Élaboration des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux : amorce de la discussion
IV. MODÈLES DE LIGNES DIRECTRICES SUR LES PENSIONS ALIMENTAIRES POUR ÉPOUX
Nous passerons maintenant de la théorie à la pratique en examinant certains projets visant l'élaboration de lignes directrices applicables dans le quotidien des tribunaux. Nous nous attacherons à l'expérience américaine même s'il peut s'avérer impossible, en fin de compte, de s'en servir comme modèle au Canada à cause des différences qui existent entre les interprétations américaines et canadiennes concernant la nature et le rôle des aliments versés à l'ex-époux; les lignes directrices américaines peuvent à tout le moins donner une idée générale des structures possibles.
Les propositions de l'ALI revêtent un intérêt particulier, compte tenu qu'elles sont le fruit d'une réflexion profonde et exhaustive sur le sujet. Plus complexes que toutes les autres, elles tentent de concevoir divers fondements et de mettre au point des formules qui s'adaptent mieux aux différentes situations factuelles. Une caractéristique importante est le recours à ce que l'ALI appelle un « facteur duratif » (durational factor) faisant en sorte que le montant de la pension sera proportionnel à la durée du mariage. Il s'agit là d'un aspect non négligeable, à la lumière des multiples justifications soutenant les ordonnances alimentaires au Canada et des inquiétudes exprimées par les opposants à l'élaboration de lignes directrices, selon qui ces dernières sont trop rigides et ne peuvent répondre adéquatement à la diversité des situations. À cause de leur importance, les lignes directrices de l'ALI sont analysées en détail.
Nous nous pencherons également sur une ligne directrice canadienne, celle que propose Linda Silver Dranoff et qu'utilisent certains avocats en Ontario. La formule Dranoff est intéressante parce qu'elle s'inspire de décisions comme Andrews et Adams, dont il est question à la partie II plus haut, qui n'ont aucune contrepartie dans le droit ni dans les lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux aux États-Unis.
A. Lignes directrices américaines
Même si on ne peut pas parler d'un usage « généralisé », quelques administrations américaines ont adopté des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux qui, dans certains cas, existent même depuis plus d'une décennie. Elles ont en général été élaborées localement, par suite d'initiatives enclenchées par des comités de juges et d'avocats mis sur pied par les barreaux locaux. Elles étaient donc censées fonctionner dans le cadre des paramètres établis par les lois de l'État régissant les pensions pour époux et avaient pour but principal de dresser la toile de fond nécessaire aux négociations et aux discussions. Plus récemment, le puissant American Law Institute, dans le cadre d'un projet d'envergure qui visait à revoir les principes de la dissolution des familles, a souscrit à une nouvelle série de principes en matière de pensions alimentaires pour époux qui s'appuient substantiellement sur l'application de formules. Contrairement aux versions antérieures de lignes directrices américaines dans ce domaine, les propositions de l'ALI ne doivent pas être considérées simplement comme le reflet de la pratique, mais bien comme une tentative plus ambitieuse de remodeler les règles de droit et d'offrir un canevas destiné à la réforme législative.
Dans l'analyse des lignes directrices américaines, il sera important de ne pas oublier le contexte dans lequel elles s'inscrivent, aussi bien pour comprendre leur structure que pour évaluer leur application possible au Canada. À l'exception de celles de l'ALI, les lignes directrices américaines reflètent toutes les pratiques courantes sous le régime des lois en vigueur. Bien qu'il soit risqué de généraliser à partir de systèmes en place dans 50 États différents, on peut dire que les aliments versés à l'ex‑époux constituent une obligation beaucoup plus limitée aux États-Unis qu'au Canada. Une bonne partie des dispositions législatives et des pratiques ont subi l'influence, directement ou indirectement, des principes généraux énoncés dans la loi intitulée 1970 Uniform Marriage and Divorce Act (UMDA)[54],qui faisait de la division du patrimoine familial le principal mécanisme de redistribution financière lors du divorce. Le droit à des aliments était restreint aux dossiers où l'ex-époux ne recevait pas suffisamment de biens pour combler ses besoins raisonnables et soit qu'il se trouvait dans l'impossibilité d'assurer sa subsistance en travaillant, soit qu'il avait la garde d'un enfant dont l'état ou la situation faisait en sorte qu'il était approprié de ne pas forcer le parent gardien à se trouver un emploi à l'extérieur du foyer. En outre, même lorsque l'admissibilité de l'ex‑époux à une pension était établie, la loi américaine envisageait seulement des ordonnances provisoires.
Certains législateurs ont accepté initialement ce modèle axé sur la « réadaptation » ou sur la « rupture nette », mais ils ont récemment modifié leurs dispositions sur les pensions alimentaires pour époux afin de permettre aux tribunaux de rendre des ordonnances alimentaires permanentes au profit du conjoint à la suite d'un mariage de longue durée. Cependant, le droit américain en la matière continue d'accorder une importance relativement grande à des valeurs comme l'individualisme et l'autonomie après le divorce. Les ex‑époux qui ont un emploi obtiennent rarement une pension alimentaire et les aliments qui leurs sont destinés s'assortissent encore généralement de limites temporelles. Même les propositions de l'ALI, qui cherchent à remodeler et à étendre les règles de droit relatives aux pensions pour époux, traduisent toujours ces valeurs jusqu'à un certain point.
En raison de ce contexte, bon nombre de lignes directrices aux États-Unis jouent finalement un rôle assez limité dans le calcul global de la pension versée à l'époux. Les propositions de l'ALI constituent une exception à cette règle, car elles offrent un vaste canevas destiné au réaménagement des règles de droit en matière de pensions alimentaires pour époux. Dans bien des cas, les lignes directrices ne sont pas applicables tant que le droit aux aliments n'a pas d'abord été établi, et les justifications de ce droit sont souvent plutôt restreintes.
Certaines lignes directrices ne régissent que les demandes de pension provisoire ou temporaire (la pension « pendente lite », selon la terminologie américaine) les sommes étant versées seulement jusqu'à la décision finale relative aux aliments dans le cadre du divorce et de la division du patrimoine familial. À ce moment‑là, les lignes directrices ne déterminent pas nécessairement l'issue du litige, et d'autres considérations entrent en jeu - notamment le besoin de favoriser l'autonomie -lorsqu'il s'agit de fixer la pension à long terme.
D'autres, bien qu'elles visent le calcul de l'ordonnance finale, s'assortissent de limites assez strictes dans le temps, y compris la cessation automatique lorsque l'ex‑époux se remarie. Les limites temporelles sont, bien souvent, établies en dehors des lignes directrices, lesquelles portent uniquement sur les montants, mais elles sont fixées par les tribunaux, qui interprètent les lois en vigueur. Quelquefois, cependant, et c'est particulièrement vrai à la lumière des lignes directrices plus récentes et plus ambitieuses, les règles elles-mêmes contiennent une formule permettant de déterminer la durée de l'obligation alimentaire.
Au Canada, étant donné l'évolution de notre droit en matière de pensions alimentaires pour époux, on peut se demander s'il est acceptable d'instaurer des lignes directrices qui s'appuient ou bien sur des limites temporelles strictes ou bien sur un droit aux aliments qui serait limité. Les principales leçons que nous pouvons tirer des lignes directrices américaines sont peut-être reliées aux méthodes de calcul des montants. Il est toutefois risqué d'examiner ces méthodes sans égard aux limites temporelles dont elles sont assorties, car ce sont ces dernières qui déterminent finalement le montant de la pension au conjoint[55], et de faire fi des restrictions qui viennent limiter les dossiers pouvant être assujettis aux lignes directrices.
Toutes les lignes directrices américaines possèdent une caractéristique structurelle qui leur est propre : le montant de l'obligation alimentaire envers l'époux qui gagne le revenu le plus faible est calculé au moyen d'un pourcentage de l'écart entre les revenus des deux ex-conjoints. Il s'agit alors de redistribuer une partie de cet écart, ce qui réduit la différence des revenus entre les deux parties. Voilà donc simplement une forme de partage des revenus. Comme nous le verrons dans la discussion détaillée de lignes directrices précises, dans les pages qui suivent, certaines se servent des revenus nets, et d'autres, des revenus bruts. Les lignes directrices diffèrent selon le pourcentage appliqué aux revenus et selon que ce pourcentage varie ou non dans chaque situation. Le pourcentage peut être relié, par exemple, à la durée du mariage ou à la présence d'enfants. Certaines lignes directrices contiennent aussi des formules pour déterminer la période de versement de la pension; la durée du mariage devient le principal facteur déterminant cette période.
