Participation de la victime à la négociation de plaidoyer au Canada : Analyse de la recherche et de quatre modèles en vue d'une réforme éventuelle

3. La négociation de plaidoyer au Canada (suite)

3.2 La réponse des tribunaux

On a assisté, en quelques dizaines d'années, à un renversement complet de la position des tribunaux qui reconnaissent aujourd'hui que la négociation de plaidoyer est un élément légitime du système canadien de justice pénale (Griffiths et Verdun-Jones, 1994, p. 319-322). Jusqu'au dernier quart du XXe siècle, la négociation de plaidoyer était "mal vue" et la plupart des acteurs du système pénal étaient très réticents à admettre l'existence même de cette pratique (Verdun-Jones et Cousineau, 1979). En 1975 encore, la Commission de réforme du droit du Canada (1975, p. 14) déclarait avec mépris que "le recours à l'accord sur le chef d'accusation n'a pas sa place dans un système de justice pénale digne de ce nom." Il est important de signaler que cette attitude railleuse à l'égard de cette pratique a été adoptée par la suite par le juge en chef Dickson de la Cour suprême du Canada dans son jugement dans l'affaire Lyons (1987), dans laquelle il a cité le même document de travail de la Commission de réforme du droit : "la justice ne devrait pas être, et ne devrait pas sembler être, quelque chose qui peut s'acheter à la table de négociations" (par. 103). Cependant, dès 1989, la Commission de réforme du droit avait opéré une volte face remarquable et après avoir affirmé de façon audacieuse que « en soi, cette pratique [la négociation du plaidoyer] n'a rien de honteux », elle recommandait même que cette pratique soit modifiée pour la rendre transparente et mieux l'encadrer (Commission de réforme du droit du Canada, 1989, p. 9). À peu près vers la même époque, la Commission canadienne sur la détermination de la peine (1987, p. 466) recommandait également que la négociation de plaidoyer soit reconnue comme une pratique légitime et soumise à la surveillance et au contrôle des tribunaux :

13.8 La Commission recommande que les autorités fédérales et provinciales appropriées élaborent et tentent d'appliquer des lignes directrices sur l'éthique de la négociation de plaidoyer.

13.9 La Commission recommande l'instauration d'une procédure obligeant le procureur de la Couronne à justifier devant le tribunal, en audience publique, le résultat de la négociation de plaidoyer menée en privé par les parties, à moins que l'intérêt public n'exige que la justification soit donnée privément en chambre.

La Cour suprême du Canada reconnaït depuis longtemps la nécessité de préserver le pouvoir discrétionnaire des poursuivants dans le système de justice pénale. Par exemple, dans R. c. Jolivet (2000), la Cour suprême du Canada a approuvé avec beaucoup d'enthousiasme le « principe général de bon fonctionnement de notre système de justice criminelle [selon lequel] … le ministère public doit disposer d'un assez large pouvoir discrétionnaire » (par. 16). En outre, dans R. c. Power (1994), la Cour suprême a déclaré que les tribunaux ne seront prêts à intervenir dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite que dans des cas extrêmes :

… les tribunaux devraient être prudents avant de s'adonner à des conjectures rétrospectivement sur les motifs qui poussent le poursuivant à prendre une décision. Si la preuve démontre clairement l'existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d'un acte si fautif qu'il viole la confiance de la collectivité à un point tel qu'il serait vraiment injuste ou indécent de continuer, alors, et alors seulement, les tribunaux devraient intervenir pour empêcher un abus de procédure susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares (p. 21).

Il y a lieu de noter que la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que, pour elle, la négociation de plaidoyer est un aspect normal de l'exercice du pouvoir discrétionnaire des poursuivants au Canada. [12] Par exemple, dans l'arrêt Power (1994), le juge L'Heureux-Dubé (parlant au nom de la majorité des juges de la Cour suprême du Canada) a clairement reconnu que la négociation de plaidoyer faisait partie des domaines dans lesquels la Couronne pouvait légitimement exercer un pouvoir discrétionnaire :

Plus qu'une myriade de facteurs peuvent influer sur la décision de la poursuite de portée des accusations, d'intenter des poursuites, de négocier un plaidoyer, d'interjeter appel, etc., les tribunaux ne sont pas en mesure de bien évaluer ces décisions (p. 31). (soulignement ajouté)

Dans le même sens, le juge L'Heureux-Dubé (à la p. 33) a adopté un passage des motifs du juge Kozinski dans l'arrêt United States v. Redondo-Lemos (1992) :

Avant de prendre une décision (de porter des accusations, d'intenter des poursuites et de négocier des plaidoyers) le poursuivant porte normalement un jugement professionnel prudent quant à la valeur de la preuve, l'existence des ressources, la visibilité du crime et l'effet dissuasif probable sur le défendeur et sur les personnes qui sont dans une situation semblable. (souligné dans l'original)

Un an plus tard, dans R. c. Burlingham (1995), la Cour suprême du Canada a fait un pas de plus et a carrément approuvé le point de vue selon lequel la négociation de plaidoyer est un élément indispensable au fonctionnement du système pénal canadien. Selon les paroles du juge Iacobbucci,

