Aperçu des travaux de recherche du ministère de la Justice Canada portant sur la maltraitance envers les personnes aînéesNote de bas de page31
Par Natacha Bourgon
La sécurité et le vieillissement en bonne santé des personnes aînées sont des priorités à l’échelle mondialeNote de bas de page32. Pour assurer la sécurité des personnes aînées, il faut notamment éliminer toutes les formes de négligence, de mauvais traitements et de violence envers elles (ci-après la « maltraitance envers les personnes aînées »). Bien que le Canada utilise plusieurs définitions pour décrire la maltraitance envers les personnes aînées, la principale définition demeure celle de la Declaration on the Global Prevention of Elder Abuse de 2002 (Beaulieu et St-Martin, 2022) :
Il y a maltraitance quand un geste singulier ou répétitif, ou une absence d’action appropriée, intentionnelle ou non, se produit dans une relation où il devrait y avoir de la confiance, et que cela cause du tort ou de la détresse chez une personne aînée. (Organisation mondiale de la santé [OMS] 2002)
La maltraitance envers les personnes aînées peut prendre les formes suivantes :
- violence physique, comme une agression;
- exploitation financière / mésusage de biens, comme de la fraude;
- violence psychologique/émotionnelle, comme des menaces et du harcèlement;
- agression sexuelle.
La maltraitance peut aussi prendre les formes suivantes :
- cruauté mentale;
- pratiques irresponsables en matière de médication (administration excessive de médicaments, non-administration de médicaments);
- humiliation;
- intimidation;
- censure;
- invasion de la vie privée;
- privation de visiteurs;
- violation des droits de la personne / droits civils;
- négligence de soiNote de bas de page33;
- maltraitance spirituelle, religieuse ou culturelle. (Beaulieu et St-Martin, 2022)
Les personnes âgées représentent une proportion grandissante de la population au Canada. En 1996, les personnes âgées de 65 ans et plusNote de bas de page34 représentaient 12 pour cent de la population canadienne comparativement à environ 19 pour cent en 2021. Cette proportion devrait continuer d’augmenter pour s’établir à 25 pour cent d’ici 2060 (Statistique Canada, 2019). La croissance de la population âgée n’est pas un phénomène propre au Canada. De nombreux pays voient leur population vieillir rapidementNote de bas de page35. Parallèlement à cette hausse, la maltraitance envers les personnes aînées devrait également augmenter considérablementNote de bas de page36.
Bien que la maltraitance envers les personnes aînées constitue un enjeu majeur en matière de santé et de justice, il est difficile d’en déterminer l’ampleur en raison de lacunes dans les données. Trois raisons expliquent cette situation :
- Les termes et les définitions relatifs à la maltraitance envers les personnes aînées ne sont pas uniformes, ce qui limite la capacité des chercheurs à comparer les constatations de divers endroits et à comprendre le problème.
- Aucune donnée n’est recueillie auprès de certains milieux de vie et de personnes plus vulnérables, telles que celles vivant dans des foyers de soins de longue durée. Le type de maltraitance et sa fréquence sont donc souvent sous-estimés.
- Il manque de processus de suivi et de signalement ainsi que de lignes directrices pour la collecte de données dans les foyers de soins pour les personnes âgées. Cette situation contribue également à la sous-estimation du problème.
De plus, la constitution canadienne prévoit que la maltraitance envers les personnes aînées est un enjeu de compétence partagée entre les gouvernements provinciaux et territoriaux et le gouvernement fédéral. Cette compétence partagée rend donc plus difficile tout consensus quant à une définition unique ou à une approche nationale de prévention et d’intervention en matière de maltraitance, un défi qui a aussi été identifié par des experts et des intervenants à l’échelle mondialeNote de bas de page37. Le Canada s’aligne sur les priorités mondiales en matière de maltraitance envers les personnes aînées. Par exemple, les lettres de mandat de 2021 engagent le ministre de la Justice et la ministre des Aînés à investir dans la collecte de données sur la maltraitance envers les personnes aînées afin de l’améliorer.
Il n’est pas facile de produire des données de qualité, surtout lorsqu’il existe de nombreux obstacles à l’identification et au signalement du problème. Pour orienter les travaux dans ce domaine, le ministère de la Justice Canada a réalisé deux études de recherche : Enrichir les données canadiennes sur la maltraitance envers les personnes aînées : Une étude exploratoire, et une étude de cas sur les interventions du service de police d’Edmonton pour lutter contre la maltraitance envers les personnes aînées. Le présent article donne un aperçu de ces deux projets de recherche visant à mieux comprendre la maltraitance envers les personnes aînées et à améliorer les interventions pour y remédier.