Peu importe la façon dont ces points sont résolus, les lignes directrices réduisent considérablement le nombre de facteurs qui entrent en ligne de compte dans le calcul des aliments. Les tribunaux n'examinent pas en détail la relation entre les époux ni sa structure : ils s'attachent fondamentalement à ce qui est déjà connu et évident au moment du divorce - notamment les revenus relatifs des ex‑époux - et des lignes directrices prennent aussi en considération la durée du mariage et la présence d'enfants mineurs. L'utilisation d'états des revenus et dépenses afin de déterminer les besoins du bénéficiaire et la capacité financière du payeur n'est plus nécessaire, car le bénéficiaire reçoit simplement un pourcentage de l'écart des revenus.
L'effet des lignes directrices américaines est donc semblable à ce que nous avons déjà connu au Canada en matière de pensions alimentaires pour enfants, qui sont calculées non plus au cas par cas ni en fonction des états des revenus et dépenses ou du partage des coûts, mais bien selon une approche fondée sur le pourcentage des revenus. Ce qui se révèle plutôt radical dans l'adoption d'une telle démarche est l'élimination de tout examen de la relation antérieure des époux, de la façon dont les rôles respectifs ont été structurés et de l'origine ainsi que de la nature des besoins économiques de l'époux - facteurs qui étaient auparavant jugés pertinents aussi bien pour justifier l'obligation alimentaire envers l'ex-conjoint que pour en fixer le montant. Lorsque les lignes directrices tentent de différencier les mariages, c'est la durée qui est généralement considérée en exclusivité. Il est important de ne pas oublier, cependant, que des facteurs qui ne sont pas mentionnés dans les lignes directrices peuvent quand même entrer en jeu lorsqu'un tribunal détermine le droit aux aliments et la durée de la pension.
Voici un exposé plus détaillé de certaines lignes directrices américaines. Nous commencerons par les toutes premières, élaborées en Californie; elles sont toutefois limitées parce qu'elles ne portent que sur les pensions provisoires. Nous aborderons ensuite les lignes directrices mises au point en Pennsylvanie et au Kansas il y a quelques années. Les lignes directrices de la Pennsylvanie, bien qu'elles visent seulement les demandes de pensions temporaires, sont remarquables parce que ce sont les seules à être appliquées à l'échelle d'un État. Celles du Kansas le sont parce qu'elles visent la détermination d'une pension permanente (c'est-à-dire postérieure au divorce). Notre examen se terminera avec les lignes directrices plus complexes proposées par l'American Law Institute et celles du comté de Maricopa, en Arizona, qui ont tenté d'intégrer une version simplifiée des propositions de l'ALI.
1. Lignes directrices californiennes - comté de Santa Clara
Les premières formules de calcul des pensions alimentaires pour époux ont été élaborées en Californie dans les années 70, à l'initiative des comités sur le droit de la famille des barreaux locaux, avec l'appui de la magistrature. Désormais, plus de la moitié des comtés de l'État ont recours à de telles lignes directrices. La totalité des règles californiennes sont interprétées expressément aux fins de l'établissement de la pension provisoire (que les Américains appellent « temporaire ») et ne visent qu'à maintenir les conditions et les niveaux de vie des parties aussi près que possible du statu quo jusqu'au procès et jusqu'au partage de leurs biens. Ces formules peuvent être appropriées pour certains genres de mariages au Canada, ceux où il y a eu une fusion importante des aspects économiques de la vie des époux sur une longue période de sorte que le partage égal des revenus, ou une méthode analogue, semble approprié sur une base permanente.
Prenons l'exemple des lignes directrices établies dans le comté de Santa Clara, au sud de San Francisco, et qui ont été intégrées dans les règles de pratique des tribunaux du comté[56]. La méthode de calcul de la pension temporaire énonce que les aliments seront « en règle générale » calculés afin d'atteindre 40 % du revenu net de l'époux gagnant le revenu le plus élevé moins 50 % du revenu net de l'autre époux, compte tenu des incidences fiscales. Par conséquent, si le demandeur de la pension n'a aucun revenu, il pourra recevoir au maximum 40 % du revenu net du payeur. Sinon, le montant transféré équivaudra à un peu moins de 40 % de l'écart des revenus. Par rapport aux autres lignes directrices américaines, il est apparent que la formule en vigueur dans le comté de Santa Clara se traduit par des ordonnances alimentaires plutôt généreuses en faveur des ex‑époux lorsque les revenus sont très différents. Cette situation n'est pas surprenante à la lumière de l'objectif des lignes directrices, qui est de préserver le statu quo économique entre les parties jusqu'au procès. Toutefois, même ces lignes directrices ne donnent pas lieu à l'égalisation des revenus nets : elles maintiennent une certaine disparité entre les époux afin d'inciter le payeur à continuer de gagner sa vie[57]. Dans d'autres comtés de l'État, les pourcentages sont un peu plus faibles et les formules sont fondées, par exemple, sur 35 % du revenu net de l'époux gagnant le revenu le plus élevé moins 50 % du revenu de l'autre époux[58].
Si une pension est déjà versée pour les enfants, les aliments destinés au parent seront calculés sur le revenu net qui n'est pas affecté à cette pension. De la sorte, cette formule s'apparente à la méthode préconisée par la Cour d'appel de l'Ontario dans Andrews.[59]
Bien que les lignes directrices de Santa Clara, à l'instar de toutes celles qui sont en vigueur en Californie, s'appliquent expressément au seul calcul de la pension temporaire, elles influent en pratique également sur les ordonnances alimentaires permanentes prononcées au procès[60]. Cependant, le calcul des aliments permanents soulève des questions difficiles quant à la durée de l'obligation alimentaire. La période de versement reste un sujet litigieux en Californie même si l'on reconnaît la capacité des tribunaux d'imposer des obligations alimentaires permanentes à la suite de mariages de longue durée.
Un avocat de la Californie, George Norton, qui a participé à la rédaction des lignes directrices de Santa Clara, a proposé qu'elles soient étendues au calcul des ordonnances alimentaires permanentes au moyen de l'ajout de règles sur la durée de la pension. Les lignes directrices de Norton imposeraient une limite temporelle « arbitraire » à la pension alimentaire versée à l'ex‑époux; ainsi, elle ne pourrait jamais être versée sur une période plus longue que la durée du mariage ou de la cohabitation des parties[61]. En outre, le remariage y mettrait fin, sauf dans certaines exceptions limitées[62]. La proposition de Norton prévoit aussi la réduction et la cessation des aliments au profit de l'époux compte tenu du changement de situation, par exemple, le salaire réel ou prévu du bénéficiaire et la retraite du payeur. Soulignons toutefois que le modèle de Norton n'envisage pas l'augmentation de la pension lorsque le revenu du payeur augmente; d'autres lignes directrices américaines que nous analyserons plus loin font de même. Finalement, des limites temporelles ou la réduction graduelle des aliments en fonction des changements prévus sur le plan des revenus ou de la capacité financière du payeur seraient ajoutées aux ordonnances initiales, mais celles-ci pourraient être modifiées pendant une période qui varierait en fonction de la durée du mariage[63]. Les propositions de Norton restent bien évidemment théoriques, n'ayant pas encore été mises en vigueur, mais elles offrent certaines idées intéressantes sur la façon d'intégrer les modifications subséquentes, ce que la plupart des lignes directrices américaines ne font pas.
2. Lignes directrices de la Pennsylvanie
Ces lignes directrices sont uniques en leur genre parce qu'elles s'appliquent à l'échelle de l'État et qu'elles ont force de loi en étant intégrées aux règles de procédure civile de la Pennsylvanie[64]. Elles tirent leur origine d'une formule créée dans le comté d'Allegheny durant les années 80 par un comité d'avocats et de juges qui cherchaient à orienter les calculs relatifs aux pensions alimentaires pour enfants et époux dans les dossiers déjudiciarisés et soumis à une audience devant des agents de relations familiales. En 1989, les lignes directrices d'Allegheny ont été édictées en tant que mesures législatives applicables à l'échelle de la Pennsylvanie. En ce qui concerne les aliments versés, les lignes directrices de la Pennsylvanie ne visent, comme les lignes directrices californiennes, que les demandes de pensions temporaires (pendente lite)[65]. Une fois que le droit aux aliments a été déterminé en vertu de la Domestic Relations Act[66], les lignes directrices créent une présomption réfutable[67] selon laquelle le montant de la pension calculée conformément aux lignes directrices est celui qui doit être accordé dans l'ordonnance alimentaire. Toute dérogation à cette présomption doit faire l'objet d'une décision écrite où le juge des faits conclut que le montant établi sous le régime des lignes directrices serait « injuste ou inapproprié ». Ces lignes directrices ont donc plus de poids que les lignes directrices de Santa Clara (voir plus haut) ou celles du Kansas, dont nous traiterons ci-dessous et qui n'ont qu'une valeur consultative.