… dans la mesure où la négociation d'un plaidoyer fait partie intégrante du processus criminel canadien, le ministère public et ses représentants qui prennent part au processus de négociations doivent agir honorablement et avec franchise. (par. 23). (soulignement ajouté)

Roach (1999) a soutenu que la Cour suprême du Canada a en fait facilité la légitimisation de la négociation de plaidoyer lorsqu'elle a déclaré, dans l'arrêt de principe Stinchcombe (1991), que la Constitution accordait à l'accusé le droit d'obtenir communication de tous les renseignements pertinents de la part de la Couronne. En fait, comme le fait remarquer Roach (1999), la Cour suprême a exprimé l'opinion selon laquelle la communication intégrale - et rapide - de la preuve par la poursuite faciliterait la réalisation des poursuites pénales sans qu'il y ait lieu de tenir un procès grâce à « l'augmentation du nombre de plaidoyers de culpabilité et d'accusations retirés » (p. 12).

Il est difficile de contester que l'attitude tolérante qu'a adoptée la Cour suprême du Canada à l'égard de la négociation de plaidoyer a été largement acceptée par les tribunaux de première instance et les cours d'appel des divers territoires et provinces. Par exemple, lorsque Roach (1999) relate les raisons pour lesquelles la respectabilité de la négociation de plaidoyer a progressivement été reconnue par les tribunaux, il signale la grande influence qu'a eu le Groupe de travail Martin qui a été mis sur pied pour s'attaquer au difficile problème (et à l'époque urgent) des retards judiciaires en Ontario (Ontario, 1993). Le Groupe de travail a recommandé que, dans les cas appropriés, il y avait lieu d'inviter les accusés à plaider coupables en leur offrant de recommander une peine réduite (Roach, 1999, p. 98-99). Les juges étaient invités dans ce but à participer aux conférences préalables au procès en vue de faciliter la négociation de plaidoyer - principalement en mentionnant si la peine recommandée leur paraissait appropriée. [13] Roach (1999, p. 99) conclut ainsi que le rapport du Groupe de travail Martin démontre amplement qu'en Ontario, la négociation de plaidoyer « n'était plus un secret honteux que l'on dissimule dans les couloirs du palais de justice mais une pratique qui est maintenant officiellement encouragée et qui s'exerce dans le cabinet des juges ». [14]

Il est utile de signaler que la Couronne ontarienne a conclu la même année que celle de la parution du rapport du Groupe de travail Martin une entente relative au plaidoyer qui a suscité de vives critiques dans la population. Dans la célèbre affaire Karla Homolka (1993), la Couronne a accepté un plaidoyer de culpabilité à une accusation d'homicide involontaire coupable et accepté de présenter une recommandation conjointe au sujet de la peine proposant une peine d'emprisonnement de 12 ans. La Couronne a estimé qu'il était nécessaire d'offrir cette possibilité à Karla Homolka, qui était considérée comme la complice de son mari, Paul Bernardo dans les meurtres de Kristen French et Leslie Mahaffy. Au moment où l'entente a été conclue, le procureur de la Couronne était apparemment convaincu que, sans le témoignage d'Homolka, il ne pourrait obtenir la condamnation de Bernardo pour les meurtres. À la suite des manifestations publiques de colère qu'avait suscité le manque apparent de sévérité de la peine infligée à Homolka, une Commission d'enquête a été chargée d'examiner les circonstances ayant entouré l'entente sur le plaidoyer conclue avec Homolka. En fin de compte, la Commission a jugé que, compte tenu des faits connus à l'époque, la Couronne avait été obligée de conclure une entente sur le plaidoyer avec le procureur d'Homolka pour obtenir la condamnation de Paul Bernardo (Galligan, 1996, p. 215-218). La peine recommandée conjointement par le procureur de la Couronne et l'avocat de la défense a fait l'objet de nombreuses critiques mais l'affaire Homolka montre clairement que la négociation de plaidoyer a été reconnue comme un élément nécessaire - même s'il est quelque peu désagréable - de l'administration de la justice en Ontario. La respectabilité nouvelle dont bénéficie aujourd'hui cette pratique en Ontario est particulièrement bien illustrée par l'arrêt Boudreau v. Benaiah (2000), dans lequel la Cour d'appel de l'Ontario a confirmé un jugement qui reconnaissait à l'accusé le droit de recevoir des dommages-intérêts importants de la part de son avocat parce que celui-ci n'avait pas transmis correctement à l'accusé la teneur du projet d'entente sur le plaidoyer négocié avec la Couronne.

