Vue d'ensemble des risques et des facteurs de protection pour les enfants touchés par la séparation et le divorce

4. Façons Dont L'accumulation des Facteurs Perturbe Plus ou Moins les Enfants : Exacerbation et Protection

L'une des constatations les plus importantes à s'être dégagée des travaux de recherche des vingt dernières années est que les risques ne sont pas isolés.  Dans la partie 2, nous avons vu que même si les enfants touchés par le divorce de leurs parents sont plus perturbés que les autres enfants, la majorité d'entre eux ne sont pas affectés en permanence par leur expérience.  Mais pourquoi certains enfants éprouvent-ils des problèmes graves à la suite d'un divorce tandis que d'autres traversent cette épreuve relativement bien (Hetherington, Bridges et Insabella, 1998)?

Comme nous l'avons vu dans la partie 3, cette différence s'explique en partie par les composantes du processus de divorce (p. ex. : conflits, instabilité économique), qui contribuent à la gravité du stress.  Mais même quand nous connaissons le degré de gravité lié aux composantes du divorce, une bonne partie de la variation observée dans l'adaptation des enfants demeure inexpliquée.  Ceci est dû au fait que le divorce est associé à toutes sortes d'événements et de circonstances précédant et suivant le divorce qui rendent les enfants vulnérables.  Pour savoir comment les enfants s'adaptent au divorce de leurs parents, il est donc important de connaître les facteurs qui ont pour effet de multiplier les risques d'une part, et de protéger les enfants contre ces risques d'autre part.

4.1  Risques multiple en courus

Les facteurs qui ont pour effet d'augmenter le degré de perturbation des enfants sont appelés des facteurs de risque.  Outre le divorce et les conflits, les principaux facteurs de risque pour les enfants sont la sévérité des parents (Dodge, Bates et Pettit, 1990); la maladie mentale d'un parent (p. ex. la dépression); l'abus d'alcool ou d'autres drogues par un parent (Quinton et Rutter, 1985); le fait d'être né d'une mère-célibataire (Brooks-Gunn et Chase-Lansdale, 1995); la pauvreté; le fait d'être élevé dans un quartier où le taux de criminalité est haut (Sampson et coll., 1997); les nombreux passages d'un parent à l'autre (Henry et coll., 1996); et les difficultés d'apprentissage (Moffitt, 1993).

Le degré de perturbation des enfants est mesuré en fonction du nombre de risques encourus dans leur vie.  On y parvient en additionnant tous les risques encourus, peu importe leur nature.  Un enfant élevé par une mère-célibataire, ayant un père alcoolique et dont les parents ont divorcé aurait ainsi accumulé trois risques sur une échelle de risque cumulative.  Rutter (1979) a établi que les enfants ayant été exposés à un risque avaient un degré de perturbation comparable à celui des enfants ayant été exposés à aucun risque.  Pour leur part, les enfants ayant été exposés à deux risques avaient un degré de perturbation quatre fois plus élevé.  Enfin, les enfants ayant été exposés à quatre risques ou plus avaient un degré de perturbation dix fois plus élevé.  Jenkins et Keating (1998) ont examiné les données de l'Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes afin d'étudier les effets cumulatifs des risques auprès d'un échantillon d'enfants canadiens d'âge scolaire.  Leur échelle de risque cumulative englobait le divorce comme l'un des facteurs de risque.  En se fondant sur les rapports des enseignants, les chercheurs ont établi à 16 % le degré de perturbation des enfants ayant été exposés à deux risques, et à 50 % celui des enfants ayant été exposés à quatre risques ou plus.  Ces données démontrent que les risques, en s'accumulant, multiplient leurs effets néfastes.  Autrement dit, les risques prennent de la force en se combinant les uns avec les autres.

La majorité des enfants ne sont pas exposés à un nombre élevé de facteurs de risque graves.  Jenkins et Keating (1998) ont établi que seulement 4 % des enfants faisant partie d'un échantillon d'enfants canadiens représentatifs de l'ensemble de la population avaient été exposés à quatre risques ou plus dans leur vie.  Il n'en demeure pas moins que des facteurs de risque s'accumulent au sein des familles.  Les données canadiennes sur les facteurs prédisposant au divorce en font foi.  O'Connor et Jenkins (2001) se sont penchés sur les facteurs individuels, familiaux et communautaires prédisposant à l'échec du mariage.  Des facteurs comme le nombre de partenaires précédents, la dépression d'un parent et un faible revenu prédisposaient tous à l'échec du mariage.  C'est ce qui ressort aussi d'autres études démographiques menées au Royaume-Uni et aux États-Unis (Capaldi et Patterson, 1991; Dunn et coll., 1998; O'Connor et coll., 1998).  Ainsi, les enfants touchés par le divorce de leurs parents sont plus portés que les autres à être exposés à un nombre élevé de risques graves.  Cela vaut aussi pour les facteurs de risque postérieurs au divorce.  Dans la partie 3, nous avons fait état de travaux démontrant que le divorce des parents pouvait être suivi par une baisse de revenu, par des relations parents-enfants plus mauvaises et par une diminution des contacts avec le parent non gardien.  Ce qui fait que les enfants touchés par le divorce de leurs parents sont souvent exposés à des sources de stress multiples.  Quand pareille chose se produit, la possibilité qu'ils deviennent perturbés augmente sensiblement du fait que ces risques prennent de la force en se combinant les uns les autres.