À l'instar de la Californie, la Pennsylvanie utilise les chiffres nets plutôt que les revenus bruts. Cependant, elle crée une formule distincte dans les cas où il y a des enfants mineurs[68]. Sinon, la pension alimentaire destinée au conjoint correspond à 40 % de l'écart des revenus nets des parties; ce pourcentage est un peu plus élevé que dans les lignes directrices de Santa Clara. Lorsqu'il y a des enfants mineurs, comme à Santa Clara, la pension alimentaire pour enfants doit être calculée en premier, puis les aliments versés à l'ex‑époux sont établis en fonction des revenus nets après déduction de la pension alimentaire pour enfants du revenu du payeur. La pension alimentaire de l'ex‑époux est toutefois calculée d'après un pourcentage moins élevé dans ces dossiers : il se chiffre à 30 % de la différence des revenus nets, et non pas 40 %.
Bien que les lignes directrices de la Pennsylvanie s'appliquent seulement aux ordonnances temporaires, elles influent souvent en pratique sur les aliments calculés dans l'ordonnance finale[69]. Par contre, celles-ci sont assujetties à des limites temporelles déterminées par les dispositions législatives de l'État sur les pensions alimentaires pour l'époux et sont donc susceptibles de donner lieu à des débats sur le caractère approprié d'un soutien permanent et non pas destiné à la réadaptation de l'ex‑époux[70]. Le législateur de la Pennsylvanie ne prescrit aucune formule visant à déterminer la période de versement des aliments.
3. Lignes directrices du Kansas - comté de Johnson
Au Kansas, comme en Californie, les lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux ont été créées localement (à l'échelle d'un comté) par des comités du droit de la famille mis sur pied par le barreau du comté; elles s'inscrivent dans des lignes directrices plus vastes en matière de droit de la famille qui couvrent les ententes de garde et les arrangements parentaux, le partage du patrimoine familial et son évaluation. Les comités sont composés d'avocats, de juges et de professionnels de la santé mentale. Les premières lignes directrices de ce genre, qui ont vu le jour dans le comté de Johnson (qui englobe les banlieues de Kansas City) à la fin des années 70, seront décrites dans la présente section. Deux autres comtés du Kansas lui ont ensuite emboîté le pas : Wyandotte (situé aussi dans les banlieues de Kansas City) et Shawnee (Topeka). Contrairement à la Californie et à la Pennsylvanie, le Kansas n'a pas limité ses lignes directrices au calcul des pensions temporaires et les applique aux ententes alimentaires finales.
Les lignes directrices en droit de la famille du comté de Johnson sont publiées[71], mais n'ont pas été intégrées aux règles de pratique des tribunaux du comté. Elles constituent un cadre précieux pour les négociations mais il est clair qu'elles ont une valeur consultative et non pas exécutoire. Elles comportent une mise en garde énonçant que chaque situation peut exiger une analyse individuelle et donner lieu à des sommes ainsi qu'à des modalités plus ou moins généreuses que ce qui y est suggéré.
Les lignes directrices du comté de Johnson sont intéressantes parce qu'elles mentionnent l'objectif de la pension alimentaire pour époux. Tout en reconnaissant que les dispositions législatives et les décisions judiciaires en la matière s'appuient sur un large éventail de facteurs, les lignes directrices reposent sur l'hypothèse que, en règle générale, l'objectif de la pension consiste à corriger un déséquilibre économique entre les ex-époux au chapitre de la capacité de gagner sa vie et du niveau de vie compte tenu des faits particuliers à chaque dossier, les principaux facteurs à considérer devant être les besoins d'un époux et la capacité de l'autre. Les rédacteurs des lignes directrices estimaient que les parties, leurs avocats et les tribunaux étaient généralement mieux servis lorsqu'on s'attachait à la « situation économique courante et objective » - c'est-à-dire les revenus relatifs des parties - plutôt qu'à des considérations subjectives comme la contribution économique de chaque époux au mariage.
La formule prescrite dans les lignes directrices pour le calcul de la pension alimentaire destinée à l'ex‑époux distingue les mariages comportant des enfants d'âge mineur (et une obligation alimentaire envers les enfants) et les autres. Lorsqu'un mariage ne comporte aucun enfant d'âge mineur, les lignes directrices énoncent que la pension devrait être déterminée sur la base de 25 % de l'écart des revenus bruts des parties[72]. Selon cette directive, le pourcentage des revenus partagés est donc beaucoup plus faible qu'en vertu des lignes directrices de Santa Clara ou de la Pennsylvanie. Il s'agit d'une formule très approximative qui ne tient pas compte de la durée du mariage et n'engendrerait vraiment rien qui se rapproche de l'égalisation des revenus, même après des mariages traditionnels de très longue durée.
En présence d'enfants mineurs, la pension alimentaire doit être calculée avant que soit déduite la pension alimentaire pour enfants, au moyen d'une formule égale à 20 % de l'écart des revenus bruts[73]. Cette démarche diffère de celle qu'ont adopté le comté de Santa Clara et la Pennsylvanie, où la pension pour époux est calculée d'après les revenus nets, et une fois soustraite la pension alimentaire pour enfants. La solution du comté de Johnson est rendue obligatoire par les lignes directrices du Kansas sur les pensions alimentaires pour enfants exigeant que les aliments versés à l'ex‑conjoint soient calculés avant la pension alimentaire pour enfants aux fins du partage des revenus. Elles ne pourraient être importées au Canada, puisqu'ici la pension alimentaire pour enfants doit être calculée en premier et se fonde sur le revenu du payeur avant le versement d'une pension à son ex‑époux.
Les lignes directrices du comté de Johnson traitent aussi de la durée de versement de la pension au moyen d'une formule fondée sur la durée du mariage. Cette caractéristique reflète les limites temporelles fixes imposées par les dispositions législatives de l'État en matière de pensions alimentaires[74]. Ainsi, après un mariage de moins de cinq ans, la période de versement serait égale à la durée du mariage divisée par 2,5. Pour les mariages de plus de cinq ans, elle correspondrait à 5 divisé par 2,5, soit 2, plus le nombre d'années de mariage en sus de 5, divisé par 3. Par conséquent, un mariage de 4 ans donnerait lieu à 1,6 année de pension, soit 19 mois. Un mariage de 17 ans procurerait au conjoint une pension de deux années plus quatre années (17 ans moins 5 ans = 12 ans, puis on divise par 3), pour un total de 6 ans. Un mariage ayant duré 30 ans engendrerait une période de versement de 10,33 années ou 124 mois. Ces périodes sont relativement courtes par rapport à ce qui est courant au Canada. La pension cesse aussi d'être versée lorsque le bénéficiaire se remarie ou vit avec un nouveau partenaire.
4. Propositions de l'ALI
(a) Aperçu
L'American Law Institute s'est engagé dans un ambitieux projet, la révision des principes qui devraient régir le droit en matière de dissolution des familles, dans l'espoir que ses recommandations orienteront l'élaboration et la réforme des lois par les assemblées législatives d'État. Ses recommandations à l'égard de la pension alimentaire pour époux, qu'on retrouve au chapitre 5 de son document intitulé Principles of the Law of Family Dissolution[75], visent à remodeler (et non pas simplement refléter) la pratique aux États-Unis à la lumière des tendances qui se dégagent en droit. Contrairement aux lignes directrices américaines en vigueur, les propositions de l'ALI abordent longuement la question des aliments au profit des époux; elles détermineraient aussi le droit à une pension, sa durée de même que les montants en jeu.
Les lignes directrices de l'ALI revêtent un intérêt pour quiconque étudie les fondements conceptuels de la pension alimentaire pour époux et tente de concevoir des règles juridiques pratiques et faciles d'application pour la mise en ouvre de ces concepts. Les gens qui ont participé au projet de l'ALI étaient très conscients de la valeur de règles claires et prévisibles pour orienter le règlement des litiges, et leurs recommandations se fondent notablement sur l'application de formules. Les rédacteurs de l'ALI, même s'ils ont fait preuve d'un esprit d'avant-garde, se sont attachés toutefois à ne pas formuler de recommandations qui s'éloignaient tellement des pratiques en vigueur qu'on aurait eu peu d'espoir qu'elles soient mises en ouvre. Leurs propositions peuvent donc traduire des aspects de ce qui se fait aux États-Unis et qui n'est pas approprié à la situation canadienne.
