Élaboration des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux : amorce de la discussion
III. THÉORIES RELAT IVES À LA PENSION ALIMENTAIRE POUR ÉPOUX
Si l'on veut élaborer des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux, il y a lieu tout d'abord de recenser et de clarifier les principes théoriques de base qui sous-tendent et structurent l'obligation alimentaire. Ensuite, il s'agit d'édicter des règles pratiques et faciles à administrer en vue de mettre en ouvre ces principes qui, précisons-le, restent des « approximations sommaires » qui supposeront inévitablement que l'on sacrifie à la pureté théorique au nom d'une résolution véritable des conflits[22].
Dans la présente section, nous cherchons à mettre en lumière les diverses bases théoriques qui ont été avancées pour justifier l'obligation alimentaire envers l'ex-époux de même que les possibilités offertes par chacune. Nos propos porteront essentiellement sur les théories touchant l'objectif de cette obligation telles qu'elles ont été énoncées dans la doctrine qui commence à voir le jour à ce sujet. Il sera vite évident que les diverses théories se reflètent toutes, à des degrés divers, dans les règles de droit sur les pensions alimentaires pour conjoints au Canada. Même si bon nombre de ces théories sont considérées de nature exclusive, du moins par les auteurs, il arrive fréquemment en pratique que plusieurs d'entre elles se conjuguent. En outre, des principes très différents peuvent souvent engendrer des méthodes semblables de calcul.
Il ne faudrait pas oublier, en lisant la présente section, que nous présentons ces théories non pas pour restructurer notre droit en matière de pensions alimentaires pour époux en fonction d'une nouvelle théorie ni pour forcer un consensus sur un principe particulier. Étant donné que le projet du Ministère se veut en bout de ligne d'ordre pratique et non pas théorique, il a pour objet de mettre en relief les tendances émergentes dans notre jurisprudence puis d'obtenir un consensus sur les issues appropriées dans des catégories particulières de dossiers. Une partie de ce processus implique toutefois la recension et la clarification des idées qui génèrent et justifient ces issues.
Il est bien établi dans nos règles de droit qu'il existe plus d'un fondement théorique à l'obligation alimentaire en faveur du conjoint. Cette diversité a été encouragée au Canada, comme en témoignent les multiples objectifs des aliments versés au profit d'un conjoint qui sont intégrés à la loi ainsi que l'importance rattachée à ce choix législatif dans l'arrêt Bracklow. Il sera donc nécessaire qu'elle soit également reconnue dans les lignes directrices éventuelles. Cependant, comme nous l'avons mentionné à la partie II, elle a atteint un point inacceptable, et la structure conceptuelle des pensions alimentaires pour époux est devenue peu cohérente. C'est là une source majeure de l'incertitude dans ce domaine du droit.
Si nous voulons rendre les règles de droit plus cohérentes et prévisibles, nous devons donc clarifier au moins jusqu'à un certain point les principes théoriques fondamentaux qui justifient et structurent l'obligation alimentaire entre conjoints de même que les façons dont ils interagissent. L'examen qui suit cherche à faciliter ce processus.
A. La pension alimentaire pour époux dans la tradition - notion de faute et de statut; promesse d'une pension à vie
Le droit en ce qui concerne les pensions alimentaires pour époux a déjà été relativement simple : l'épouse, n'ayant commis aucune faute conjugale, avait le droit de recevoir, à la rupture du mariage, un montant qui lui permettrait de conserver pour le restant de ses jours ou jusqu'à ce qu'elle se remarie le même niveau de vie qu'elle avait connu durant son mariage.
Le concept sous-jacent, parfois appelé le modèle de la « pension à vie », était clair : l'obligation était bien évidemment fondée sur le statut du mariage et se justifiait au moyen d'une analyse contractuelle des obligations prises en charge lors du mariage, où la notion de faute jouait un rôle central. La pension devenait alors essentiellement une forme de dommages-intérêts pour la perte du profit espéré résultant du défaut au contrat. En effet, le mariage supposait, de la part du mari, une promesse de soutien économique à vie faite à l'épouse. Si le mari décidait par la suite d'abandonner cette relation ou était responsable de la rupture en ayant commis un délit conjugal, l'épouse « innocente » pouvait revendiquer ce qu'on lui avait promis par le mariage, c'est-à-dire la sécurité économique pour la vie. Traditionnellement, les règles en matière de pensions alimentaires pour époux impliquaient une analyse des besoins et des ressources. La pension visait à combler les besoins économiques de l'épouse et en principe, sinon en pratique[23], le « besoin » était évalué dans le contexte de la relation conjugale et compte tenu du niveau de vie de l'épouse durant le mariage.
Puisque les bases de l'obligation alimentaire étaient relativement bien comprises dans le passé, il n'est pas surprenant que les premières versions de ce que nous appellerions maintenant des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux aient vu le jour afin de permettre le calcul du montant accordé sous forme d'aliments[24]. La fameuse règle du « tiers », qui découlait de la pratique des tribunaux ecclésiastiques, était souvent appliquée aux cas où le mari était le seul soutien de famille : il était ainsi présumé que l'épouse avait droit à une pension équivalant au tiers du revenu de son mari. En pratique, cette règle englobait souvent les pensions destinées à l'épouse et aux enfants, ce qui fixait un plafond absolu bien inférieur à la moitié du revenu du payeur. Lorsque les deux époux gagnaient un revenu, les tribunaux appliquaient parfois une formule qui permettait de laisser à l'épouse une pension alimentaire qui, ajoutée à son propre revenu, représentait les deux cinquièmes des revenus conjoints; d'autres encore égalisaient les revenus des parties. La pension alimentaire destinée à l'ex-conjoint n'était jamais complètement fixe ni déterminée, mais certaines règles de présomption ont été créées au fil des décisions.