Enrichir les données canadiennes sur la maltraitance envers les personnes aînées : Une étude exploratoire par Marie Beaulieu et de Kevin St-Martin (2022)
En 2021, le ministère de la Justice Canada a conclu un contrat avec une experte en la matière, Marie Beaulieu, qui a été titulaire de la Chaire de recherche sur la maltraitance envers les personnes aînées de l’Université de Sherbrooke de 2010 à 2022, afin d’étudier et de mieux documenter les difficultés liées à la production de données nationales sur la maltraitance envers les personnes aînées et les moyens possibles d’y remédier.
Méthodes
Marie Beaulieu et son collègue, Kevin St-Martin, ont procédé à une revue minutieuse de la littérature, en accordant une attention particulière aux travaux réalisés au Canada au cours des 10 à 15 dernières années. Ils ont également interviewé 42 experts nationaux et internationaux clés et des représentants des gouvernements provinciaux et territoriaux travaillant dans ce domaine.
Conclusions
Les résultats de cette étude démontrent qu’il existe deux types de difficultés principales liées à la production de données nationales sur la maltraitance envers les personnes aînées :
- Difficultés sur le plan conceptuel : Tous les termes et toutes les définitions servant à identifier et à définir la maltraitance envers les personnes aînées cernent le problème différemment. Il existe également des différences dans les types et les formes de maltraitance reconnus. Pour complexifier encore plus la recherche, les termes et les définitions varient aussi considérablement en français et en anglais.
- Comment le problème de la maltraitance envers les personnes aînées est-il défini? Hall et ses collègues (2016) ont relevé des différences dans l’une ou plusieurs des composantes de la maltraitance suivantes :
- intentionnalité (la personne maltraitante avait-elle agit intentionnellement ou non?);
- acte unique ou des actions répétés (combien d’incidents sont nécessaires pour parler de maltraitance?);
- relation de confiance (l’action ou l’inaction a-t-elle été commise par une personne qui entretient présumément une relation de confiance avec la victime?);
- conséquences (l’action ou l’inaction a-t-elle nuit au bien-être global de la victime à court et à long terme ou a-t-elle fortement risqué d’y nuire?);
- vulnérabilitéNote de bas de page38.
- Quels sont les types et les formes de maltraitance reconnus? De façon générale il y a la violence physique ainsi que psychologique ou émotionnelleNote de bas de page39. La plupart des régions du Canada reconnaissent également l’exploitation financière ou matérielle, la violence sexuelle et la négligence. Les autres types et formes sont la négligence de soi, la maltraitance organisationnelle, l’abus de pouvoir par des agents (p. ex., une procuration), la maltraitance spirituelle, religieuse ou culturelle, etc.
- Comment le problème de la maltraitance envers les personnes aînées est-il défini? Hall et ses collègues (2016) ont relevé des différences dans l’une ou plusieurs des composantes de la maltraitance suivantes :
- Difficultés sur les plans méthodologique et opérationnel : Il existe deux méthodes de collecte de données : les enquêtes populationnelles et les données administratives ou opérationnelles. Chaque méthode comporte ses propres lacunes et défis :
- Les enquêtes populationnelles, telles que l’Enquête sociale générale sur la victimisation, reposent sur des autodéclarations provenant d’individus. Les lacunes et les défis comprennent les suivants :
- manque d’outils et d’échelles de mesure validés;
- exclusion de certaines personnes ou milieux de vie, tels que les membres des Premières Nations vivant dans des réserves, ou les personnes aînées vivant dans des foyers de soins de longue durée, dans des territoires du Canada, dans les prisons, ou celles qui ne parlent ni français ni anglais.
- Les données administratives ou opérationnelles proviennent d’organismes ou d’organisations tels que les services de police, les tribunaux judiciaires ou les maisons de refuge. Les lacunes et les défis comprennent les suivants :
- différence des lois et des politiques en matière de services de protection des adultes d’une région à l’autre;
- manque de lignes directrices pour la collecte de données et les processus de suivi et de signalement;
- absence de répertoire centralisé de données qui, ultimement, nuit à la compatibilité et à l’accessibilité des données.