Du point de vue conceptuel, les recommandations de l'ALI sont inédites, du moins dans le contexte américain, car elles remplacent la notion de « besoin » en tant que principe justificatif de la pension pour époux par le principe de la « compensation » de toute perte financière qui est subie ou réalisée lors de la dissolution de la relation conjugale. Cette évolution se traduit par une nouvelle terminologie, qui est passée en anglais de « alimony » à « compensatory spousal payments » (versements compensatoires au conjoint). Pour les Canadiens, qui ont vécu un tel changement en faveur d'un cadre compensatoire avec l'arrêt Moge, cette nouvelle conceptualisation ne semblera pas aussi radicale, et il est intéressant de souligner que la juge L'Heureux-Dubé figure parmi les personnes-ressources du projet de l'ALI. Comme nous le montrerons plus loin, cependant, le concept de compensation utilisé par l'ALI est très large et couvre une bonne partie de ce que nous avons commencé, ici au Canada, à appeler la « pension non compensatoire ».
Puisque la perte et non plus le besoin constitue la base du droit aux aliments pour l'ex‑conjoint, l'ALI précise dans ses son document cinq « pertes ouvrant droit à compensation » :
- À la suite d'un mariage de longue durée, la perte de niveau de vie subie à la dissolution de l'union par l'époux qui possède une capacité de gagner sa vie ou des avoirs moindres.
- La perte de capacité de gagner sa vie subie durant le mariage et qui se poursuit après la dissolution de l'union à cause des responsabilités disproportionnées assumées par un des époux, durant le mariage, dans l'éducation des enfants issus de l'union.
- La perte de capacité de gagner sa vie subie durant le mariage et qui se poursuit après la dissolution de l'union à cause des soins donnés par un époux à une tierce partie malade, âgée ou handicapée, conformément à une obligation morale de l'autre époux ou des deux époux conjointement.
- La perte que subit l'un ou l'autre époux lorsque le mariage est dissous avant que cette personne puisse réaliser un rendement équitable de son investissement dans la capacité de l'autre époux de gagner sa vie.
- Une disparité injustement disproportionnée entre les époux quant à leurs capacités respectives de maintenir le même niveau de vie après un mariage de courte durée.
Selon l'ALI, les demandes pourraient se fonder sur plusieurs motifs et être ainsi cumulées, quoique des dispositions empêchent la double compensation et établissent des limites quant au total des aliments qui peuvent être ordonnés.
Les deux premières pertes, qui donnent lieu aux demandes fondées sur la durée du mariage (marital duration claim) et aux demandes du principal pourvoyeur de soins (primary care-giver claim) - seront l'objet principal de nos propos ici, parce qu'elles touchent la majorité des dossiers où une pension alimentaire est demandée par le conjoint et que c'est aussi à l'égard de ces pertes que l'ALI élabore certaines lignes directrices fondées sur des présomptions afin d'engendrer une meilleure certitude et une plus grande prévisibilité. La troisième catégorie représente essentiellement une variante de la demande du principal pourvoyeur de soins.
Les deux dernières catégories (nos 4 et 5), qui surviennent généralement dans les mariages de courte durée, doivent être réglées individuellement. Elles sont considérées comme des exceptions au principe général sous-tendant les propositions de l'ALI, selon lequel les pertes ouvrant droit à compensation augmentent avec la durée du mariage et que, en règle générale, les mariages de courte durée n'engendreront aucune demande de pension de la part de l'époux ou des demandes très limitées. Avec le quatrième type de perte, le demandeur réclame une pension au titre d'un « remboursement », et il s'agit essentiellement d'une demande de restitution lorsque la rupture du mariage survient peu de temps après qu'un époux ait obtenu un diplôme avec l'aide de l'autre. La cinquième perte se produit dans les situations où un époux peut avoir abandonné un emploi ou accepté de déménager pour faciliter un mariage finalement très court, d'où des pertes importantes qui ne pourront être récupérées si la pension est fixée d'après la durée de l'union. Elle permet une analyse individualisée et spécifique à des fins de compensation.
Les demandes fondées sur la durée du mariage et sur le statut de principal pourvoyeur de soins découlent de la situation financière différente des époux après le divorce, c'est-à-dire des disparités marquées entre les revenus des ex‑conjoints après la dissolution de leur union. Dans les deux cas, l'ALI a conçu une formule de partage des revenus fondée sur des présomptions[76] et sur l'application de pourcentages spécifiques à l'écart des revenus des époux, ces pourcentages grimpant selon la durée du mariage. Une formule sert également à déterminer la durée des ordonnances pour que la période soit proportionnelle au nombre d'années de mariage (ou à la durée des soins donnés aux enfants). Ce qui rend les propositions de l'ALI uniques parmi les lignes directrices américaines tient au fait qu'elles tentent de circonscrire deux fondements séparés, qui peuvent en plus être combinés, justifiant le partage des revenus après le divorce. Nous les examinerons tour à tour plus en détail ci-dessous.
(b) Demande fondée sur la durée du mariage en raison de la baisse du niveau de vie
Ce genre de demande s'appuie sur la baisse du niveau de vie après un long mariage[77]. Bien que l'ALI considère cette approche de nature compensatoire, les demandes à ce chapitre correspondent, du moins en partie, à ce que nous appellerions au Canada, depuis l'arrêt Bracklow, une demande de pension non compensatoire fondée sur l'interdépendance financière des époux durant le mariage. Les théories avancées par l'ALI pour justifier ce genre de demande ne sont ni la perte de capacité de gagner sa vie du conjoint qui gagne le revenu le moins élevé à la suite du mariage ni la contribution de cette personne à la capacité de l'autre époux de gagner sa vie[78]. Tout en reconnaissant que certains mariages peuvent engendrer ces demandes, l'ALI énonce une justification plus générale axée sur la fusion des aspects économiques de la vie des époux au fil des années, qui implique également en grande partie les éléments liés à la dépendance et aux attentes[79]. La théorie de Stephen Sugarman, qu'on a appelée la « fusion au fil des années » et dont nous discutons à la partie III ci-dessus[80], influence expressément l'ALI à ce sujet. Une demande invoquant ces motifs peut être présentée dès qu'il y a une différence notable entre les revenus des époux après le divorce, y compris à la suite d'un mariage sans enfants et dans les cas où les deux conjoints occupaient un emploi durant le mariage mais gagnaient des revenus très différents pour plusieurs raisons. Telle qu'elle est définie actuellement, cette catégorie de demande dépendra grandement de la durée du mariage, et le nombre de demandes à ce titre augmente avec le nombre d'années de mariage.
- Droit aux aliments :
La règle créée pour compenser la baisse du niveau de vie se traduirait par un droit aux aliments à ce titre dès qu'un mariage a duré un certain nombre d'années et qu'il existe une disparité notable entre les revenus prévus des époux[81] après la dissolution du mariage. Les États seraient tenus d'établir la durée et l'écart des revenus requis. L'ALI offre en exemple une règle qui fixe une durée minimale de cinq ans[82] dans une situation où le revenu de l'époux le mieux rémunéré est au moins 25 % supérieur à celui de l'autre[83].
- Montant:
Le montant serait calculé à partir d'un pourcentage spécifique appliqué à l'écart des revenus que les époux s'attendent à gagner après la dissolution. Ce pourcentage est appelé facteur duratif (durational factor) et est censé s'accroître proportionnellement à la durée du mariage jusqu'à un maximum prescrit. Les États auraient le pouvoir discrétionnaire de choisir la méthode de calcul du facteur duratif[84]. Par exemple, il pourrait être égal au nombre d'années de mariage multiplié par 0,01. Selon cette formule, un mariage de dix ans donnerait lieu à un facteur duratif de 0,01 (10 fois 0,01), de sorte que la pension alimentaire pour époux atteindrait 10 % de l'écart des revenus; un mariage de 20 ans générerait un facteur duratif de 0,2 (20 fois 0,01), ce qui signifie une pension égale à 20 % de la différence entre les deux revenus. Avec un facteur de 0,015 au lieu de 0,01, un mariage de dix ans obtiendrait un facteur duratif de 0,15 (15 % de la différence entre les revenus) et un mariage de 20 ans, avec un facteur duratif de 0,3, entraînerait le partage de 30 % de l'écart des revenus.