B. La pension alimentaire pour époux dans la société moderne : à la découverte de nouvelles théories
Le divorce sans notion de faute, qui a été introduit au Canada par la Loi sur le divorce de 1968, éliminait les justifications fondées sur le statut et la faute qui sous-tendaient le modèle traditionnel. Une obligation alimentaire fondée sur le statut présume que le mariage constitue en soi une promesse de soutien à vie, ce qui est contraire à la notion de la « non-pérennité » des liens du mariage sur laquelle repose le divorce sans notion de faute. Or le statut est étroitement relié à la faute, qui était la clé de voûte du modèle traditionnel.
Avec la disparition de la notion de faute, il n'était plus possible d'assimiler la pension alimentaire pour époux à des dommages-intérêts versés pour la perte du profit espéré d'une épouse innocente[25]. Dans la mesure où il s'agissait simplement d'accorder à l'ex-époux ce qu'il aurait obtenu sans la dissolution du mariage, une obligation ne pouvait plus alors être imposée. En l'absence d'un manquement injustifié à une promesse, pourquoi un époux serait-il obligé de se servir de ses « ressources » pour satisfaire les « besoins » de l'autre après divorce? Logiquement, soit qu'il fallait trouver une nouvelle explication pour justifier l'obligation alimentaire, soit que celle-ci devait être écartée.
Les règles de droit modernes en matière de pensions alimentaires pour époux peuvent être vues comme une série de réponses au défi théorique qui consistait à justifier l'imposition d'une obligation alimentaire entre les ex-époux dans le contexte d'une famille moderne. Il fallait remplacer, et c'était là le défi, les explications fondées sur le statut du mariage et la faute.
Comme le montrera l'examen suivant, il n'est pas clair que le statut a été entièrement éliminé de toutes les nouvelles théories. Certaines, parmi les plus généreuses, conservent un élément important rattaché au mariage en soi. La faute a été éliminée, mais des éléments du statut sont quand même restés; on peut sérieusement remettre en question la cohérence et la légitimité théoriques de principes reposant sur le statut sans la notion de faute. Depuis Bracklow, certains juges et avocats ont tendance à présumer que la pension non compensatoire ou fondée sur des besoins constitue essentiellement un retour au modèle traditionnel, où l'obligation alimentaire se justifiait par l'attente d'un soutien à vie créée par le mariage et par le fait qu'une personne ait pu profiter d'un certain niveau de vie durant l'union[26]. Les bases théoriques de la pension dans ce contexte, en l'absence de la notion de faute attribuant la responsabilité de l'échec du mariage à l'une ou l'autre partie, sont douteuses.
C. La réadaptation, l'autonomie et la rupture nette
La première réponse à ce défi théorique - c'est-à-dire justifier la pension alimentaire destinée à l'ex-conjoint dans le nouvel environnement du divorce sans notion de faute - est très connue : il n'était plus possible d'imposer des obligations alimentaires après le divorce. La pension devait être versée à l'ex-conjoint pendant une période transitoire limitée afin de lui permettre de se « réadapter ». Une personne sans emploi pouvait recevoir une pension pour survivre pendant un certain temps, pendant qu'elle acquérait ou remettait à jour ses compétences en vue de se trouver un emploi ou d'atteindre l'autonomie financière. Dans d'autres situations, lorsque aucune modification de la capacité de l'ex-conjoint de gagner sa vie n'était envisagée après le divorce, la pension offrait aux époux gagnant un revenu moindre un certain délai pour réorganiser leur vie et adapter leur niveau de vie « à la baisse ». En vertu de ces théories axées sur la réadaptation et la transition, les aliments destinés à l'ex-époux visaient à faciliter l'accession à l'autonomie de même qu'à encourager une rupture nette entre les époux aussi rapidement que possible.
Les « besoins » de l'ancien époux devaient donc être comblés, après une période de transition, par son propre revenu sinon par l'État. La Commission de réforme du droit du Canada, dans son très influent document de travail sur la pension alimentaire publié en 1975[27], accordait une importance considérable à l'objectif de réadaptation et à la nature transitoire de l'obligation alimentaire envers l'ex-conjoint. En 1987, la trilogie de décisions rendues par la Cour suprême du Canada[28] a favorisé également le recours généralisé à ces concepts.
Il est possible d'imaginer un modèle axé sur la réadaptation où la pension alimentaire serait calculée selon l'évaluation du montant et de la période de versement de la pension qui seraient nécessaires pour que l'ex-époux obtienne une formation et entre sur le marché du travail grâce à ses propres compétences. Si la réadaptation n'était pas possible, une pension à vie pouvait être ordonnée. En pratique, toutefois, la réadaptation a cédé le pas à la « rupture nette », qui a donné lieu essentiellement à des ordonnances limitées dans le temps et à l'imposition de plafonds relativement stricts quant aux montants accordés. Les aliments étaient versés à l'ex-époux pendant des périodes de trois à cinq ans qui semblaient souvent définies arbitrairement. Malgré ses lacunes sur le plan de l'équité, le modèle de la rupture nette possédait une certaine dimension prévisible et cohérente : l'obligation était limitée, tant sur le plan de la durée que des montants, par les principes relatifs à l'autonomie financière des conjoints.
En partie à cause des preuves de plus en plus nombreuses de la détérioration alarmante de la situation économique des femmes et des enfants après l'échec du mariage, le modèle de la rupture nette a fait l'objet de critiques de plus en plus nombreuses en raison du traitement inéquitable qu'il engendrait pour les ex-époux. De nombreuses autres théories, que nous examinons ci-après, ont été proposées pour justifier une obligation élargie à l'égard des époux. En pratique, bien que le soutien transitoire ou la réadaptation ne soient plus les fondements exclusifs des ordonnances alimentaires à l'égard des ex-conjoints, ces notions n'ont pas disparu du droit et continuent encore d'influer sur les décisions rendues par les tribunaux dans certaines circonstances. Les nouvelles théories donnent lieu à des obligations étendues, mais elles doivent régler la question suivante : comment éviter de dissuader les ex-époux de réaliser leur capacité de gagner leur vie après le divorce? Comme nous le verrons dans l'examen qui suit, certaines des théories proposées pour remplacer le modèle de la rupture nette s'appuient fondamentalement sur des versements transitoires. Toutefois, les sommes en question sont plus généreuses et mieux adaptées à la durée du mariage que les montants calculés conformément au principe de la rupture nette.