4.2  EFFETS DE PROTECTION

Une autre manière de voir comment les différents facteurs fonctionnent de concert consiste à examiner de quelle façon les aspects positifs de la vie des enfants se mêlent aux événements stressants ou aux risques et arrivent à réduire les probabilités que les enfants y réagissent mal.  C'est ce qu'on appelle l'étude des effets de protection.  Par rapport aux conséquences du divorce sur les enfants, on a déjà dit qu'il y avait « des gagnants, des perdants et des survivants » (Hetherington, 1989).  Voyons les choses sous l'angle de la faculté de récupération (Hetherington, Bridges et Insabella, 1998) afin de mieux comprendre les facteurs qui protègent les enfants du stress associé au divorce parental ou permettent de l'atténuer.

Mais avant d'examiner les résultats des recherches sur les facteurs de protection et le divorce, nous devons d'abord aborder une question méthodologique importante.  L'examen des effets de protection peut se faire en principe selon deux méthodes (Jenkins et Smith, 1990; Rutter et Pickles, 1987), la seconde, que nous décrirons, étant plus instructive que la première.  La première méthode ne s'attarde qu'au groupe à haut risque seulement.  Les enquêteurs examinent les facteurs présents dans ce groupe qui expliquent la meilleure adaptation observée chez les enfants.  Par exemple, dans un groupe d'enfants en train de vivre le divorce de leurs parents (groupe à haut risque), nous pourrions constater que les enfants qui ont bon caractère sont moins perturbés que ceux qui ont moins bon caractère.  Cela nous amènerait à conclure qu'un bon caractère « protège » les enfants des conséquences néfastes du divorce qu'ils sont en train de vivre.  Cependant, si nous avions un groupe d'enfants à faible risque (leurs parents ne seraient pas en instance de divorce), nous pourrions probablement constater tout autant que les enfants qui ont bon caractère s'en tirent mieux que les enfants qui ont moins bon caractère.  À quoi sert-il alors de dire que ces enfants sont « protégés » par leur bon caractère quand ils n'ont pas besoin de protection?  Ces enfants n'ont pas besoin de protection parce qu'ils ne sont exposés à aucun risque.

Les réserves exprimées ont entraîné une seconde vague d'études sur les effets de protection dans le cadre desquelles on a fait enquête auprès des enfants à haut risque et à faible risque.  On a alors défini les effets de protection comme des facteurs qui réduisaient le degré de perturbation parmi les enfants à haut risque, mais qui avaient peu ou pas d'effet parmi les enfants à faible risque (Rutter et Pickles, 1987).  On évalue cette forme de protection en s'attardant sur l'interaction statistique entre le facteur de risque et le facteur de protection.  Si l'interaction est significative, cela veut dire que le facteur de protection joue un rôle différent au chapitre des conséquences pour les enfants à haut risque et à faible risque.

L'examen des effets de protection étant relativement jeune, seulement deux études ont analysé les effets de protection au sein des familles touchées par un divorce.  Ce qui nous a amenés à examiner aussi les études sur les conflits familiaux.  Comme les conflits précèdent et suivent souvent la séparation des parents, les résultats de ces études valent aussi pour les enfants qui vivent un divorce.

Jenkins et Smith (1990) ont examiné les facteurs de protection chez les enfants touchés par des conflits conjugaux dans la population en général.  Ils ont comparé 57 enfants de familles fortement conflictuelles à 62 enfants de familles faiblement conflictuelles.  Ces enfants avaient entre 9 et 12 ans.  Les chercheurs ont apparié les enfants des deux groupes en fonction du sexe, de la taille de la famille, de la classe sociale du père et de la région géographique.  Ils ont observé deux types d'effets.  Ils ont d'abord constaté que des facteurs comme la qualité de la relation mère-enfant jouaient un rôle dans l'adaptation des enfants des familles fortement et faiblement conflictuelles.  Même quand les enfants n'étaient pas touchés par le divorce de leurs parents, leur adaptation était meilleure quand ils s'entendaient bien avec leur mère.  La qualité de la relation père-enfant avait un effet similaire.