La formule exige l'établissement d'un facteur duratif maximum qui s'appliquerait aux mariages les plus longs. Encore une fois, l'ALI laisse le soin aux États de fixer les chiffres mais propose que le plafond atteigne entre 0,4 (soit le transfert de 40 % de l'écart des revenus) et 0,5 (le transfert de 50 % de la différence, soit l'égalisation des revenus). Tout en reconnaissant le bien-fondé de l'égalisation des revenus dans certains dossiers impliquant les mariages de longue durée, l'ALI est réticente à en faire une condition obligatoire parce qu'il se peut qu'elle entraîne le transfert d'une somme supérieure à ce qui est nécessaire pour compenser la baisse du niveau de vie. On constate d'ailleurs que l'égalisation des revenus est rarement atteinte dans la jurisprudence, même lorsque les époux ont été mariés pendant de longues années.
- Durée :
La durée de l'ordonnance serait proportionnelle à la durée du mariage. Elle serait déterminée au moyen d'une formule où le nombre d'années de mariage est multiplié par un facteur spécifique établi par le législateur. Par exemple, un facteur spécifique de 0,5 se traduirait par une présomption d'un an de pension alimentaire pour chaque tranche de deux années de mariage[85]. Par présomption, la période de versement de la pension serait indéfinie lorsque l'âge du bénéficiaire et la durée du mariage dépassent un certain seuil spécifique, par exemple 50 et 20 ans respectivement.
(c) Demande du principal pourvoyeur de soins fondée sur la perte de capacité de gagner sa vie
L'ALI prévoit des demandes distinctes fondées sur la perte de capacité financière découlant des responsabilités disproportionnées assumées par un époux dans l'éducation des enfants. La justification conceptuelle de cette demande est très claire : de nature compensatoire, elle a été adoptée par bien des tribunaux, comme nous l'avons vu ci-dessus à la partie III, pour justifier l'imposition de l'obligation alimentaire envers l'ex‑époux.
Là où l'ALI diverge des autres lignes directrices, c'est qu'il a choisi une méthode pour quantifier cette perte. En théorie, la perte de capacité de gagner sa vie devrait être fondée sur ce qu'aurait été cette capacité n'eût été les soins donnés aux enfants. Le niveau de vie ou le revenu de l'autre époux après le divorce ne devraient pas entrer en considération. Conscient des difficultés entourant une telle évaluation en pratique, l'ALI a choisi une mesure substitutive de la perte de capacité de gagner sa vie, soit la disparité des revenus entre les époux au moment de la dissolution combinée à la durée de la période pendant laquelle des soins ont été donnés aux enfants.
En justifiant l'utilisation du revenu de l'époux qui gagne le salaire le plus élevé à titre de montant de base pour mesurer la perte de capacité de gagner sa vie de l'autre conjoint, l'ALI s'appuie sur une hypothèse douteuse, soit que la plupart des gens choisissent un partenaire possédant le même profil socioéconomique. L'institut américain affirme à l'appui que le principal pourvoyeur de soins aurait vraisemblablement perdu une partie de sa capacité de gagner sa vie parce qu'il s'attendait à partager le revenu futur de son conjoint[86]. Sans doute conscients que ces explications ne seraient pas satisfaisantes, les rédacteurs en ont offert une autre : la prise en charge disproportionnée des responsabilités dans l'éducation des enfants par le principal pourvoyeur de soins aurait ainsi permis à l'autre époux de préserver sa capacité de gagner sa vie et d'avoir aussi des enfants.
- Droit aux aliments :
En vertu de la règle de l'ALI qui vise à tenir compte de la perte de la capacité de gagner sa vie, le droit aux aliments serait établi par présomption si le mariage comporte des enfants et que la capacité de gagner sa vie du demandeur au moment de la dissolution du mariage est substantiellement inférieure à celle de l'autre époux. Comme pour la demande fondée sur la durée du mariage, c'est la disparité entre les revenus des époux qui donnera au conjoint le droit à des aliments. Le droit présumé aux aliments pourrait être réfuté s'il est établi que le demandeur n'était pas le principal pourvoyeur de soins (c'est-à-dire qu'il n'a pas assumé la responsabilité de plus de la moitié des soins donnés par les deux parents). Cependant, si le demandeur est effectivement le principal pourvoyeur de soins, la structure des dispositions sur le droit aux aliments crée une présomption irréfutable que l'écart des revenus des époux reflète une perte de capacité financière en raison de la prise en charge disproportionnée des responsabilités dans l'éducation des enfants. Une demande fondée sur cette perte peut donc être présentée non seulement par le principal pourvoyeur de soins qui est au chômage ou qui travaille à temps partiel au moment de l'échec du mariage, mais aussi par l'époux qui gagne un deuxième revenu tiré d'un emploi à temps plein.
L'ALI tente de créer une règle facile à administrer qui élimine le besoin de procéder à une analyse complexe, individualisée et factuelle des liens de causalité entre la prise en charge disproportionnée des responsabilités dans l'éducation des enfants par le demandeur et sa capacité de gagner sa vie. Il s'appuie plutôt sur des preuves relevant des sciences sociales qui établissent que, en général, l'éducation des enfants a de lourdes répercussions sur la capacité d'une personne de gagner sa vie.
- Montant :
Lorsqu'il y a perte de capacité de gagner sa vie, le montant serait calculé, comme dans le cas d'une baisse du niveau de vie, au moyen d'un pourcentage spécifique appliqué à l'écart des revenus des parties. Ce pourcentage prendrait la forme d'un facteur lié à la période consacrée à l'éducation des enfants (child care duration factor), qui vise à établir une corrélation entre le montant de l'ordonnance alimentaire et la période où des soins ont été donnés aux enfants durant le mariage. Cette disposition se fonde sur l'hypothèse que, plus longtemps l'éducation des enfants a réduit les débouchés qui s'offraient au demandeur sur le marché du travail, plus la perte de capacité de gagner sa vie risque d'être grande. Par exemple, ce facteur pourrait être égal à la durée de la période où des soins ont été donnés aux enfants multipliée par 0,15. Dans le cas d'un mariage de dix ans où huit années ont été consacrées à l'éducation des enfants, cette formule donnerait lieu à un facteur de 0,12 (qui se traduit par une attribution de 12 % de la différence entre les revenus des époux).
La demande du principal pourvoyeur de soins vise seulement à compenser la perte de capacité de gagner sa vie imputable aux responsabilités dans l'éducation des enfants durant le mariage (et même encore, il ne s'agit pas d'une compensation totale). Elle ne traite pas du tout des pertes subies à ce titre après le divorce; par conséquent, elle ne s'inspire pas complètement de la théorie du partenariat parental dont il est question à la partie III. Les pertes de capacité de gagner sa vie résultant des soins donnés aux enfants après le divorce font l'objet de la pension alimentaire pour enfants.
- Cumul des demandes :
La demande du principal pourvoyeur de soins fondée sur la capacité de gagner sa vie peut être conjuguée à la demande fondée sur la baisse du niveau de vie, mais l'ALI plafonnerait le pourcentage total de l'écart des revenus qui peut être réclamé; ce plafond serait égal au pourcentage maximal fixé pour la demande fondée sur la durée du mariage. Ainsi combinées, les demandes seraient limitées à un pourcentage atteignant entre 40 et 50 % de l'écart des revenus; la valeur maximale serait atteinte plus tôt dans les mariages ne comportant pas d'enfants.
- Durée :
Suivant le modèle de règles adoptées pour déterminer la période de versement d'une pension fondée sur la baisse du niveau de vie, la durée de l'ordonnance alimentaire au profit du principal pourvoyeur de soins serait aussi déterminée au moyen d'une formule où l'on multiplie les années consacrées à l'éducation des enfants par un facteur spécifique, 0,5 par exemple.
(d) Autres caractéristiques structurelles des lignes directrices de l'ALI
Certaines caractéristiques des lignes directrices de l'ALI qui s'appliquent aux deux catégories de demandes sont dignes de mention :
- Premièrement, les ordonnances pourraient être modifiées ou interrompues si la capacité financière de l'une ou des deux parties devient substantiellement différente de ce qu'elle était au moment de l'ordonnance initiale, par exemple si la situation financière du bénéficiaire s'améliore ou que la capacité financière du payeur diminue. Soulignons toutefois que l'amélioration de la capacité financière du payeur ne constituerait pas un motif de modification, ce qui est justifié par le cadre conceptuel où la perte est mesurée en fonction du niveau de vie des époux au moment de la dissolution de leur mariage[87].
- Deuxièmement, toutes les obligations de versements périodiques prendraient fin par présomption lors du remariage du demandeur[88], et dans certains cas, lorsque le bénéficiaire commence à vivre avec un autre partenaire[89].
- Troisièmement, les lignes directrices visent le calcul de la valeur globale de l'obligation alimentaire à l'égard du conjoint. Bien que les règles donnent lieu à des paiements périodiques dont la durée peut être fixe ou indéfinie, ces paiements pourraient être remplacés, en totalité ou en partie, par un seul versement forfaitaire.