D. Compensation de la perte économique; abandon de carrière et perte de possibilités (loss of opportunity)
Les théories compensatoires ont eu une influence déterminante lorsqu'on a tenté récemment de justifier l'obligation alimentaire envers l'ex-conjoint. Ces théories, dont celle d'Ira Ellman est l'exemple le plus connu[29], s'inspirent abondamment de la science économique[30] : elles énoncent que l'obligation alimentaire après le divorce peut se justifier par le besoin de compenser les pertes subies par l'ex-époux au chapitre de sa capacité de gagner sa vie ou de son « capital humain » en raison du rôle qu'il a joué pendant le mariage[31]. Malgré leurs différences dans les détails, elles s'articulent toutes autour du principe de la compensation d'une perte économique. Le niveau de vie durant l'union ou le revenu de l'autre époux n'ont finalement aucune pertinence : la pension alimentaire au profit du conjoint doit être calculée en fonction de la capacité de gagner sa vie qu'il aurait sur le marché du travail lors du divorce s'il ne s'était pas marié.
Les théories compensatoires exigent la présence d'une certaine causalité, ce qui signifie qu'une pension ne sera pas nécessairement accordée dans tous les mariages afin de répondre à un besoin économique postérieur au divorce; elle le sera uniquement s'il est possible d'établir un lien de cause à effet entre le mariage et la perte de capacité de l'ex-conjoint de gagner sa vie. Même si elles offrent une justification restreinte de la pension alimentaire pour époux, ces théories donnent au tribunal la possibilité de prononcer des ordonnances alimentaires assez généreuses lorsque l'ex-époux a subi des pertes considérables sur le plan de sa capacité de gagner sa vie du fait qu'il a quitté la population active pendant de longues périodes - il s'agit certainement de montants plus élevés qu'en vertu de l'approche fondée sur la rupture nette.
Les théories compensatoires ont manifestement eu une incidence notable sur l'évolution de notre droit en matière de pensions alimentaires pour époux. Dans son document de travail sur la pension alimentaire, publié en 1975, la Commission de réforme du droit du Canada[32] a appuyé indirectement le principe de la compensation lorsqu'elle a énoncé l'idée que le droit de l'ex-époux à des aliments découle non pas du mariage mais de la séparation des rôles matrimoniaux qui a eu pour effet de nuire à sa capacité de subvenir à ses propres besoins. On trouve dans Moge une adhésion plus directe et explicite au principe de la compensation, car la Cour suprême s'y est effectivement appuyée sur la doctrine la plus récente favorable aux théories compensatoires.
Le principe compensatoire énoncé dans l'arrêt Moge, à qui la Cour suprême a donné, de son propre aveu, une portée extrêmement vaste, exigeait donc le partage équitable entre les époux des conséquences économiques du mariage et de son échec. Ce principe pouvait être interprété (et l'a été) de bien des façons différentes à la lumière des multiples théories. On peut constater, cependant, que la Cour suprême s'est attachée au fond dans ce jugement à compenser la perte de possibilités économiques subie en raison des rôles adoptés durant le mariage, particulièrement ceux qui touchaient les soins passés et continus donnés aux enfants et qui ont entraîné un sacrifice plus lourd de la part d'un des époux sur le plan professionnel.
Les théories compensatoires trouvent un grand nombre de partisans, car elles offrent une justification théorique solide du versement d'une pension alimentaire à l'époux après le divorce dans le droit moderne de la famille[33]. Elles ont toutefois soulevé des problèmes aussi bien en pratique qu'en théorie, et ces problèmes se sont manifestés dans la jurisprudence postérieure à Moge; ils ont par ailleurs créé des conditions propices à la restructuration subséquente du cadre des pensions alimentaires pour époux qui s'est effectuée dans Bracklow, cadre qui englobe désormais d'autres théories de nature non compensatoire.
En pratique, les théories compensatoires sont difficiles à mettre en ouvre : il faut en effet que le demandeur prouve la perte de capacité de gagner sa vie. Comme ces preuves exigent un témoignage d'expert, elles s'avèrent coûteuses, sans compter qu'elles peuvent être difficiles à obtenir, particulièrement dans le cas d'un long mariage où l'ex-époux demandant la pension n'avait pas amorcé de véritable carrière avant de rester à la maison pour prendre soin du ménage et des enfants[34]. Les estimations de cette perte deviennent donc très hypothétiques. Il faut aussi résoudre d'épineuses questions factuelles relatives à la causalité : pourquoi un des époux a-t-il quitté le marché du travail ou choisi un emploi moins bien rémunéré? Était-ce en raison de choix et d'intérêts personnels ou bien à cause du mariage? Et qu'en est-il des choix qui ont été faits en raison des attentes de la société?
Il n'est donc pas surprenant que les juges, dans la foulée de Moge, aient réagi à ces problèmes de « mise en ouvre » en ayant recours à des mesures substitutives de la perte économique. Le « besoin » est alors devenu une solution commode pour mesurer le désavantage économique, de sorte que l'époux éprouvant des besoins financiers était présumé subir les inconvénients économiques du mariage; en revanche, celui qui n'était pas dans le besoin était présumé ne pas avoir été désavantagé de la sorte. Sans compter que le besoin était mesuré, du moins dans les mariages de longue durée, à la lumière du niveau de vie durant le mariage. La pension alimentaire visait donc à permettre à l'ex-conjoint, lorsqu'elle était conjuguée au revenu que celui-ci pouvait raisonnablement s'attendre à gagner, d'atteindre un niveau de vie « raisonnable » compte tenu de celui qu'il avait connu pendant le mariage[35]. Le modèle compensatoire se transformait donc peu à peu pour ressembler au modèle traditionnel axé sur le besoin et le niveau de vie.
