« Créer un cadre de sagesse communautaire » : examen des services aux victimes dans les territoires du Nunavut, du Nord-Ouest et du Yukon

2.0 Nunavut (suite)

2.0 Nunavut (suite)

2.2 Services aux victimes traditionnels et officieux en place au Nunavut

2.2.1 Introduction

La collecte de renseignements sur les façons traditionnelles des Inuits de faire face à la victimisation vise à examiner des approches qui peuvent avoir fonctionné par le passé et qui pourraient donc servir à concevoir de nouveaux services pour les victimes. La collecte de données sur les façons officieuses actuelles de traiter les victimes vise à comprendre comment les lacunes des services officiels actuels sont abordées. Étant donné l'ampleur des besoins et les nombreuses demandes de ressources limitées, il importe de tirer des leçons des soutiens informels qui ont fonctionné par le passé et qui continuent de fonctionner aujourd'hui et de s'en inspirer.

Les renseignements de la présente section sont fondés sur les entrevues tenues avec des Nunavois, dont la plupart sont actuellement des fournisseurs de services clés au Nunavut. Leurs noms figurent à l'annexe A. Les autres répondants comprennent des femmes qui ont été ou qui sont victimes de violence interpersonnelle. Le principal groupe de répondants est constitué de fournisseurs de services communautaires contactés au cours du recensement des fournisseurs de services du Nunavut [15].

2.2.2 Approches traditionnelles du traitement des victimes au Nunavut

Les répondants ont déclaré qu'auparavant les victimes de violence étaient traitées de diverses façons. Certains aspects des interventions communautaires utilisées à cette époque font l'unanimité, mais les opinions divergent quant à d'autres aspects de ces interventions.

Il est peut-être utile de mentionner que les termes « victime » et « délinquant » sont français et qu'ils traduisent une notion de la justice issue de la tradition européenne. Dans la tradition européenne, les droits de la personne ont préséance sur les droits collectifs, peut-être à cause de conditions et de traditions sociales, économiques et politiques très différentes. Quelle que soit la raison, il semble que la violence interpersonnelle, que la tradition européenne considère comme un « crime » autonome, soit considérée dans la culture inuite comme le résultat naturel de plusieurs générations de manque d'harmonie, d'injustice, de malchance ou d'incompétence touchant les familles en question. Ou bien elle est considérée comme le résultat du fait que quelqu'un, pas nécessairement la famille en question, agresse les personnes ou les animaux ou fait quelque chose d'autre, qui bouleverse l'ordre naturel de l'existence.

Il importe de se souvenir des points soulevés à la section 2.1 du présent chapitre concernant les facteurs culturels. Rien de ce qui arrive n'est considéré comme arrivant à l'extérieur du contexte général de la vie qui se déroule chaque jour suivant tous ses divers rythmes. Les personnes qui semblent afficher un piètre rendement dans ce modèle et qui contribuent moins à la survie du groupe, ne peuvent être comprises que dans le contexte de tout, et non uniquement des relations humaines, ce qui arrive maintenant et de ce qui s'est passé antérieurement.

En outre, selon les répondants, les individus sont considérés comme libres de prendre leurs propres décisions comme ils le jugent bon dans le cadre des rôles et responsabilités qui leur incombent selon leur sexe, leur âge et leurs relations. On accepte que les gens sont libres de faire des erreurs dans ce cadre et, par conséquent, qu'ils apprennent mieux à vivre leur vie en harmonie avec les autres et la nature. Selon les personnes interrogées pour la présente étude, s'ingérer dans le processus d'apprentissage d'une personne est considéré comme une intrusion et un manque de respect. La confrontation n'est pas considérée comme un outil utile pour façonner le comportement humain, car elle peut nuire à l'identité personnelle et à la confiance en soi d'une personne.

La description suivante des méthodes inuites traditionnelles de traitement des victimes de violence doit être comprise dans ce cadre culturel [16].