- Quatrièmement, lorsqu'il y a des enfants mineurs et une demande concurrente de pension alimentaire pour enfants, la pension destinée au conjoint serait calculée en premier, puis la pension pour les enfants serait fixée d'après les revenus des parties évalués compte tenu des aliments versés à l'ex-conjoint.
- Cinquièmement, les lignes directrices de l'ALI sont structurées de manière à assurer la compatibilité avec les principes proposés pour la pension alimentaire destinée aux enfants, laquelle inclurait des montants visant à couvrir certains des coûts indirects de l'éducation des enfants après le divorce et leur incidence sur la capacité du parent gardien de gagner sa vie[89a].
(e) Évaluation des propositions de l'ALI
Quelles observations générales suscitent les lignes directrices de l'ALI?
Sur le plan des objectifs et du processus, elles constituent un exercice intéressant pour ceux d'entre nous au Canada qui envisagent l'élaboration d'une forme quelconque de lignes directrices. L'institut américain avait clairement pour objectif d'apporter certitude et prévisibilité dans un domaine excessivement discrétionnaire du droit. Son projet de impliquait la clarification des bases théoriques de l'obligation alimentaire envers le conjoint, compte tenu du caractère inadéquat du concept du « besoin », et comportait aussi le défi d'élaborer des règles pratiques et faciles à administrer permettant la mise en ouvre de ces principes théoriques. À bien des égards, l'ALI reconnaît que les mesures substitutives choisies ne sont pas parfaites, qu'on a dû faire des compromis théoriques, mais que ces derniers s'avéraient néanmoins requis et font en sorte que les mesures substitutives se rapprochaient autant que possible d'un idéal compte tenu de « considérations pratiques et administratives » (as close as is administratively practical)[90].
L'ALI visait expressément une réforme du droit, mais aussi une réforme axée sur la pratique. Tout au long du processus, les rédacteurs étaient conscients du besoin d'ancrer leurs recommandations dans la pratique quotidienne. Il vaut mieux considérer le document de l'ALI comme un exercice visant à recenser et à clarifier les tendances émergentes ou les pratiques exemplaires, puis de s'en inspirer à des fins de réforme. Assimilant les lignes directrices de l'ALI à une « normalisation » de la réforme du droit, certains ont critiqué le conservatisme injustifié dont l'institut a fait preuve. La méthodologie de l'ALI peut toutefois servir de modèle utile au Canada, où l'on cherche non pas à réformer des lois mais à créer des lignes directrices informelles qui tiennent compte des pratiques courantes.
Sur le plan structurel, les lignes directrices de l'ALI présentent un intérêt en raison de leur complexité. Certains types de dossiers peu typiques, notamment les mariages de courte durée qui entraînent des pertes significatives, sont exclus et laissés au soin d'un processus décisionnel individualisé. Les règles sur le partage des revenus sont clairement rédigées pour répondre à une diversité de demandes typiques de pensions alimentaires pour époux. Les lignes directrices elles-mêmes, contrairement aux autres règles américaines, distinguent deux fondements qui justifient le partage des revenus - l'interdépendance financière qui s'accroît avec la durée du mariage et la perte de capacité de gagner sa vie subie par le principal pourvoyeur de soins. Cette complexité, bien qu'elle soit théoriquement attrayante, peut en bout de ligne nuire à l'adoption des lignes directrices[91]. En outre, contrairement à d'autres modèles, le document de l'ALI fait varier le montant des ordonnances alimentaires selon la durée du mariage. Les tendances qui se dégagent des ordonnances récentes confirmeraient une telle corrélation, même si elle n'est pas souvent énoncée. Il peut être particulièrement important au Canada de lier le montant de la pension au nombre d'années de mariage, puisque les tribunaux canadiens généralement mal à l'aise avec les limites temporelles rigides et que c'est seulement en variant les montants qu'on peut tenir compte des différences, sur le plan de la nature et de la portée, des demandes.
Compte tenu de leur structure, les lignes directrices de l'ALI devraient se solder par des ordonnances alimentaires présentant les caractéristiques suivantes :
- demandes très limitées ou négligeables à la suite de mariages de courte durée;
- demandes assez nombreuses à la suite de mariages de longue ou de moyenne durée comportant des enfants;
- demandes nombreuses à la suite de mariages sans enfants seulement s'il s'agit de mariages de longue durée.
Outre ces généralités, que peut-on dire plus spécifiquement? Aux États-Unis, les propositions de l'ALI commencent à engendrer des commentaires et des débats considérables[92]. En règle générale, elles reçoivent des critiques favorables de tous les intéressés parce qu'elles tentent d'apporter cohérence et prévisibilité à un domaine du droit excessivement discrétionnaire. Il est toutefois difficile d'en évaluer l'incidence réelle, puisque plusieurs choix stratégiques cruciaux, qui auront des conséquences notables sur les montants et la durée des ordonnances alimentaires, sont laissés à la compétence des États dans la mise en ouvre des propositions. Cependant, les commentateurs s'entendent pour dire que le document de l'ALI fera augmenter le nombre d'ordonnances alimentaires dans l'avenir. Plus particulièrement, il est reconnu que l'octroi de pensions alimentaires aux principaux pourvoyeurs de soins après un mariage de durée moyenne, alors que ces personnes peuvent fort bien avoir occupé un emploi mais gagné un salaire considérablement inférieur à celui de leur conjoint, créerait un précédent aux États-Unis. À d'autres égard, les opinions divergent.
L'analyse la plus attentive des propositions de l'ALI a été effectuée par June Carbone[92a]. Mme Carbone estime que le dédommagement au titre des possibilités de carrière perdues et d'autres contributions au mariage constituent la seule justification valable théoriquement de l'obligation alimentaire envers l'ex-conjoint. Elle reconnaît que les propositions de l'ALI, à bien des égards, s'écartent de ce cadre théorique, ce qui s'avère problématique, même si l'institut a tenté de convertir la pension alimentaire en une série de « paiements compensatoires ». Cependant, elle conclut, en faisant preuve de générosité d'esprit, que la cohérence théorique n'est peut-être pas l'objectif approprié en matière de réforme du droit et que les principes de l'ALI offrent une base appropriée pour parvenir à un compromis entre des positions diamétralement opposées. D'autres se font plus critiques.
Certains, par exemple, estiment que la compensation des pertes au chapitre de la carrière attribuables aux rôles conjugaux est la seule base justifiable de l'obligation alimentaire et que les propositions de l'ALI ont sans raison étendu le droit aux aliments. Ils critiquent les lignes directrices 1) parce qu'elles feraient droit à des demandes fondées sur la baisse du niveau de vie sans qu'il y ait de lien entre cette baisse et la perte de capacité de gagner sa vie et 2) parce que l'ALI omet de relier plus étroitement la demande justifiée par la perte de capacité de gagner sa vie aux dossiers où l'existence d'une perte réelle a été démontrée, notamment lorsque le principal pourvoyeur de soins ne travaillait pas à temps plein[93]. De ce point de vue, les propositions de l'ALI rattachent un trop grand nombre d'obligations au mariage en soi ou à un quelconque engagement conjugal. Elles intègrent une trop grande part de « communautarisme » à la relation entre les époux, ce qui déroge sans raison à des normes axées sur l'individualisme.
Pour d'autres, la portée étendue du droit d'un ex‑époux aux aliments constitue un pas dans la bonne direction, mais l'ALI ne vas pas assez loin et ses propositions ne permettent pas suffisamment d'atténuer la détresse financière que vivent les femmes et les enfants après le divorce[94]. Le document de l'ALI a été critiqué parce qu'il reproduirait les mêmes tendances qui se dégagent dans les décisions plutôt que de proposer les réformes radicales nécessaires pour améliorer la situation[95] et parce qu'il délègue des décisions stratégiques cruciales aux assemblées législatives des États, lesquels font preuve de peu d'enthousiasme lorsqu'il s'agit d'élargir le droit à la pension alimentaire pour époux[96]. D'après les exemples offerts, les ordonnances alimentaires générées par l'application des lignes directrices de l'ALI sont jugées trop peu élevées, et les critiques proposent de majorer les pourcentages en vue d'atteindre plus rapidement l'égalisation des revenus[97].
Sous un angle théorique et structurel, les lignes directrices de l'ALI ont été critiquées parce qu'elles fondent la demande invoquant la durée du mariage sur le concept de la perte et non pas sur les notions de contribution et de partenariat qui considéreraient le revenu gagné par l'époux rémunéré comme étant le produit des efforts conjoints des deux époux et qui justifieraient des principes de partage plus généreux[98]. La demande fondée sur la durée du mariage a aussi été critiquée parce qu'elle exclut les mariages de courte durée[99] (bien que ce ne soit pas un problème réel compte tenu des dispositions sur les pensions transitoires et provisoires).