Les propositions de l'ALI, dont nous discuterons plus en détail à la partie IV ci-dessous, illustrent également l'utilisation de mesures substitutives de la perte de la capacité de gagner sa vie qu'a subie l'époux ayant assuré la responsabilité première du ménage, ce qui semble contraire aux hypothèses de base de la théorie compensatoire. L'ALI a choisi de mesurer cette perte d'après la disparité des revenus des époux à la fin du mariage; le revenu du payeur est devenu en conséquence une mesure de la perte économique. Les rédacteurs de ces propositions expliquent leur choix en invoquant l'hypothèse, quelque peu contestable, que des gens tendent à choisir des partenaires ayant une situation économique semblable à la leur[35a]. Le partage des revenus, où la pension alimentaire pour époux est déterminée en fonction d'un pourcentage de la différence entre les revenus des deux parties, est donc devenu un mécanisme pratique pour mettre en ouvre le principe compensatoire.
Les mesures substitutives de la perte économique fondées sur le niveau de vie des époux et sur le revenu du payeur représentent sans doute un compromis rendu nécessaire parce qu'on avait besoin en pratique de sacrifier à la pureté théorique pour se doter de principes fonctionnels. Cependant, l'écart entre les mesures substitutives et la théorie compensatoire laisse à penser également que d'autres considérations peuvent entrer en jeu. Même si certains ont affirmé que les problèmes de mise en ouvre constituent la principale faiblesse de la théorie de la compensation, d'autres estiment qu'elle est douteuse et ont donc créé toute une gamme de principes différents qui sont regroupés ci-après sous la rubrique des théories fondées sur le partage des revenus.
E. Théories fondées sur le partage des revenus
Les premières théories compensatoires ont été critiquées parce qu'elles étaient fondées sur la perte de possibilités (loss of opportunity), principe qui correspondrait à une vision déformée et inadéquate de la relation conjugale de par son caractère trop individualiste et trop centré sur le marché[36]. De nouvelles théories ont donc mis l'accent sur la dimension relationnelle du mariage de même que sur la fusion des aspects économiques et non économiques de la vie des époux. Bien qu'elles divergent sur le plan des détails et des principes justificatifs, ces théories voient toutes plus ou moins le mariage comme une communauté ou un partenariat répondant à des normes de confiance et de partage. Les revenus des époux sont donc assimilés, pour une raison ou une autre, à des revenus conjoints que les époux ont le droit de partager pendant une certaine période après l'échec du mariage.
Ces théories sont dites « fondées sur le partage des revenus », parce qu'elles portent directement sur les revenus postérieurs au divorce des époux et qu'elles obligent le conjoint qui gagne le revenu le plus élevé de transférer une partie de son revenu à l'autre. Elles engendrent plus facilement des règles axées sur l'application de formules pour le partage des revenus après le divorce, et la durée du mariage joue souvent un rôle crucial lorsqu'il s'agit de déterminer le degré de répartition. Le partage des revenus est justifiable en tant que principe, non pas simplement pour remplacer très approximativement une autre mesure (celle de la perte économique, par exemple). Nous passerons en revue plus loin différentes variantes de ces théories sur le partage des revenus.
Les décisions rendues après l'arrêt Moge dénotent, au moins indirectement, la mise en application de bon nombre de ces théories, même si elles n'expriment pas avec la même précision que la doctrine les préoccupations soulevées par la compensation de la perte économique. L'insatisfaction initiale suscitée par une approche axée strictement sur la perte économique s'est manifestée par l'adaptation du principe compensatoire énoncé dans Moge de manière à élargir les fondements de l'obligation alimentaire. Les tribunaux ont en effet commencé à étendre le principe compensatoire pour qu'il englobe la compensation des inconvénients économiques subis à cause du mariage de même que la compensation des conséquences économiques de l'échec de l'union (c'est-à-dire la perte de l'accès aux revenus de l'autre conjoint et la chute du niveau de vie). Dans Bracklow, cependant, la Cour suprême du Canada a réagi en reconnaissant expressément une autre justification aux aliments destinés à l'ex-époux - qui deviennent alors un paiement non compensatoire calculé en fonction du besoin seulement.
Devant certaines limites de la théorie compensatoire étroite fondée sur la perte économique, il n'est pas surprenant que les bases justifiant la pension alimentaire pour époux soient quelque peu élargis. Toutefois, la pension non compensatoire mentionnée dans Bracklow repose sur des arguments nébuleux du point de vue conceptuel. Cette décision de la Cour suprême, qui ne s'inspire d'aucun auteur décrivant de nouvelles théories en matière de pensions alimentaires pour conjoints, n'a pas fourni de base théorique cohérente justifiant la pension non compensatoire, ce qui a engendré des interprétations considérablement différentes de la part des juges et des avocats. En partant des théories récentes sur le partage des revenus dont nous faisons état plus loin, il est possible de concevoir une approche davantage fondée sur des principes en ce qui concerne la pension alimentaire non compensatoire, plus particulièrement la théorie de la « fusion au fil des années » (merger over time).
(a) Premier modèle de partage des revenus : partage des gains conjugaux; compensation au titre des contributions et des avantages; partenariat conjugal
Certaines théories fondées sur le partage des revenus conservent une orientation essentiellement compensatoire, parce qu'elles mettent l'accent les aspects économiques de la relation conjugale. Elles s'attachent particulièrement aux conséquences économiques de la séparation des tâches au sein de la famille d'après le sexe de la personne et visent à les compenser. Elles rejettent toutefois le calcul individualisé de la perte de capacité de gagner sa vie de l'épouse en ne considérant pas cette solution comme une mesure ou une évaluation appropriée de sa contribution non financière au mariage. Elles envisagent plutôt l'union comme un partenariat où les deux conjoints déploient des efforts communs qui leur donnent droit au partage égal des profits du mariage lors de sa dissolution.
