Élaboration des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux : amorce de la discussion
V. CONTEXTE SOCIAL DES LIGNES DIRECTRICES CANADIENNES
Nous décrirons maintenant le contexte social qui entoure l'élaboration et le fonctionnement des lignes directrices sur les pensions alimentaires pour époux. Les répercussions de ces lignes directrices restent un point fondamental, d'où l'importance des données sur les ordonnances alimentaires prononcées en faveur de l'ex‑époux dans l'établissement d'un jalon qui permet d'évaluer ces répercussions. La durée du mariage, tout comme la présence d'enfants à charge, deviendra probablement un élément structurel central des lignes directrices au Canada. L'examen des données existantes sur la nature des mariages qui se terminent par un divorce peut aider dans la structuration des lignes directrices (par exemple, pour définir ce qu'est un mariage de longue durée). Puisque les statistiques nous révéleront le pourcentage de divorces qui entrent dans différentes catégories, elles nous permettront également d'évaluer l'incidence des règles proposées.
Voici un survol des renseignements connus sur la fréquence des ordonnances alimentaires pour époux et les caractéristiques des mariages qui se terminent par un divorce. Malheureusement, force est de constater qu'ils sont bien souvent limités et d'une fiabilité douteuse.
A. Fréquence des ordonnances alimentaires en faveur de l'ex-époux
Le droit actuel semble offrir une base très large justifiant le versement d'une pension alimentaire au profit de l'ex‑époux - élargissement qui s'est amorcé avec l'arrêt Moge en 1992 et s'est amplifié avec Bracklow en 1999. Des données fiables sur la fréquence des ordonnances alimentaires pour époux n'existent pas, mais les quelques renseignements disponibles laissent croire qu'une pension alimentaire est versée à l'ex-conjoint seulement dans un petit pourcentage des actions en divorce - entre un peu plus de 10 % au pire et un peu plus de 20 % au mieux.
Les données les plus complètes proviennent de l'évaluation de la Loi sur le divorce effectuée par le gouvernement fédéral en 1988[119], où les statistiques tirées d'un examen des dossiers judiciaires de divorce montraient qu'une demande de pension alimentaire pour époux avait été demandée dans 16 % des cas au total et dans seulement 19 % des actions comportant des enfants à charge. Les auteurs de cette étude ont réalisé une enquête auprès de personnes qui avaient divorcé, ce qui en fait une source un peu plus fiable. Ils ont constaté une fréquence légèrement plus élevée : 22 % des épouses signalaient qu'elles avaient demandé une pension alimentaire à un moment donné depuis la séparation et 30 % des maris déclaraient que leur ex‑épouse l'avait fait[120]. Ces chiffres remontent malheureusement à 1988 et ne tiennent donc pas compte de l'évolution du droit depuis l'arrêt Moge, et encore moins Bracklow.
La portée des données plus récentes est encore plus limitée. Les programmes provinciaux d'exécution des ordonnances alimentaires sont une source de renseignements et l'Enquête sur l'exécution des ordonnances alimentaires, qui n'a pas été mise en ouvre complètement, a permis de colliger de l'information sur deux provinces, la Saskatchewan et la Colombie-Britannique, à l'égard d'ordonnances enregistrées au 31 mars 2000[121]. Il faut dont extrapoler à partir des chiffres produits par cette enquête; les auteurs estiment que la plupart des programmes provinciaux d'exécution des ordonnances alimentaires ne s'occupent que de 40 à 50 % de ces ordonnances, c'est-à-dire celles dont l'exécution pose problème. En outre, les prestataires de l'aide sociale sont obligés d'inscrire leurs ordonnances aux fins de l'exécution, ce qui fausse les résultats en faveur des bénéficiaires à faible revenu.
En Saskatchewan, une pension alimentaire pour époux était ainsi versée dans 4,1 % des ordonnances rendues sous le régime de la Loi sur le divorce et inscrites au programme; les ordonnances combinées de pensions alimentaires pour époux et pour enfants représentaient 7,4 % des ordonnances alimentaires prononcées en application de la Loi sur le divorce (pour un total de 11,5 % de toutes les ordonnances alimentaires)[122]. En Colombie-Britannique, on retrouvait une pension alimentaire pour époux dans seulement 4,1 % des ordonnances rendues sous le régime de la Loi sur le divorce et inscrites au programme, tandis que les ordonnances combinées ne constituaient que 4,8 % de ces ordonnances (pour un total de 8,9 % de toutes les ordonnances alimentaires prononcées en application de la Loi sur le divorce)[123].
Une autre source de renseignements, la base de données relatives aux ordonnances alimentaires au profit d'un enfant visées par la Loi sur le divorce, montre que les ordonnances alimentaires pour époux sont accordées dans environ 13 % des cas où une pension alimentaire avait été ordonnée au profit des enfants[124]. Cette source inclut par contre seulement les dossiers où les enfants faisaient l'objet d'une pension alimentaire.
Tous ces chiffres semblent faibles, mais les données américaines révèlent la même tendance, soit des pourcentages qui se rapprochent de 20 %[125].
Qu'est-ce qui explique la faible fréquence de la pension alimentaire pour époux dans les études? Il est possible que ces dernières ne reflètent pas les chiffres réels : puisque les aliments versés à l'ex‑conjoint impliquent surtout les époux qui gagnent un revenu élevé, il est probable qu'ils sont en grande partie l'objet d'ententes et non pas d'ordonnances judiciaires, et que les données émanant des tribunaux n'en fassent donc pas mention.