- Les enquêtes populationnelles, telles que l’Enquête sociale générale sur la victimisation, reposent sur des autodéclarations provenant d’individus. Les lacunes et les défis comprennent les suivants :
L’étude comprenait également une série de propositions pour aider à remédier à ces lacunes liées aux données sur la maltraitance envers les personnes aînées à l’échelle nationale. Selon ces propositions, tous les travaux futurs dans ce domaine devront s’harmoniser avec les cinq volets prioritaires que l’OMS a établis en juin 2022 dans le cadre des travaux relatifs à la Décennie pour le vieillissement en bonne santé. Ces volets sont les suivants :
- lutter contre l’âgisme;
- générer des données en plus grande quantité et de meilleure qualité sur la prévalence et les facteurs de risque et de protection;
- élaborer et mettre en œuvre à grande échelle des solutions rentables;
- investir dans la production de données sur les coûts liés à la maltraitance et la rentabilité des solutions;
- recueillir des fonds pour la recherche et les interventions. (Organisation mondiale de la santé [OMS], 2022)
Pour plus de renseignements, veuillez consulter le rapport complet : Enrichir les données canadiennes sur la maltraitance envers les personnes aînées : une étude exploratoire : rapport final (lac-bac.gc.ca)
Étude de cas sur les interventions du service de police d’Edmonton pour lutter contre la maltraitance envers les personnes aînées par Natacha Bourgon (à venir)
Depuis 2021, le ministère de la Justice Canada travaille avec le service de police d’Edmonton (SPE) pour examiner et mieux comprendre les données policières que ce dernier a recueillies sur les signalements de maltraitance envers les personnes aînées, de même que les interventions de la police en réponse à de tels incidents. Cette étude visait à recréer une étude antérieure intitulée Une étude empirique sur la maltraitance des aînés : Un examen des dossiers de la Section contre la violence à l’égard des aînés, du Service de police d’Ottawa (Ha et Code, 2013).
MéthodesNote de bas de page40
L’étude a porté sur des cas de maltraitance envers les personnes aînées qui ont été signalés au SPE entre 2015 et 2021. Elle s’est appuyée sur deux sources : la base de donnéesNote de bas de page41 du Seniors Protection Partnership’s (SPP) Note de bas de page42 et le système de gestion des dossiers « Edmonton Police Reporting and Occurrence System ». L’étude de cas repose également sur deux entrevues de groupe composées au total de dix informateurs clés, dont des agents du SPE de même que d’autres partenaires et prestataires de services communautaires qui font partie de l’équipe consultative sur la maltraitance des personnes âgées, le « Elder Abuse Consultation Team »Note de bas de page43.
Conclusions
Les conclusions démontrent que les cas avérés ou les cas présumés de maltraitance sont signalés au SPE de deux façons :
- directement par les victimes, les membres de la famille ou des témoins via la ligne téléphonique réservée aux policiers ou d’appels filtrés par la ligne téléphonique Elder Abuse Intake lineNote de bas de page44, ou
- par l’aiguillage de la part d’organisations et d’organismes communautaires de même que de prestataires de services.
Les incidents avérés ou présumés de maltraitance envers les personnes aînées sont surtout signalés au service de police d’Edmonton par des personnes autres que la victime aînée elle-même :
- au moyen de signalements directs d’un membre de la famille de la personne aînée;
- par un prestataire de services de soins de santé ou de services sociaux (par exemple, un médecin, un infirmier, un physiothérapeute ou un travailleur social);
- par d’autres personnes (par exemple, un caissier ou un voisin).
L’étude a identifié divers obstacles au signalement de la maltraitance. Le plus fréquent était le souhait de la victime de protéger sa relation avec la personne maltraitante. Par exemple, de nombreuses personnes aînées veulent protéger la personne maltraitante, qui peut être un membre de la famille (un enfant ou un petit-enfant) ou un ami, de toute conséquence légale. Les victimes ou d’autres personnes pourraient aussi ne pas signaler une situation de maltraitance pour les raisons suivantes :
- une crainte de la police ou une méfiance envers celle-ci;
- la peur de représailles de la part de la personne maltraitance ou de ce qui pourrait lui arriver, une crainte que la situation s’aggrave ou qu’un conflit en découle;
- des sentiments de honte, d’embarras et de culpabilité;
- ne pas savoir qu’il y a maltraitance (les personnes interviewées ont indiqué que cette raison est particulièrement fréquente dans les cas d’exploitation financière, où l’exploitation peut passer inaperçue pendant des années);
- le fait de ne pas connaître les signes et les conséquences de la maltraitance envers les personnes aînées ainsi que les ressources d’aide et les services communautaires offertsNote de bas de page45.
Parmi les cas qui ont effectivement été signalés au SPE, l’étude a démontré que les personnes aînées victimes de maltraitance sont souvent des femmes à faible revenu dont la capacité cognitive est réduite à un certain degré en raison de la démence, par exemple. Les personnes maltraitantes sont principalement des hommes et sont souvent des enfants ou petits-enfants de la victime qui sont confrontés à divers problèmes, tels que des troubles mentaux ou de la dépendance. Bien que les données comportent des lacunes en ce qui concerne l’identité ethnoculturelle des victimes et des accusés, les personnes interviewées ont indiqué que les victimes qu’elles aidaient étaient d’origine blanche, autochtone et asiatiqueNote de bas de page46.