Par ailleurs, trois facteurs jouaient un rôle différent auprès des deux groupes d'enfants.  Ainsi, une relation étroite avec un adulte ne faisant pas partie de la famille (généralement un grand-parent) était associée à une meilleure adaptation parmi les enfants des familles fortement conflictuelles, mais avait peu d'effet parmi les enfants des familles faiblement conflictuelles.  Cette relation servait donc d'exutoire aux enfants des familles fortement conflictuelles.  De même, un enfant du groupe à haut risque qui avait une relation étroite avec son frère ou sa sœur ou qui était engagé dans une activité qui lui apportait de la reconnaissance tirait avantage de ces facteurs de protection.  Cela signale l'existence de processus compensatoires dans le développement.  Quand il y a un vide dans la vie des enfants en raison de leur exposition au stress, d'autres aspects de leur environnement peuvent compenser ce vide.

Formoso, Gonzales et Aiken (2000) se sont également penchés sur les effets de protection dans les familles fortement conflictuelles.  Leur échantillon se composait de 284 garçons et filles de 10 à 16 ans vivant dans des familles fortement ou faiblement conflictuelles.  Ils ont étudié les effets de protection du lien affectif entre les parents et les enfants, du lien affectif entre pairs et de la surveillance des parents sur les problèmes de comportement social (vol, mensonge, violence physique, etc.) et sur la dépression infantile.  Ils ont constaté que l'affection et la surveillance des parents réduisaient le risque d'apparition de problèmes de comportement social chez les filles des familles fortement conflictuelles, sans toutefois avoir le même effet chez les garçons.  Aucune association avec des problèmes de comportement social n'a été signalée chez les filles des familles faiblement conflictuelles.  Ces résultats indiquent que, dans une famille fortement conflictuelle, l'affection et la surveillance des parents peuvent empêcher les filles d'avoir des problèmes de comportement graves.

Deux études se sont penchées sur les effets de protection chez les enfants des familles touchées par un divorce.  O'Connor et Jenkins (2001)[1] ont étudié un échantillon représentatif des familles canadiennes (à l'aide des données de l'Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes) sur une période de deux ans.  Certaines de ces familles avaient vécu une séparation pendant cette période.  Puisque l'on disposait de données relatives au bien-être des enfants avant et après la séparation de leurs parents, il était donc possible d'observer les changements dans la vie des enfants pendant le processus de séparation et de divorce.  Mais il était surtout possible d'examiner les effets de protection.  Si les enfants réagissaient mal au divorce, quels étaient les facteurs prédisposant à une réaction moins négative?  Les symptômes d'angoisse et de dépression augmentaient à la suite du divorce des parents mais les symptômes d'hyperactivité et d'agressivité demeuraient les mêmes.  Ceci était dû en grande partie au fait que les enfants qui devaient plus tard vivre le divorce de leurs parents montraient déjà plus de symptômes d'hyperactivité et d'agressivité avant le divorce que les enfants dont les parents ne s'étaient pas divorcés par la suite.  Les relations mère-enfant chaleureuses se sont révélées le principal facteur de protection des enfants contre l'augmentation de l'angoisse et de la dépression à la suite du divorce de leurs parents.

Récemment, Lengua et coll. (2000) ont étudié les effets de protection du caractère sur les liens entre le rôle parental et les problèmes d'adaptation chez les enfants de familles touchées par un divorce.  Ils ont examiné deux aspects du rôle parental, à savoir le rejet des enfants et le manque de discipline, par rapport à trois traits du caractère : les réactions émotionnelles positives (sourires, rires, sensibilité aux signaux positifs dans le cadre de vie), les réactions émotionnelles négatives (crainte, frustration, sensibilité aux signaux négatifs dans le cadre de vie) et la régulation (attention, impulsivité et inhibition).  Les chercheurs s'intéressaient à la dépression juvénile et les problèmes de comportement social leurs servaient d'indices de mesure des conséquences.  L'échantillon utilisé comprenait 231 mères et enfants qui venaient de vivre un divorce (1,1 an s'était écoulé en moyenne depuis).  Les enfants faisant partie de l'échantillon avaient entre 9 et 12 ans et la répartition entre les sexes était à peu près égale.

Les enfants qui avaient beaucoup de réactions émotionnelles positives s'adaptaient mieux au rejet des parents que les enfants qui avaient peu de réactions émotionnelles positives.  Les réactions émotionnelles positives n'étaient cependant pas liées d'aussi près à l'adaptation des enfants qui n'avaient pas été confrontés au rejet des parents.  Pour illustrer la façon dont les risques peuvent prendre de la force en s'accumulant (voir la section 4.1), les enfants des familles où il y avait un manque de discipline qui étaient plus impulsifs montraient plus de symptômes de dépression et de problèmes de comportement social.  L'impulsivité avait moins de conséquences néfastes pour les enfants quand les parents étaient constants dans leur discipline.  En définitive, les résultats obtenus démontrent que les enfants plus impulsifs courent un plus grand risque d'avoir des problèmes d'adaptation, tandis que les réactions émotionnelles positives peuvent protéger les enfants contre les effets néfastes associés à la diminution du rôle parental dans les familles touchées par un divorce (Lengua et coll., 2000).


[1] Développement des ressources humaines Canada a appuyé cette étude et nous remercions le Ministère de nous avoir permis de présenter ses résultats dans ce rapport.