Les répondants interrogés pour la présente étude ont convenu que jadis (avant le contact avec les Européens, mais leurs traditions étaient semblables à celles des Européens à cette époque), les femmes n'avaient pas un statut égal à celui des hommes. Cela ne voulait pas dire que les membres de leur famille et les autres n'aimaient pas les enfants de sexe féminin et les femmes adultes. Toutefois, les femmes n'avaient pas, pendant leur enfance ou à l'âge adulte, le même pouvoir décisionnel ou le même statut au sein du groupe. Les répondants ont dit qu'il était plus honorable de donner naissance à des garçons qu'à des filles, et certains répondants croient qu'on laissait mourir certains bébés de sexe féminin tandis que d'autres ont indiqué que ce n'était pas vrai. Toutefois, la plupart des répondants conviennent que jusqu'à maintenant les enfants de sexe féminin n'ont pas autant de valeur que les enfants de sexe masculin. Ce phénomène peut être attribuable au fait qu'on a toujours compté sur les aptitudes à la chasse des hommes. Les compétences des femmes, comme la confection des vêtements d'hiver pour les rendre à l'épreuve du vent, étaient également des facteurs importants de la survie dans l'hiver arctique. Cependant sans nourriture, personne ne pouvait survivre.

Certains répondants ont été jusqu'à dire que les hommes considéraient les femmes et les jeunes filles surtout comme des objets sexuels et des servantes[17]. Les femmes et les hommes inuits âgés ou d'âge moyen interrogés dans le cadre de la présente étude ont déclaré que les mariages étaient généralement arrangés pour les jeunes filles et parfois dans le cas des garçons, à un âge précoce. Selon ces répondants, les jeunes filles qui se mariaient à un âge précoce avaient très souvent très peur des hommes avec lesquels elles devaient vivre. Leurs familles leur disaient d'obéir à ces hommes. Ils ont indiqué que leur mari les forçait très souvent à avoir des relations sexuelles. En général, les jeunes filles et les femmes qui se trouvaient dans ces situations n'étaient pas autorisées à retourner chez leurs parents.

Les répondants croient, et certains l'ont entendu dire ou l'ont vécu, que les femmes qui se plaignaient à leur famille du traitement qu'elles recevaient se faisaient souvent répondre qu'elles en étaient responsables et qu'elles devaient s'efforcer davantage d'obéir à leur mari et d'être de bonnes épouses et de bonnes mères. Certains des répondants ont déclaré que la violence à l'endroit des femmes et les agressions sexuelles qu'elles subissaient n'étaient pas rares et que, même si cela bouleversait les autres et la vie familiale, elles et leurs enfants n'avaient pas beaucoup d'autres possibilités. Il semblerait que certaines femmes aient tenté de quitter leur camp familial et de se rendre à pied dans un camp voisin pour y trouver refuge. Toutefois, il y avait peu de chances de survie à l'extérieur d'une famille élargie, compte tenu des conditions climatiques et de l'éloignement géographique des grands centres urbains et même d'autres campements. Par conséquent, garder la famille unie à tout prix était le principal objectif et empêchait les tentatives d'échapper à la violence.

Selon certaines des personnes interrogées, les parents et les Aînés dans certaines familles pouvaient tenter d'intervenir dans les cas de violence familiale. Les membres plus anciens de la famille pouvaient conseiller le partenaire agresseur tout en évitant les conflits. Ces Aînés cherchaient à comprendre les sentiments, la motivation et les pensées du délinquant en question et ils lui parlaient avec subtilité de ces sentiments. Si ces interventions ne permettaient pas de réduire les épisodes de violence, les Aînés prodiguaient au délinquant des conseils de plus en plus directs et non équivoques au délinquant. Toutefois, ils cherchaient toujours à éviter de faire honte ou de causer de l'embarras au délinquant, car ils croyaient que le fait de provoquer ces genres de sentiments était dangereux pour tout le groupe. Ils estimaient que si les Aînés faisaient honte ou causaient de l'embarras à une personne ou s'ils la réprimandaient, elle pourrait commencer à éprouver du ressentiment et de la colère envers tout le monde, y compris sa femme. Par conséquent, ils visaient, du moins selon certains répondants, à réorienter subtilement les idées et les sentiments de la personne violente vers des directions plus constructives.

Même si les répondants n'étaient pas unanimes, certains ont dit que les familles des femmes agressées étaient libres de se venger sur le mari s'il devenait violent. Cela ne se produisait pas nécessairement tout de suite; en fait, il pouvait s'écouler des années avant que cela arrive, mais les membres de la famille pouvaient finir par profiter d'une occasion pour venger les actes de violence subis par un membre féminin de leur famille. Toutefois, la mort ou le fait d'estropier un chasseur compétent ne favorisait pas la survie du groupe, encore moins la survie de sa femme et de ses enfants. Les femmes s'adonnaient à la pêche, mais la chasse était l'apanage des hommes. Par conséquent, il semble qu'on utilisait tous les moyens possibles pour calmer, réorienter et réprimer tout comportement violent avant de recourir à des interventions plus graves.