Malgré certaines exceptions[100], ceux qui favorisent un élargissement du droit aux aliments voient généralement d'un bon oil que l'ALI reconnaisse en toutes lettres que la perte de capacité de gagner sa vie du principal pourvoyeur de soins peut s'étendre aux mères ayant gagné un salaire durant le mariage[101]. Toutefois, la structure de cette disposition et la façon dont elle limite les ordonnances ont été jugées inadéquates. Pour certains, elle omet de reconnaître la perte importante que peut subir à ce titre le principal pourvoyeur de soins qui quitte le marché du travail, même dans le cadre d'un mariage de courte durée. Ces critiques appuieraient des ordonnances transitoires beaucoup plus généreuses pour l'ensemble des principaux pourvoyeurs de soins, peu importe la durée du mariage; les montants accordés permettraient d'égaliser les niveaux de vie des époux pendant la période de transition[102]. Pour d'autres, le problème réside dans l'omission de reconnaître les conséquences de l'éducation des enfants après le divorce. De ce point de vue, la pension est nécessaire pour toute la période où des soins sont donnés aux enfants, et même plus longtemps, compte tenu des faibles probabilités que les femmes ayant compromis leur participation au marché du travail récupèrent leur perte de capacité gagner leur vie.
Finalement, on s'est demandé, dans des termes qui rappellent les débats au Canada, pourquoi les paiements périodiques proposés par l'ALI, s'ils sont conceptualisés en tant que droit à la compensation de pertes subies, devraient automatiquement cesser lors du remariage[103].
Pour ce qui est du Canada, les caractéristiques les plus pertinentes des lignes directrices de l'ALI sont de nature théorique et structurelle. Si les montants des ordonnances alimentaires sont trop faibles par rapport aux normes canadiennes, il serait bien simple de majorer les pourcentages. Il faut se demander au préalable, toutefois, si la structure de base est appropriée. Y a-t-il lieu d'éliminer une évaluation individualisée des conséquences économiques d'un mariage pour examiner simplement les disparités postérieures au divorce sur le plan de la capacité des ex-époux de gagner leur vie pour justifier le droit aux aliments? Est-il approprié de mesurer la perte de cette capacité en fonction des disparités des revenus après le divorce? La distinction fondamentale entre les mariages comportant des enfants et les autres est-elle aussi appropriée? A-t-on raison de penser que le montant des ordonnances alimentaires devrait s'accroître avec la durée du mariage ou de la période consacrée à l'éducation des enfants?
Certaines critiques à l'égard de la structure de la demande du principal pourvoyeur de soins trouveraient probablement écho au Canada, particulièrement l'omission de tenir compte des pertes de capacité de gagner sa vie attribuables aux responsabilités postérieures au divorce dans les soins donnés aux enfants. L'ALI a cherché à compenser ces pertes au moyen de la pension alimentaire pour enfants, mais au Canada, on a fait le choix stratégique délibéré d'exclure de la pension alimentaire aux enfants ce qu'on appelait les coûts « indirects » de l'éducation des enfants et de les intégrer à la pension alimentaire pour époux[103a]. Il n'est peut-être donc pas approprié de se fonder sur la durée du mariage (ou la période consacrée à l'éducation des enfants pendant le mariage) afin de déterminer l'importance de la pension alimentaire pour conjoint lorsqu'il y a encore des enfants mineurs. Nous devons trouver une façon de reconnaître les pertes importantes après la dissolution, même à la suite d'un mariage de courte durée comportant des enfants.
Soulignons aussi que le régime de l'ALI s'appuie sur des limites temporelles strictes. Les rédacteurs ont choisi d'ériger une structure axée sur l'octroi d'ordonnances généreuses (cette « générosité » étant quand même sujette à débat), mais limitées dans le temps, sauf dans des cas exceptionnels. Une telle structure ne semble pas facile à transférer au Canada où, comme nous l'avons vu à la partie II ci‑dessus, les ordonnances qui fixent arbitrairement la durée de l'obligation alimentaire sont devenues inacceptables dans une large mesure. Au Canada, il est probable que les lignes directrices devraient laisser une place importante aux ordonnances permanentes et aux ordonnances d'une durée indéfinie qui peuvent être révisées ou modifiées subséquemment afin de réduire ou d'interrompre l'obligation alimentaire. Il peut être néanmoins plus facile de déterminer quand l'obligation doit prendre fin ou peut être réduite lorsqu'on saura plus clairement quels devraient être les montants générés par les lignes directrices.
Les solutions de l'ALI au problème épineux du partage de l'augmentation des revenus après le divorce (c'est-à-dire aucun partage) et de l'incidence du remariage sur les obligations alimentaires (la cessation automatique) seraient vraisemblablement source d'opposition au Canada, étant donné la façon dont notre droit régit actuellement ces questions.
Finalement, lorsqu'un demandeur cherche à obtenir une pension alimentaire pour ses enfants en même temps que pour lui-même, la méthode de l'ALI serait inappropriée au Canada à cause de nos lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants. En effet, l'ALI s'appuie sur le revenu brut et calcule la pension alimentaire pour époux avant la pension alimentaire pour enfants afin de déterminer les revenus parentaux. Or au Canada, nous devons déterminer la pension alimentaire pour enfants en premier lieu, puis calculer l'ordonnance alimentaire pour époux d'après les revenus parentaux qui ne sont pas affectés à cette pension.
5. Arizona - comté de Maricopa
En avril 2000, le comté de Maricopa, en Arizona (qui englobe Phoenix et les régions environnantes) a adopté les lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux proposées par un comité local qui tentait d'élaborer des règles de nature consultative reflétant la pratique quotidienne[104]. Ces lignes directrices sont intéressantes parce qu'elles se fondent jusqu'à un certain point sur les propositions de l'ALI : Ira Ellman, rapporteur en chef du projet de l'ALI, faisait partie du comité local en question.
Les lignes directrices de Maricopa ne sont pas intégrées aux règles de pratique des tribunaux et énoncent clairement qu'elles n'ont qu'un caractère consultatif[105]. Elles visent à fournir aux tribunaux et aux parties un point de départ pour les discussions, les négociations ou la prise de décisions; elles ne constituent donc pas de présomptions. Elles s'appliquent seulement après que le droit aux aliments a été établi en vertu des lois de l'Arizona, qui contiennent des fondements assez restreints de la pension alimentaire[106]. Les lignes directrices de Maricopa sont donc différentes de celles de l'ALI, où la disparité des revenus en soi donne à l'époux un droit à des aliments. Elles s'appliquent aussi uniquement aux mariages qui ont duré plus de cinq ans et où le revenu brut du bénéficiaire représente moins de 75 % du revenu brut du payeur.
Les lignes directrices du Maricopa mettent en ouvre une version « simplifiée » des propositions de l'ALI, puisqu'elles ne distinguent pas les mariages en fonction de la présence d'enfants et qu'il n'y a aucune pension compensatoire prévue pour le principal pourvoyeur de soins. L'absence d'une telle distinction donnera probablement lieu à des ordonnances alimentaires plus élevées, dans le cas de mariages sans enfants, qu'en vertu des recommandations de l'ALI et à des pensions alimentaires moindres pour les couples ayant des enfants[107].
Autrement, la méthode de base proposée par l'ALI est suivie à Maricopa. Le montant de la pension est calculé au moyen d'un pourcentage qui reflète la durée du mariage (le facteur duratif) appliqué à l'écart entre les revenus bruts des parties au moment de la dissolution du mariage. Le facteur duratif choisi par les rédacteurs de lignes directrices de Maricopa est égal au nombre d'années de mariage[108] multiplié par un facteur de 0,015[109]. Par conséquent, un mariage de 20 ans donnerait lieu à un facteur duratif de 0,30, d'où une pension alimentaire versée au conjoint équivalant à 30 % de l'écart des revenus bruts des parties. Le facteur duratif ne peut être supérieur à 0,50, ce qui plafonne les ordonnances alimentaires à 50 % de la différence entre les revenus des deux époux. La pension alimentaire pour enfants est calculée séparément, en vertu d'une formule de partage des revenus, mais après le calcul de la pension alimentaire pour époux.