Il se peut également que l'incertitude face à l'obligation alimentaire envers l'ex‑époux limite la présentation des demandes. Dans le cadre de l'évaluation de la Loi sur le divorce effectuée en 1988, les répondantes ont pu expliquer pourquoi elles n'avaient pas demandé de pension alimentaire pour elles-mêmes : 63 % estimaient qu'elles étaient autonomes ou possédaient d'autres sources de revenus; 24 % n'y croyaient pas par principe ou souhaitaient une rupture nette avec leur ex‑époux; 11 % auraient voulu obtenir une pension alimentaire mais ne croyaient pas qu'elle leur serait accordée ou, si elle l'était, qu'elle serait versée[126]. Ces explications reflètent l'influence déterminante des concepts de la rupture nette et de l'autonomie ainsi que les fondements limités de la pension alimentaire pour époux en 1988.
On aurait pu s'attendre à ce que la volonté et le souhait de demander une pension alimentaire pour époux évoluent avec l'élargissement de l'obligation alimentaire dans la foulée des arrêts Moge et Bracklow. Cependant, cette forme de pension reste très discrétionnaire et incertaine : elle ne constitue pas encore un droit clair. Nous en savons peu sur les négociations préalables aux ententes de séparation, mais il se peut que la pension alimentaire pour époux soit la première revendication écartée ou réduite dans le cadre de l'entente finale[127].
Si l'on présume de l'exactitude des études faisant état d'une fréquence relativement faible des pensions alimentaires pour époux, l'élaboration des lignes directrices pourrait avoir des répercussions notables en provoquant une hausse du nombre d'ordonnances au profit de l'ex-époux et en faisant des aliments destinés aux époux un élément normal des actions en divorce, du moins dans les dossiers où les époux gagnent des revenus moyens ou élevés. Cette situation serait conforme au cadre juridique existant mais constituerait un changement assez radical en pratique.
B. Durée du mariage
Peu importe leur structure, les lignes directrices tiendront vraisemblablement compte de la durée du mariage. Que savons-nous à ce sujet?
En 2000, la durée médiane d'un mariage, calculée depuis la date du mariage jusqu'à la date de divorce, était de 11 ans[128]. Ce chiffre est resté relativement constant depuis plus de 10 ans. Compte tenu que la plupart des époux auront été séparés pendant au moins un an avant leur divorce, la période médiane de cohabitation pourrait être inférieure à 10 ans[129].
La majorité des divorces (60,8 %) impliquent des couples qui ont été mariés pendant moins de 15 ans. Un nombre important (19 %) de ces mariages se terminent dans les premières quatre années.
Seulement 12 % des mariages qui se terminent par un divorce ont duré 25 ans ou plus. Même si l'on étend la définition d'un long mariage pour inclure ceux qui ont duré au moins 20 ans, le pourcentage ne s'élève qu'à 22 %[130].
Quelles sont les conséquences de ces chiffres sur la structure des lignes directrices? D'après certaines lignes directrices examinées à la partie IV ci-dessus, le partage des revenus ne s'enclenche qu'à la condition que la relation ait duré au moins cinq ans. Selon les données canadiennes, cette règle exclurait 19 % des dossiers. Le cas des mariages de longue durée est probablement le plus facile à régler : selon les définitions, ces unions représenteraient soit 12 %, soit 22 % des divorces.
La vaste majorité des mariages qui se terminent par un divorce sont de durée moyenne : 23,5 % des couples avaient été mariés entre 5 et 9 ans; 18,5 % entre 10 et 14 ans; 13,8 entre 15 et 19 ans. Même dans cette fourchette intermédiaire, le divorce est beaucoup plus fréquent chez les époux qui ont été mariés moins longtemps, les pourcentages s'infléchissant après 15 années de mariage. Dans bon nombre de ces unions, il est probable qu'il y aura des enfants à charge (voir plus bas). Les lignes directrices traitant des mariages de durée moyenne auront donc une incidence sur une grande proportion des époux divorcés[131].
C. Mariages comportant des enfants à charge
Les lignes directrices peuvent prévoir un traitement différent pour les mariages comportant des enfants à charge; d'après les études, ces derniers sont présents dans environ la moitié des divorces.
Les données colligées au moyen du bureau d'enregistrement des actions en divorce prévu dans la Loi sur le divorce laissent croire que, en 2000, 42,6 % des divorces comportaient des enfants à charge[132]; ce nombre baisse lentement depuis 1991, alors qu'il atteignait 53,5 %. Il n'existe aucune donnée, malheureusement, sur l'âge de ces enfants. La catégorie des mariages sans enfants à charge contiendrait à la fois les unions où les enfants sont indépendants financièrement lors du divorce et les couples qui n'ont pas eu d'enfants.
Ces statistiques ne sont pas complètes, cependant, et elles doivent être analysées avec prudence : elles incluent seulement les cas où la présence d'enfants a été consignée dans les dossiers judiciaires. Si les parties se sont entendues sur la garde avant de comparaître devant le juge et que celui-ci n'a pas eu à trancher, il se peut que les enfants ne figurent pas dans les dossiers des tribunaux. Par conséquent, les chiffres du bureau d'enregistrement des actions en divorce engendrent une sous-estimation du nombre de dossiers impliquant des enfants à charge.
Il est donc possible que bien plus de 50 % des mariages comportent des enfants à charge. Les lignes directrices devront donc tenir compte du fait que ces dossiers constituent probablement la majorité des cas où une pension alimentaire pour époux est demandée.
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