Ce concept de partenariat justifie que l'épouse reçoive compensation pour ses contributions au mariage en bénéficiant d'une partie de la capacité de gagner sa vie ou du capital humain que son époux a acquis durant leur union. La perte de capacité de gagner sa vie de l'épouse est reliée au fait que le mari a pu conserver et même développer son potentiel à ce titre. Le revenu gagné après le divorce constituerait un genre de « profit » découlant des efforts conjoints déployés pendant le mariage, ce qui en justifie le partage. Ces théories s'appuient donc sur la plus-value du capital humain, où la contribution remplace la perte comme principe fondamental justifiant une ordonnance alimentaire à l'égard de l'époux. Cette pension devient alors, de la même manière que les biens patrimoniaux, un droit, une récompense versée en contrepartie des tâches accomplies au sein du mariage. Le défi consiste à déterminer quelle portion des revenus postérieurs au divorce est attribuable aux efforts conjugaux; la majorité des théories s'appuient sur la durée du mariage comme facteur déterminant.
Jana Singer offre un modèle de « partenariat égal » qui impliquerait le partage de l'ensemble des revenus (c'est-à-dire l'égalisation des revenus) d'après un ratio de un an de partage pour chaque tranche de deux années de mariage[37]. Voilà donc un exemple de partage des revenus en fonction du partage des investissements des conjoints dans le capital humain. D'autres propositions s'attachent également au partage du produit des efforts communs des époux en tentant plus précisément de cerner les gains au chapitre de la capacité de gagner sa vie ou du capital humain durant le mariage; des formules servent ensuite à répartir ces gains d'après la durée du mariage[38].
La jurisprudence contient certainement des exemples où les tribunaux se servent de la pension alimentaire pour compenser les contributions d'un époux à la capacité de gagner sa vie de l'autre. Cependant, les demandes de pension au titre d'un « remboursement » fondées sur des principes de restitution n'ont habituellement été accueillies que dans les cas où le conjoint avait apporté une contribution très « directe », soit sous forme de main-d'ouvre ou d'argent, à l'épanouissement professionnel de l'autre époux. C'est le cas en général lorsqu'un des époux a payé les études de l'autre sans profiter de son investissement parce que le mariage a pris fin peu après l'obtention du diplôme[38a]. Lorsque le conjoint a contribué en prenant soin des enfants et du foyer, son apport a généralement été analysé d'après les pertes subies plutôt qu'en fonction des gains du mari.
Il existe toutefois quelques décisions récentes qui ont adopté une approche élargie, fondée sur le partenariat conjugal, afin d'évaluer les contributions non financières de l'épouse au mariage, particulièrement la prise en charge d'une part disproportionnée des responsabilités dans l'éducation des enfants. On en retrouve un bon exemple dans la décision de la Cour supérieure de justice de l'Ontario dans l'affaire Marinangeli[39] : le fait que l'épouse se soit occupée des enfants aura ainsi donné au mari toute la liberté voulue pour se consacrer à son travail en ayant en même temps la possibilité d'avoir des enfants. Dans ces décisions, les tribunaux ont commencé à souligner les avantages économiques que le mari aurait acquis grâce au mariage; ils ont alors justifié l'ordonnance accordant à l'épouse une partie des gains postérieurs au divorce du fait qu'elle aurait contribué à la capacité de gagner sa vie du mari, même si elle gagnait ce qu'elle aurait obtenu en dehors du mariage. Dans Marinangeli, par exemple, cette « compensation au titre des avantages » a servi à justifier une augmentation des aliments versés à l'épouse pour permettre à celle-ci de profiter de la hausse du revenu du mari après le divorce.
Même si la compensation au titre de la contribution ou des avantages qui ont été conférés à l'autre époux peut justifier avec raison qu'une pension alimentaire soit versée à l'épouse dans certaines situations - il reste à déterminer lesquelles - il est difficile d'en conclure que le partage des revenus devrait s'appliquer à tous les mariages. Dans certains cas, il sera simplement difficile de faire valoir, sur la base des faits, que l'époux gagnant le revenu le plus élevé a tiré des gains économiques du mariage ou que sa capacité de gagner sa vie à la dissolution du mariage découle substantiellement des contributions de l'autre conjoint. Il y a donc lieu de trouver d'autres justifications à des régimes étendus de partage des revenus.
(b) Deuxième modèle de partage des revenus : reconnaissance de l'interdépendance des conjoints, paiements transitoires, le mariage en tant que communauté, la fusion au fil des années
Selon d'autres théories du partage des revenus, le partage n'est pas justifié exclusivement à la lumière des gains et des pertes de capital humain découlant du mariage : il se fonde plutôt sur l'interdépendance ou la fusion de la vie des conjoints durant leur union. Il peut s'agir d'efforts mis en commun et du partage des gains, mais aussi d'importants éléments comme les attentes, la dépendance, l'obligation et la responsabilité. Le partage des revenus s'effectue donc sur certaines périodes parce qu'il est difficile de démêler deux vies étroitement reliées; la durée du partage croît en général en fonction du nombre d'années de mariage. Deux principes différents dominent ces théories : les paiements transitoires et la fusion au fil des années. Nous les décrirons tour à tour.
(i) Paiements transitoires
Bon nombre des théories fondées sur le partage des revenus assimilent essentiellement la pension alimentaire destinée à l'ex-conjoint à des « paiements transitoires », qui sont néanmoins beaucoup plus généreux que les sommes prévues en vertu des théories de la rupture nette. Une grande partie d'entre elles donnent lieu à des lignes directrices qui rendent l'égalisation des revenus obligatoire pendant des périodes déterminées d'après la durée du mariage, alors que le montant des paiements (c'est-à-dire le pourcentage de partage) varie aussi dans certains cas selon le nombre d'années de mariage.
La théorie de Jane Ellis se fonde expressément sur des paiements transitoires et offrirait aux époux une période initiale d'égalisation des revenus (par exemple, un an pour chaque tranche de cinq années de mariage); il s'ensuivrait le partage des revenus en fonction de pourcentages dégressifs baissant à zéro pendant le nombre d'années qui restent avant d'atteindre une période maximale correspondant à la moitié de la durée du mariage[40].