Suivant les propositions de l'ALI, les lignes directrices de Maricopa s'assortissent d'une formule pour le calcul de la durée des ordonnances. Elles génèrent toutefois une fourchette et non pas un chiffre fixe : la durée du mariage[110] est multipliée par un facteur oscillant entre 0,3 et 0,5. À l'extrémité élevée de la fourchette, une année de pension serait donc versée pour chaque tranche de deux années de mariage, ce qui représente une période égale à la moitié du nombre d'années de mariage. Selon cette formule, un mariage de 20 ans se traduirait par une ordonnance alimentaire d'une durée variant de six à dix ans. Si le mariage a duré 20 années ou plus et que le bénéficiaire est âgé d'au moins 50 ans au moment de la dissolution, l'ordonnance sera d'une durée indéfinie[111].
Avant de mettre la touche finale aux lignes directrices, le comité voulait s'assurer que les montants reflétaient les pratiques courantes et a donc procédé à une recherche empirique d'envergure comparant les résultats des lignes directrices qu'il proposait aux ordonnances alimentaires prononcées par les tribunaux[112]. Il a découvert une forte corrélation entre les ordonnances réelles et celles qui seraient calculées au moyen des lignes directrices à l'aide du facteur duratif proposé de 0,015[113]. Pour ce qui est de la durée, toutefois, le facteur établi à l'origine, soit 0,60, a donné une corrélation très faible, d'où le rajustement à la baisse entre 0,03 et 0,05. Encore une fois, des limites strictes sont imposées à la durée de versement de la pension, ce qui est la règle aux États-Unis.
B. Ligne directrice canadienne (suggérée par Dranoff)
Linda Silver Dranoff, avocate en droit de la famille à Toronto, a proposé une formule de calcul de la pension alimentaire pour époux qui est apparemment utilisée à l'heure actuelle par certains avocats en Ontario[114]. Sa formule s'inspire grosso modo de la décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Andrews[115], dont nous avons parlé à la partie II ci-dessus. La Cour d'appel avait confirmé une ordonnance alimentaire en faveur du conjoint qui, conjuguée à la pension alimentaire pour enfants, laissait à l'épouse, qui avait la garde des enfants, 60 % du revenu net disponible des parties. Plutôt que de « combiner » les deux formes de pensions puis d'attribuer les revenus du ménage dans une proportion de 60/40, ce qui est la formule qui semble avoir été utilisée dans Andrews, Dranoff propose de déduire la pension alimentaire pour enfants d'abord, puis de traiter la demande de pension du conjoint comme une demande distincte s'appuyant sur les revenus qui ne sont pas affectés à la pension alimentaire pour enfants[116].
Dranoff propose d'utiliser les revenus bruts; la pension alimentaire pour enfants est calculée en premier lieu puis majorée compte tenu des incidences fiscales. Le montant majoré est ensuite déduit du revenu du payeur. Les revenus résiduels des époux sont alors combinés, y compris le revenu du bénéficiaire tiré d'autres sources. Dans la formule Dranoff, ce chiffre est divisé entre les époux conformément à un pourcentage précis qui est déterminé à l'issue des négociations entre les parties ou à la discrétion du tribunal.
Dranoff se sert de 50 % en guise d'exemple, mais reconnaît que le pouvoir discrétionnaire détermine la proportion des revenus qui sera partagée, ce qui laisse la possibilité de tenir compte d'un grand nombre de variables. À la suite d'un long mariage comportant plusieurs enfants qui vivent toujours à la maison, elle estime qu'un chiffre de 50 ou même 60 % du revenu disponible après le paiement de la pension alimentaire pour enfants constituerait une valeur appropriée, mais que celle-ci pourrait tomber à 30 % s'il n'y a aucun enfant ou dans le cas d'un deuxième mariage ayant duré dix ans. Utilisant sa formule, Dranoff a constaté que l'épouse de l'affaire Andrews recevait 39 % du revenu disponible après le versement de la pension alimentaire pour enfants. Soulignons que, contrairement aux lignes directrices américaines, la formule de Dranoff n'applique pas un pourcentage spécifique à l'écart des revenus des époux et que le pourcentage sert plutôt à déterminer le partage approprié du revenu total restant après la pension alimentaire pour enfants[117].
La proposition de Dranoff a été critiquée par certains[118]. Une partie de ces critiques découlent d'une opposition à des lignes directrices quelles qu'elles soient, tandis que d'autres se fondent sur une mauvaise interprétation de la formule suggérée, croyant qu'elle rend l'égalisation des revenus des époux obligatoire, alors que Dranoff reconnaît expressément la possibilité d'un éventail de pourcentages. Cependant, sa solution peut être contestée parce qu'elle omet de décrire spécifiquement les situations où le partage important des revenus est approprié - est-ce la présence d'enfants qui entre en jeu pour justifier l'égalisation ou bien la durée du mariage? Dranoff ne précise pas non plus qu'il s'agit d'une formule s'adressant aux cas où il y a des enfants mineurs ou à la suite d'un mariage de très longue durée. Voilà pourquoi cette formule ne semble pas toujours appropriée et vient confirmer certaines des pires craintes chez ceux qui s'inquiètent que des lignes directrices donnent lieu à des résultats hautement insatisfaisants à cause d'une simplification excessive.
Par ailleurs, cette formule serait probablement appropriée dans certains genres de dossiers où il y a des enfants mineurs, notamment dans des cas comme Andrews. Cette décision de la Cour suprême ne trouve aucune contrepartie dans le droit américain en matière de pensions alimentaires pour époux et n'est donc pas prise en considération dans les lignes directrices américaines ou même dans les propositions de l'ALI. S'il s'agit d'une évolution importante qui a sa raison d'être, les lignes directrices canadiennes devront être rédigées de manière à en tenir compte.
C. En résumé -- Certaines questions fondamentales relatives à la structure des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux
Où nous amène donc cet examen des différentes lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux?
Lorsqu'on cherche à élaborer des lignes directrices, le défi consiste à transformer des principes ou des théories en mesures substitutives qui donnent lieu à une justice « moyenne » ou « approximative ». La plupart des lignes directrices sont articulées autour du partage des revenus (une démarche qui se fonde sur les revenus des parties après le divorce et sur la répartition d'une partie précise de ces revenus). Avant de rédiger des lignes directrices, il faut donc déterminer si cette méthode est acceptable. Elle implique en effet l'élimination des états des revenus et dépenses comme outil principal de calcul ainsi que l'abandon des estimations individuelles de la perte de capacité d'un époux de gagner sa vie.
Une fois qu'on accepte le partage des revenus comme méthode, il faut déterminer les facteurs qui structureront ce partage. L'examen des lignes directrices effectué à la partie IV soulève certaines questions structurelles de base :
- Le principal facteur devrait-il être la durée du mariage (comme c'est le cas généralement aux États-Unis) ou bien la présence d'enfants est-elle aussi importante?
- Si la présence d'enfants est considérée comme un facteur structurel pertinent, est‑ce parce qu'un époux a pu prendre en charge une partie des responsabilités dans l'éducation des enfants durant le mariage? Ou bien parce qu'il y a des enfants à charge au moment du divorce qui relèvent du demandeur de la pension en tant que parent gardien?
- De façon plus générale, dans quelle mesure des lignes directrices peuvent-elles ou devraient-elles être structurées de manière à répondre à diverses situations? Elles ont pour but de réduire le nombre de facteurs pour des raisons d'efficience administrative. Pourtant, la mention de lignes directrices génère des craintes réelles quant au caractère trop général des formules. Certains s'inquiètent du risque de nivellement par le bas qui se produirait si l'on appliquait les lignes directrices américaines. D'autres supposent que les lignes directrices se traduiraient inévitablement par une égalisation des revenus dans tous les dossiers. Lorsque les enfants deviennent le facteur pertinent, comme aux points a) et b) ci‑dessus, il peut devenir plus facile d'adapter la formule à la diversité des situations qui existent. On peut aussi recourir au facteur duratif dont font mention à la fois l'ALI et les lignes directrices du comté de Maricopa, ce facteur rattachant le montant de la pension à la durée du mariage.
- En vertu des lignes directrices américaines, les limites temporelles constituent un mécanisme fort utile pour structurer la portée des obligations alimentaires aux États-Unis. Est-il possible d'envisager de telles limites au Canada ou le montant est-il le seul facteur qui peut être abordé de façon réaliste par ces lignes directrices? Comment le montant et la durée des versements interagissent-ils? L'incertitude sur le plan de la durée exige-t-elle un rajustement à la baisse des montants?
- Comment la pension alimentaire pour enfants sera-t-elle intégrée aux lignes directrices? Certaines règles en vigueur aux États-Unis, par exemple, calculent la pension alimentaire pour conjoints avant la pension versée aux enfants. Or ces modèles ne conviennent pas au contexte canadien.
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