Il y a un autre indicateur qui montre combien la négociation de plaidoyer constitue aujourd'hui un aspect légitime du processus pénal, savoir la disposition manifeste des juridictions canadiennes à entériner les recommandations conjointes émanant du procureur de la Couronne et de l'avocat de la défense au sujet de la sentence (Manson, 2001, p. 204-205). En fait, les juges ont manifesté une nette réticence à écarter les recommandations conjointes en matière de peine même s'il est évident que ce genre de recommandations découle généralement du fait que l'accusé a accepté une entente relative au plaidoyer. Par exemple, la Cour d'appel de l'Alberta a formulé clairement certains principes en matière de recommandation conjointe relative à la peine. Dans R. v. G.W.C. (2000), la Cour a clairement indiqué que, d'après elle, les tribunaux devraient beaucoup hésiter à nuire au processus de négociation de plaidoyer en écartant la recommandation conjointe au sujet de la peine sur laquelle le procureur de la Couronne et l'avocat de la défense se sont entendus. En fait, le juge Berger a déclaré :

Le juge de première instance est tenu d'accorder une grande importance aux recommandations conjointes relatives à la peine parce qu'il doit s'efforcer de concilier à la fois la nécessité de respecter l'entente relative au plaidoyer qui a été conclue et la responsabilité du tribunal de fixer la peine dans le contexte de l'administration de la justice. Si l'on veut donner aux accusés la sécurité qu'ils souhaitent obtenir avant de renoncer à leur droit à un procès il faut créer un climat dans lequel les tribunaux s'abstiennent de modifier une entente négociée qui est conforme ou très proche de la peine indiquée pour une infraction donnée, en l'absence de motif grave. (par. 17)

La Cour d'appel de l'Alberta a déclaré que les recommandations conjointes en matière de peine devraient généralement être acceptées par le juge de première instance, « à moins qu'elles ne soient inappropriées » ou « déraisonnables ». La Cour a cependant souligné que le juge doit « s'informer soigneusement auprès des avocats des circonstances dans lesquelles la recommandation conjointe en matière de peine a été préparée ». En l'absence d'une telle enquête détaillée, le juge ne pourrait en effet savoir s'il existe une « bonne raison » d'écarter la recommandation. Il est bon de noter à ce sujet que le juge Berger a approuvé un passage du jugement de la Cour d'appel du Manitoba dans l'affaire Sherlock (1998), dans laquelle le juge Kroft a déclaré (par. 32) qu'« il est important pour les juges de première instance et d'appel que le dossier fasse clairement état de la nature de l'entente intervenue » puisque « sans cette aide, le tribunal ne peut apprécier correctement la mesure dans laquelle il doit suivre la recommandation conjointe présentée par les procureurs ». Le juge Berger a également déclaré (par. 25) qu'« il est essentiel qu'au moment du prononcé de la peine, le juge puisse déterminer quels sont les faits et les facteurs à l'origine du plaidoyer de culpabilité et de la recommandation conjointe ».

Dans R. v. Hoang (2001), la Cour d'appel de l'Alberta a appliqué le raisonnement tenu par le juge Berger dans R. v. G.W.C. (2000) et annulé la peine imposée par le juge de première instance parce que celui-ci n'avait pas indiqué les motifs pour lesquels il avait écarté une recommandation conjointe présentée par le procureur de la Couronne et l'avocat de la défense. La Cour d'appel a annulé les peines imposées par le juge et substitué à ces peines les peines moins sévères sur lesquelles les parties s'étaient entendues et qui étaient mentionnées dans la recommandation conjointe initiale au sujet de la peine.

Dans le même sens, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a récemment donné le feu vert à la négociation de plaidoyer et a clairement fait savoir aux juridictions de première instance que, sans cette pratique, le système de justice pénale ne pouvait fonctionner efficacement. Du point de vue de la Cour d'appel de la C.-B., il est par conséquent essentiel que les tribunaux de première instance entérinent, d'une façon générale, les ententes relatives au plaidoyer conclues par les procureurs de la Couronne et les avocats de la défense. Par exemple, dans R. v. Bezdan (2001), le juge Prowse parle du « processus structuré de négociation de plaidoyer qui a été adopté par la Cour provinciale dans le cadre d'un mécanisme de gestion des cas visant à rationaliser et à accélérer le traitement des dossiers pénaux » (par. 6). Plus loin dans son jugement, Madame le juge Prowse a déclaré ceci (par. 15) :

Il est évident qu'il est impossible d'administrer la justice pénale sans la collaboration des procureurs et que les tribunaux devraient hésiter à remettre en cause une entente relative au plaidoyer conclue par des avocats compétents, à moins qu'il n'existe une bonne raison de le faire. Dans les cas où le juge n'est pas disposé à donner effet à une telle entente, j'estime également que le juge devrait indiquer les raisons pour lesquelles il a estimé devoir écarter « l'entente ». (soulignement ajouté).

Dans la même veine, le juge Braidwood de la Cour d'appel de la C.-B. a déclaré, dans R. v. Pawliuk (2001), que la négociation d'une entente relative au plaidoyer « ressemblait, sous de nombreux aspects, à la formation d'un contrat ». D'après lui,

Lorsqu'une entente relative au plaidoyer a été conclue et que l'accusé a exécuté ce à quoi il s'était obligé, la Couronne ne peut revenir sur sa promesse. Il y va de l'intérêt public, principalement parce que répudier l'entente après que l'accusé ait fourni une contrepartie pour l'obtenir risque, dans certains cas, de nuire à sa capacité de présenter une défense pleine et entière. (par. 52)