Un des deux modèles qu'a proposés Stephen Sugarman par la suite[41] se fondait sur la notion d'un « préavis équitable » (l'autre - la « fusion au fil des années » - sera décrite plus loin). Selon la théorie du préavis équitable, les revenus seraient partagés également pendant une période proportionnelle à la durée du mariage, par exemple un an de partage pour chaque tranche de deux années de mariage.
Plus récemment, Milton Regan a justifié les aliments au profit de l'ex-conjoint en se basant sur une vision du mariage en tant que communauté où deux personnes vivent ensemble et accordent préséance à leur bien-être commun ainsi qu'à des obligations mutuelles plutôt qu'à leur intérêt personnel. À ses yeux, la pension alimentaire pour époux permet d'assurer la transition en toute sécurité d'une communauté conjugale à une existence sans l'autre conjoint; plus le mariage avait duré longtemps, plus la période de transition devrait être longue. Il propose plus précisément un partage qui se traduirait par l'égalisation des revenus durant une période équivalant à la durée du mariage[42].
(ii) Fusion au fil des années
Le deuxième modèle de Stephen Sugarman, fondé sur ce qu'il appelle la « fusion au fil des années »[43], diffère des modèles axés sur les paiements transitoires que nous avons décrits plus haut parce qu'il ne prescrit pas de limites temporelles, restreignant plutôt les sommes accordées. D'après cette théorie, les revenus postérieurs au divorce seraient partagés sur une période indéfinie, mais le pourcentage de répartition varierait d'après la durée du mariage. Il suggère par exemple que chaque époux obtienne une part de 1,5 ou 2 % du capital humain ou des revenus futurs de l'autre pour chaque année de mariage, le tout assorti d'un plafond de 40 % ou de 20 ans. Cette proposition part du principe que le capital humain de l'époux se fusionne avec celui de l'autre au fil des années plutôt que d'être attribué à chacun séparément. La fusion au fil des années repose donc en partie sur l'idée que les conjoints contribuent tous deux à un capital humain. Elle reconnaît néanmoins l'interdépendance et la fusion des aspects économiques de la vie des époux qui surviennent avec les années, de sorte que les conjoints n'assimilent plus le capital humain comme étant le leur propre et que l'identité ainsi que la capacité de gagner sa vie de l'époux vivant à la charge de l'autre se fond dans la communauté du mariage[44].
Cette théorie de Sugarman a joué un rôle déterminant aux États-Unis, comme nous le verrons à la partie IV, où elle a influé grandement sur la structure des lignes directrices proposées par l'ALI ainsi que celle des lignes directrices adoptées par la suite dans le comté de Maricopa, en Arizona. Dans les deux cas, un aspect fondamental tiré des travaux de Sugarman, ce qu'il appelle le « facteur duratif », fait varier le pourcentage des revenus partagés à la durée du mariage.
(iii) Bracklow et le partage des revenus
Même si la Cour suprême n'a mentionné expressément dans Bracklow aucun ouvrage théorique offrant des solutions de rechange au modèle compensatoire, une partie des termes utilisés pour parler de « l'interdépendance » afin de décrire la justification de la pension non compensatoire[45] sont empruntés aux modèles de la fusion au fil des années ou des paiements transitoires que nous avons décrits ci-dessus. Ces théories permettent sans doute d'interpréter et de structurer les obligations alimentaires non compensatoires en fonction de principes. Il est certain qu'une partie des arrêts rendus après Bracklow sur la pension non compensatoire peuvent être considérés découler indirectement ou du moins partiellement de ces théories. Dans certaines affaires, par conséquent, y compris le nouveau procès ordonné dans l'affaire Bracklow elle-même[46], les tribunaux ont rattaché l'obligation alimentaire à la durée du mariage et ont été enclins à imposer des limites temporelles à l'obligation de soutien non compensatoire lorsqu'un mariage était de courte et même de moyenne durée. L'arrêt Bracklow reste néanmoins ambigu et empreint de confusion, puisqu'il porte à croire que la pension non compensatoire se fonde sur la notion du « besoin en soi » et sur une « obligation sociale fondamentale » assumée par les époux. En outre, la Cour suprême a refusé de faire sans équivoque de la durée du mariage une mesure « substitutive » de l'interdépendance.
(c) Conséquences des théories fondées sur le partage des revenus
Ces théories, qu'elles soient axées sur le partage de la plus-value du capital humain ou sur la reconnaissance de l'interdépendance qui découle de la fusion de deux vies au fil des ans, possèdent des attraits parce qu'elles donnent lieu à des règles faciles d'application pour le calcul des aliments destinés à l'ex-conjoint. D'un point de vue théorique, cependant, leur bien-fondé reste douteux. Selon certains, elles tiennent compte davantage de la nature de la relation conjugale et offrent une répartition plus équitable des ressources économiques à la dissolution du mariage que les théories de la rupture nette ou les principes compensatoires (perte économique). Le recours à la durée du mariage pour structurer et limiter l'obligation alimentaire semble suffisant pour distinguer ces théories du modèle traditionnel, et désormais indéfendable, qui fait reposer la pension alimentaire pour époux sur la promesse d'un soutien à vie découlant du mariage en soi.
Pour d'autres, le partage des revenus suppose d'accorder à nouveau une trop grande importance aux obligations liées au mariage en soi. Cette démarche serait incompatible avec la reconnaissance, en droit moderne de la famille, de l'autonomie des conjoints et de la possibilité de dissoudre un mariage. Le partage des revenus est assimilé au modèle traditionnel de la pension alimentaire pour époux, où les obligations se fondent sur le mariage en soi, mais sans la notion de faute qui était auparavant la pierre angulaire des théories traditionnelles. Les observateurs qui éprouvent ces inquiétudes ont tendance à privilégier une théorie compensatoire individualiste suivant laquelle une pension serait versée à l'ex-époux seulement lorsque le mariage et les rôles conjugaux ont engendré une perte de capacité de gagner sa vie pouvant être chiffrée. Les contradictions entre la compensation et le partage des revenus créent une tension omniprésente dans nos règles de droit actuelles.