Les répondants ont également indiqué que ce qu'on appelle les « ragots » et les « rumeurs » en français servaient de mécanisme de contrôle social. Les membres du clan discutaient avec les personnes qui, d'après les normes du groupe, n'avaient pas un comportement adéquat. Comme il était honteux de faire l'objet de ce genre d'attention, la dissémination de rumeurs croustillantes avait un certain effet sur les victimes de violence et les délinquants. Il se peut aussi que les ragots dont ont fait état les répondants visaient à produire un « défoulement » et à faire face à la colère, au ressentiment, à la honte et à la peur sans engendrer de conflit.

2.2.3 Approches actuelles officieuses du traitement des victimes au Nunavut

Malgré la sensibilisation croissante des habitants du Nunavut à la violence conjugale, aux agressions sexuelles et à la violence envers les enfants, ces crimes sont encore en grande partie tenus secrets. Même si certains de ces incidents sont portés à l'attention de la police ou d'autres autorités, il semble d'après les entretiens tenus avec les répondants, que la plupart des victimes ne signalent pas ces incidents à qui que ce soit. Le déni et l'évitement sont des façons officieuses compréhensibles et « utiles » de traiter les victimes dans les circonstances comme celles qui existent au Nunavut, notamment le manque de services sociaux, un taux de chômage élevé, l'isolement, la pauvreté endémique, le manque de logement, les bouleversements culturels et la victimisation généralisée.

De plus, les croyances traditionnelles concernant le maintien à tout prix de l'intégrité de la famille sont très ancrées. Et, d'après les répondants, les croyances au sujet de la culpabilité de la victime accentuent la tendance à garder secrète la violence interpersonnelle.

Comme il existe depuis peu des possibilités de rétablissement en toute sécurité, comme des cercles de guérison et des refuges, certaines victimes de violence peuvent divulguer les actes de violence sexuelle, physique et psychologique qu'elles ont subis. Mais les mesures de soutien officielles et officieuses des victimes de crime demeurent éparpillées et fragmentées. Certaines victimes ont déclaré qu'elles ont bénéficié du soutien de leurs enfants, de leurs amis, de leurs frères et sœurs, de leurs parents et de leurs beaux-parents. Toutefois, ce réseau de soutien officieux n'est pas universel et il varie d'une famille et d'une collectivité à l'autre. Selon les intervenants de refuge, et d'autres intervenants auprès des femmes victimes, la majorité des femmes victimes de violence ne bénéficient pas de beaucoup d'aide au sein de leur cercle immédiat de parents et d'amis.

Les répondants interrogés au cours de la présente étude ont dit que les victimes de crime utilisent les méthodes officieuses suivantes pour faire face à la situation :

Les enfants et les adultes des deux sexes « font face » officieusement à leur propre victimisation par le biais d'une gamme de symptômes et de comportements connus sous le nom de syndrome de stress post-traumatique (SSPT)[18]. Ces symptômes comprennent la confusion d'identité, le trouble de la mémoire, la dissociation mentale, la désorientation mentale, une gamme étendue de problèmes émotifs et psychologiques, les bouleversements des relations, le dysfonctionnement sexuel, une gamme étendue de symptômes physiques et une perte générale de foi dans la vie. Chaque individu réunit inconsciemment ces symptômes de manière à pouvoir survivre dans sa situation particulière. Ces situations peuvent être douloureuses mais elles sont au moins prévisibles et familières. À cet égard, elles constituent une sécurité et le bonheur, car l'individu en est arrivé à les accepter comme « normales ».

Des personnes maltraitées utilisent des méthodes plus affirmatives pour faire face à leur situation. Par exemple, certains répondants ont déclaré que la prière et l'intervention des anges et d'autres esprits utiles avaient joué un rôle considérable dans leur vie et la vie d'autres victimes de violence qu'elles connaissent. D'autres ont dit que les sports, la couture et l'artisanat traditionnel, la danse et le chant s'étaient révélés des outils utiles pour faire face à leur victimisation.

Mais la façon peut-être la plus universelle de faire face officieusement à des relations empreintes de violence, à la toxicomanie et à la victimisation a toujours été de s'éloigner pendant un certain temps de la collectivité et parfois de sa famille en allant faire du camping, chasser, pêcher et faire du piégeage. Il peut être difficile de le faire dans le cas des personnes et des familles qui n'ont pas de motoneige ou d'attelage de chiens et les autres ressources nécessaires à la vie à l'extérieur. Toutefois, les répondants ont affirmé que l'objectif universel de la plupart des Inuits consiste à s'éloigner le plus longtemps possible des soins et des problèmes de la vie communautaire et de refaire le plein d'énergie psychique dans des endroits favoris loin de la « ville ».