Les cas de maltraitance envers les personnes aînées comportent plusieurs types de maltraitance. Compte tenu de la complexité des cas de maltraitance envers les personnes aînées ainsi que des besoins uniques et de la vulnérabilité des victimes, la plupart de ces cas sont résolus à l’extérieur du système de justice, notamment au moyen d’autres services fournis par le SPP (p. ex., des services de santé ou des services liés à l’hébergement ou aux questions financières). Seulement un cinquième de tous les cas de maltraitance envers les personnes aînées signalés au SPE entre 2015 et 2021 ont donné lieu à des accusations (la plupart de ces cas comportaient au moins une accusation liée à une forme de violence physique), et à peine plus d’un tiers de ces cas ont entraîné un verdict de culpabilité. Dans la majeure partie de ces cas, une peine d’emprisonnement a été infligée comme peine la plus grave. La plupart des peines étaient d’une durée de moins d’un an.
Les conclusions font ressortir deux éléments : 1) que les interventions dans les cas de maltraitance envers les personnes aînées sont multidimensionnelles; et 2) que le système de justice pénale n’est qu’une façon de traiter de tels cas. Bien que de nombreux défis subsistent, les personnes interviewées ont relevé de nombreuses options d’intervention prometteuses dans les cas de maltraitance envers les personnes aînées. Notamment, le recours à une approche axée sur la personne, à des professionnels dédiés à la maltraitance envers les personnes aînées et à des groupes de soutien par les pairs pour les personnes âgées. En outre, selon le SPE, les conclusions de cette étude démontrent aussi l’importance de revoir les processus et les pratiques de collecte de données.
Pour plus de renseignements, veuillez consulter le rapport complet, dont la publication est prévue à l’été 2023.
Conclusion
Les résultats de ces deux études de recherche mettent en lumière la nécessité pour les organismes de collaborer afin de prévenir la maltraitance envers les personnes aînées et d’intervenir à cet égard, notamment en investissant dans la collecte de données. Les travaux futurs en la matière devront être définis comme un enjeu de santé publique et un enjeu légal, et être guidés par les données probantes les plus à jour, comme les conclusions des deux études de recherche résumées ci-dessus.
Références
Beaulieu, Marie et Kevin St-Martin (2022), « Enrichir les données canadiennes sur la maltraitance envers les personnes aînées : Une étude exploratoire » Préparée pour le ministère de la Justice Canada.
Bourgon, Natacha (à venir), « Étude de cas sur les interventions du service de police d’Edmonton pour lutter contre la maltraitance envers les personnes aînées ».Ministère de la Justice Canada en collaboration avec le service de police d’Edmonton.
Catholic Social Services, un organisme sans but lucrative basé à Edmonton, « Elder / Senior Citizen Abuse Support ». Page consultée le 16 janvier 2023 : https://www.cssalberta.ca/Our-Services/Elder-Senior-Citizen-Abuse-Support
Conroy, Shana et Danielle Sutton, (2022), « La violence envers les personnes âgées et les perceptions de ces dernières à l’égard de la sécurité au Canada ». No 85-002-X au catalogue de Statistique Canada. Page consultée à l’adresse https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/85-002-x/2022001/article/00011-fra.htm
Ha, Lisa et Ruth Code (2013), « Une étude empirique sur la maltraitance des aînés : Un examen des dossiers de la Section contre la violence à l’égard des aînés, du Service de police d’Ottawa ». Ministère de la Justice Canada. Page consultée le 16 janvier 2023 à l’adresse https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/jp-cj/vf-fv/rr13_1/index.html
Statistique Canada (2019), « Population projetée, selon le scénario de projection, l’âge et le sexe, au 1er juillet (x 1000) » – Tableau : 17-10-0057-01. Page consultée le 16 janvier 2023 à l’adresse https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1710005701&request_locale=fr
St-Martin, Kevin (2019), « Synthèse de la terminologie sur la violence ». Document préparé par le comité de terminologie, 31 pages (non publié).
Organisation mondiale de la Santé [OMS], « Maltraitance des personnes âgées ». Page consultée le 16 janvier 2023 à l’adresse https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/abuse-of-older-people
Organisation mondiale de la santé [OMS] (2020), « Décennie pour le vieillissement en bonne santé 2021-2030 ». Page consultée le 5 avril 2022 à l’adresse https://cdn.who.int/media/docs/default-source/decade-of-healthy-ageing/final-decade-proposal/decade-of-healthy-ageing-proposal---fr.pdf?sfvrsn=b4b75ebc_25
Organisation mondiale de la santé (2002), « The Toronto Declaration on the Global Prevention of Elder Abuse ». Genève : Organisation mondiale de la santé. Page consultée à l’adresse TorontoDeclarationV-eng (eapon.ca)
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