F. Obligation sociale fondamentale : modèle fondé sur la sécurité du revenu
Une notion a reçu peu d'appuis de la part des auteurs pour justifier la pension alimentaire pour époux, mais elle continue d'être appliquée en pratique. Il s'agit de l'idée suivant laquelle les familles ont la responsabilité sociale fondamentale de répondre au besoin de sécurité financière de leurs membres. Ses origines remontent loin dans l'histoire de la pension alimentaire pour époux[46a] et sont influence continue de se faire sentir. La pension alimentaire pour époux est ainsi vue comme l'obligation de satisfaire aux besoins de base de l'ex-conjoint et découle clairement du statut, c'est-à-dire des obligations assumées lors du mariage[46b]. Si l'ex-conjoint n'est pas en mesure de combler ces besoins de base, la pension qui lui est destinée ne sera pas limitée dans le temps, quoique la définition des besoins de base en limiterait le montant.
Cette justification est attribuable au souci d'économiser les ressources publiques, préoccupation qui relève de la politique publique et exige que les besoins de base des ex-époux soient d'abord satisfaits au moyen de ressources privées. C'est la famille, et non pas l'État, qui possède ainsi la responsabilité première à cet égard envers ses membres. En outre, cette théorie mise inévitablement sur la sympathie des juges à l'endroit de conjoints qui se trouvent dans une situation financière désespérée; elle reconnaît également, d'une part, l'opprobre rattachée à l'aide sociale et, d'autre part, les prestations peu généreuses versées par l'État.
Cette obligation sociale fondamentale soulève une foule de questions conceptuelles épineuses : si la famille constitue la source première de sécurité financière pour les personnes dans le besoin, qu'advient-il de la responsabilité d'autres membres de la famille à l'égard, par exemple, de parents et d'enfants adultes? De plus, les fondements théoriques deviennent douteux en l'absence d'une notion de faute. D'ailleurs, cette théorie ne donne pas lieu à des ordonnances alimentaires comparables aux pensions accordées dans le passé en fonction du niveau de vie des époux. Il s'agit d'une obligation purement fondée sur le statut et donc vulnérable sur le plan théorique; elle continue toutefois d'avoir une influence sur les tribunaux.
Dans l'arrêt Moge, la juge L'Heureux-Dubé a déclaré que les dispositions de la Loi sur le divorce relatives aux aliments au profit de l'époux, particulièrement la mention de « toute difficulté économique », malgré la prédominance des objectifs compensatoires, peut « embrasser la notion selon laquelle la charge première de l'obligation alimentaire conjugale devrait incomber aux membres de la famille et non à l'État »[46c]. La Cour suprême s'inspire de cet énoncé dans l'affaire Bracklow pour justifier la reconnaissance d'un argument non compensatoire bien que la teneur du jugement porte à croire que la pension alimentaire non compensatoire peut être le résultat des théories fondées sur le partage des revenus fondées sur la fusion au fil des années; malgré tout, certains propos de la Cour suprême dénotent fortement l'influence de l'obligation sociale fondamentale. En effet, la pension alimentaire non compensatoire serait fondée sur les « besoins seuls » et est décrite expressément comme une « obligation sociale fondamentale » prise en charge lors du mariage. La Cour suprême définit ainsi le modèle de mariage fondé sur l'« obligation mutuelle », qui sous-tend la pension alimentaire non compensatoire :
[.] elle impose aux partenaires de la relation, plutôt qu'à l'État, l'obligation principale de verser des aliments au partenaire dans le besoin qui est incapable de parvenir à l'indépendance économique après le mariage, reconnaissant qu'il pourrait être injuste d'obliger un ex-partenaire sans ressources à joindre les rangs des assistés sociaux[47].
G. Partenariat parental
Une nouvelle variante des théories fondées sur le partage des revenus, ce que June Carbone appelle la « deuxième vague »[48], découle des obligations inhérentes au statut de parents plutôt que de la relation conjugale en soi. Ces théories, qu'on pourrait qualifier de théories du « partenariat parental », s'attachent à la situation de jeunes femmes qui divorcent après un mariage de courte durée et ont la charge des enfants. Les principes du partage des revenus que nous avons analysés plus haut exigent essentiellement l'examen des obligations imputables à la relation conjugale et s'appuient sur la durée du mariage pour mesurer le degré de fusion des aspects économiques de la vie des deux partenaires et, donc, l'étendue de l'obligation de partager les revenus postérieurs au divorce. Par conséquent, les ordonnances alimentaires seront relativement peu élevées lorsque le mariage a été de courte durée. Les nouvelles propositions fondent plutôt le partage sur la présence d'enfants mineurs; le facteur déterminant n'est donc pas le nombre d'années de mariage, mais bien la période où des soins doivent être donnés aux enfants, ce qui inclut les années suivant le divorce. Le partage des revenus pourrait s'étaler sur une période beaucoup plus longue que le mariage.
À la lumière de ces principes de partage des revenus, qui s'articulent autour de la présence d'enfants mineurs, la pension alimentaire pour époux est justifiée parce que les aliments pour enfants ne tiennent pas compte de tous les coûts de l'éducation des enfants. Deux arguments viennent alors plus spécifiquement justifier le partage des revenus des conjoints. Tout d'abord, même après le divorce, le parent gardien conserve une capacité moindre de gagner sa vie; il est donc nécessaire qu'il reçoive une pension en conséquence[49]. Toutefois, bon nombre de ces théories soulignent aussi une obligation plus directe d'un parent envers ses enfants, soit celle de leur procurer un niveau de vie équivalant au sien. Or, le niveau de vie des enfants est celui du ménage, déterminé en grande partie par le revenu du parent gardien. Les distinctions entre les deux formes de pensions s'en trouvent ainsi atténuées, car elles servent toutes deux à maintenir le niveau de vie du parent gardien et des enfants.