Bien des individus interrogés au cours de la présente étude ont dit qu'eux et les personnes qu'ils connaissent se sentent complètement revigorés, pleins d'espoir et en vie de nouveau même après quelques jours de camping. Ils affirment que le fait de s'éloigner de cette façon ne résout pas nécessairement leurs problèmes ou ne modifie pas leur situation générale, mais que cela la rend plus facile à accepter et leur donne l'énergie nécessaire pour continuer.

Selon les répondants, les familles et les collectivités ont tendance à « traiter » de manière officieuse les victimes de diverses façons. Tout d'abord, et d'après tous les répondants, il y a beaucoup de déni collectif et personnel au sujet de l'existence de la violence interpersonnelle dans les familles et les collectivités. Dans ces cas, il est également compréhensible qu'on traite officieusement les victimes en les blâmant et en leur faisant honte et en niant la réalité. Comme il a été mentionné plus haut, les intervenants de refuge et les répondants dans tous les autres domaines des services sociaux ont déclaré qu'on reproche à la majorité des victimes la violence qu'elles subissent. Au fil du temps, elles apprennent à se blâmer. Le fait dâmer les victimes et de leur faire honte a pour effet de réduire celles-ci au silence, ce qui les rend plus faciles à contrôler, peu exigeantes en matière de services ou de rétablissement (possibilités qui sont éparpillées dans tous les cas) et dociles à l'égard des situations privées et publiques actuelles dans lesquelles elles doivent survivre ainsi que leurs enfants [19].

Les répondants ont également indiqué que certaines collectivités ont élaboré des méthodes officieuses et officielles de traitement des victimes qui leur offrent plus de choix et de possibilités de rétablissement en toute sécurité. Par exemple, les répondants ont affirmé que dans certaines collectivités, une ou deux familles ont accueilli des femmes et des enfants victimes de violence. Malheureusement, ce système de refuge officieux est souvent devenu peu sécuritaire pour tous les intéressés. Les fournisseurs sont souvent obligés de cesser d'accueillir ainsi des victimes lorsque le partenaire des femmes en question fait feu sur leur maison ou cause d'autres problèmes [20].

Les enfants et les adolescents ont cependant accès à une variante de ce genre de refuge officieux. Comme il existe de grandes familles élargies dans la plupart des collectivités et qu'il arrive assez souvent que de jeunes cousins, des petits-enfants et d'autres membres de la famille demeurent avec les membres de la famille élargie et des grands-parents, les enfants et les adolescents maltraités peuvent parfois bénéficier temporairement d'une sécurité et d'un répit dans la maison de leur famille élargie. Le pourcentage des enfants et des adolescents pour qui il s'agit d'une option est inconnu et varie considérablement d'une famille et d'une collectivité à l'autre.

Même si l'on peut parler de « services officiels » dans ces cas, des collectivités ont également cherché à résoudre de manière constructive les problèmes sociaux communautaires au moyen de la création de possibilités récréatives. La plupart des collectivités ont des arénas pour le hockey et le patinage. En outre, la plupart ont des coordonnateurs des loisirs qui travaillent pour les conseils de hameau en offrant divers programmes de loisirs pendant chaque saison. Certains conseils de hameau parrainent également des comités de la justice communautaire et des comités du mieux-être. Bien que ces comités aient pour mandat d'offrir des services officiels, ils aident également à sensibiliser davantage la collectivité aux besoins des victimes, ce qui renforce les réseaux de soutien officieux des victimes de violence.

Bien des Églises du Nunavut cherchent aussi à venir en aide officieusement aux personnes et familles victimes de violence. Certains des répondants maltraités qui ont discuté de leur propre rétablissement ont affirmé que leur foi religieuse et leur Église avaient joué un rôle important dans leur vie. Ils ont déclaré que leurs croyances religieuses leur avaient permis de continuer de fonctionner et de garder espoir et les avaient aidés à mettre fin à des relations de violence qui duraient depuis longtemps. D'autres ont affirmé que l'« obligation » imposée par leur Église de rester avec un partenaire à « n'importe quelle condition » avait une influence négative sur leur rétablissement.