été appliquée de manière inégale et discriminatoire, tant dans son esprit que dans son application; elle vise essentiellement à punir plutôt qu’à protéger, sans toucher beaucoup ceux qui bénéficient de la prostitution (1986, p. 11).
Même si les dispositions et l’application de la loi relativement à la prostitution ont longtemps été discriminatoires, il semble que la situation évolue (voir Lowman, 1997). Depuis le début des années 1990, les discussions et les efforts visant à éliminer la prostitution ont porté davantage sur les clients des jeunes et les proxénètes. Selon les données du Centre canadien de la statistique juridique, les taux d’accusation des prostitués et de leurs clients sont devenus presque égaux. Par ailleurs, les statistiques nationales indiquaient que les jeunes prostitués n’étaient pas accusés de racolage aussi souvent que par le passé (Duchesne, 1997). « Le pourcentage relativement faible de jeunes (de 12 à 17 ans) mis en accusation peut être attribuable au fait que la police confie souvent leur cas à des agences de services sociaux »
(Duchesne, 1997, p. 1). En outre, certains fournisseurs de services et membres de la collectivité ont contesté l’immunité virtuelle accordée par la loi aux hommes qui achètent les services sexuels des jeunes et ont exercé des pressions afin que soient protégés les jeunes qui se livrent à la prostitution (Bittle, 1999).
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