La proposition avancée par Joan Williams en matière de partage des revenus reflète le concept du partenariat parental. S'appuyant sur le « salaire idéal d'un travailleur », elle préconise l'égalisation des niveaux de vie des ménages pendant la période de dépendance financière des enfants, puis l'égalisation pendant un an pour chaque tranche de deux années de mariage[50]. Le principe adopté par Williams pendant la période où les enfants sont d'âge mineur n'est pas celui de l'égalisation simple des revenus : elle propose d'égaliser les niveaux de vie des ménages, ce qui tient compte du nombre différents de personnes dans chacun.
Des décisions comme celles de la Cour d'appel de l'Ontario dans Andrews[51] et Adams[52] traduisent l'application de la théorie du partenariat parental; nous en avons traité ci-dessus à la partie II. Dans ces arrêts, le tribunal a prononcé une ordonnance alimentaire à l'égard de l'ex-époux qui, lorsqu'elle est conjuguée à la pension alimentaire pour enfants, engendre une répartition du revenu disponible net du ménage dans une proportion de 60 et 40 % en faveur du parent gardien. Le principe énoncé dans Andrews, toutefois, n'est pas aussi généreux que celui qui est privilégié par Joan Williams : il n'entraîne pas l'égalisation des niveaux de vie des ménages, car il égalise au mieux les revenus des ex-conjoints après le versement de la pension alimentaire pour enfants.
Cette « deuxième vague » de théories fondées sur le partage des revenus, axées sur le principe de la responsabilité parentale, soulève encore plus de controverse que la première. Bon nombre d'auteurs feraient valoir qu'il est nécessaire d'égaliser les niveaux de vie des ménages lorsqu'il y a des enfants mineurs si l'on prend vraiment leur intérêt à cour. Or ce n'est pas là la teneur de l'obligation financière parentale qui sous-tend notre droit actuel en matière de pensions alimentaires pour enfants. On peut critiquer les propositions fondées sur le partage des revenus selon un partenariat parental en soulignant qu'elles entraînent le recours à une pension alimentaire pour époux afin de créer une obligation alimentaire élargie envers les enfants. De fait, les lignes directrices de l'ALI, que nous examinerons à la partie IV ci-après, traitent de la question de l'éducation des enfants après le divorce en réaménageant les règles relatives à la pension alimentaire pour enfants et non pas l'obligation alimentaire entre conjoints. En outre, certains s'inquiètent du fait que le droit, en distinguant les mariages selon la présence ou l'absence d'enfants, favorise les femmes qui « procréatrices » en omettant de valoriser d'autres rôles et contributions des conjointes[53].
Ces théories viennent bouleverser également les normes en vigueur : des obligations importantes et à long terme envers l'ex-époux peuvent être imposées même après une très courte relation s'il y a des enfants, puisqu'on veut reconnaître et appuyer le rôle continu de l'ex-époux en tant que pourvoyeur de soins. Concrètement, de longues années s'écouleront après le divorce pour chacun des conjoints à la suite d'un mariage de courte durée comportant les enfants mineurs, et il est probable qu'au moins un des deux ex-époux se trouvera un nouveau partenaire. Puisque l'obligation alimentaire à l'égard de l'époux dans ces modèles vise à égaliser le niveau de vie des ménages, des questions difficiles surgiront quant à l'incidence des familles reconstituées sur cette obligation avec l'apport de nouveaux revenus et les nouvelles obligations financières.
H. En résumé - Où la théorie nous amène-t-elle?
Qu'avons-nous accompli avec cet examen de la théorie? Plusieurs thèmes importants ont été mis en lumière :
- Premièrement, la théorie est importante. Certaines interprétations de la pension alimentaire pour époux ne sont pas conformes aux hypothèses de base sous-jacentes au droit moderne de la famille, plus particulièrement l'élimination de la notion de faute comme facteur déterminant l'obligation alimentaire entre conjoints. En outre, la définition de cette obligation d'après des attentes ou des promesses découlant du mariage en soi repose sur des bases théoriques chancelantes.
- Deuxièmement, les théories compensatoires tendent, en pratique, à rejoindre les principes du partage des revenus parce qu'il est nécessaire de créer des mesures substitutives de la perte. Malgré la tension entre les approches compensatoires et les théories fondées sur le partage des revenus, il existe une bonne part de chevauchements, particulièrement dans le cas des mariages de longue durée, où les unes comme les autres peuvent donner des résultats semblables.
- Troisièmement, bon nombre de théories axées sur le partage des revenus offrent des méthodes théoriques valables permettant de structurer la pension alimentaire non compensatoire semblable à celle qui est décrite dans l'arrêt Bracklow et dont les fondements sont à l'heure actuelle extrêmement confus. La théorie de la fusion au fil des années semble particulièrement prometteuse. Cela ne signifie pas qu'elles soient exemptes de toute imperfection, car certains estiment qu'elles accordent trop d'importance à la question du « statut », comme par le passé. Il semble que ces théories indiquent l'orientation prise par nos règles de droit, de sorte qu'il apparaît préférable d'accepter cette situation et d'essayer de structurer le partage des revenus en fonction de principes théoriques appropriés.
- Quatrièmement, les théories axées sur le partenariat parental, la « deuxième vague » des principes de partage des revenus, peuvent offrir une façon de comprendre l'évolution de notre droit à la lumière de décisions comme Andrews, où des obligations alimentaires étendues envers le conjoint sont imposées lorsqu'il y a des enfants mineurs. Malgré tout, cette théorie prête aussi flanc à la critique. Il existe une certaine tension entre la première et la deuxième vagues de ces théories à cause de l'importance donnée aux enfants, plus particulièrement la responsabilité continue en ce qui concerne leur éducation après la dissolution du mariage, facteur déterminant de la portée de l'obligation alimentaire à l'égard de l'ex-époux.
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