La pension alimentaire rétroactive au profit des enfants : avantages et inconvénients
2. Comment la Cour suprême du Canada a-t-elle examiné les questions?
A. Établissement de l'obligation
S'exprimant
au nom de la majorité[14], le juge
Bastarache a commencé son analyse en soulignant que le fait d'être parent
établit en soi l'existence d'une obligation alimentaire : « dès la
naissance de l'enfant, ces derniers [les parents] sont appelés à en être les
gardiens et à subvenir à ses besoins
»[15]. Pendant
plus d'un siècle, ce lien parent-enfant a été perçu comme un lien donnant lieu
à des obligations tant morales que juridiques[16]. Le droit
de l'enfant à des aliments continue d'exister après la rupture du mariage de
ses parents[17].
De plus, les aliments doivent autant que possible permettre à l'enfant de
conserver le niveau de vie qu'il avait avant la séparation de ses parents[18].
La Cour a reconnu une distinction clé entre l'existence d'une obligation et l'exécution d'une obligation non remplie. De toute évidence, il n'était pas difficile de conclure à l'existence d'une obligation continue de payer des aliments au profit des enfants en fonction du revenu. Cependant, au Canada, le mécanisme permettant de faire exécuter[19] cette obligation continue consiste à présenter une demande au tribunal en application de la Loi sur le divorce ou d'une loi provinciale ou territoriale. Le législateur aurait pu choisir un mécanisme d'exécution différent et, effectivement, l'article 25.1 de la Loi sur le divorce prévoit des accords fédéraux-provinciaux autorisant le service provincial des aliments pour enfants à fixer à intervalles réguliers un nouveau montant au titre de la pension alimentaire au profit d'un enfant[20]; compte tenu de cette décision politique, il incombe en partie au parent bénéficiaire de veiller à ce que le parent payeur respecte son obligation[21]. Cependant, l'existence d'un régime fondé sur la présentation d'une demande n'empêche pas le tribunal d'envisager des ordonnances rétroactives, si l'enfant est un enfant du mariage au sens de la Loi sur le divorce[22] et a donc droit à des aliments lors du dépôt de la demande d'ordonnance alimentaire rétroactive. La question de savoir si une ordonnance alimentaire rétroactive devrait être rendue dans un cas donné dépendra du texte législatif en vigueur dans la juridiction en cause, de la loi qui s'applique à la situation examinée et de l'exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire[23].
B. Exécution de l'obligation — étape 1
De l'avis de la Cour suprême du Canada, il est important d'assurer un équilibre entre la certitude dont le parent payeur a besoin et la souplesse nécessaire dans l'exécution des obligations parentales :
Contrairement à l'ordonnance pour l'avenir, l'ordonnance rétroactive peut, dans ce domaine du droit, rompre le subtil équilibre entre la certitude et la souplesse. Lorsque la situation change, l'équité exige que les obligations s'y adaptent. Néanmoins, lorsque les obligations semblent être bien établies, l'équité commande également qu'on ne les modifie pas sans raison[24].
Le parent payeur a de très bonnes raisons d'invoquer la certitude lorsqu'il s'est conformé à une ordonnance judiciaire valide. Toutefois, les parents doivent comprendre que l'ordonnance est fondée sur les circonstances qui existaient lorsqu'elle a été rendue. Il est encore possible qu'un changement des circonstances sous-jacentes donne lieu à une modification des obligations.
Selon
le juge Bastarache, le parent payeur est moins bien placé pour invoquer la
certitude lorsque l'obligation a été établie dans une entente privée, malgré le
poids qui doit indéniablement être accordé à ce type d'entente : « le
parent débiteur qui est partie à un accord de séparation non entériné par le tribunal
ne peut donc être justifié de croire, au même titre que celui qui se conforme à
une ordonnance judiciaire, qu'il s'acquitte de son obligation légale
»[25]. Enfin,
le parent payeur ne peut invoquer ce droit à la certitude lorsqu'aucune entente
ou ordonnance n'existe[26].
L'aspect
suivant de l'analyse concerne l'examen par la Cour des circonstances
particulières de l'espèce. Une des questions qui se posent dans ce contexte est
de savoir si l'enfant était admissible à toucher une pension alimentaire lors de
la demande[27].
Lorsque ce critère de base est établi, il faut ensuite s'attarder aux raisons
pour lesquelles l'époux bénéficiaire a tardé à présenter la demande de pension
alimentaire rétroactive. De l'avis du juge Bastarache, ce délai aurait pour
effet de renforcer la perception du parent payeur selon laquelle il s'est
conformé adéquatement à ses obligations. Selon la Cour, une raison acceptable
au soutien du délai serait l'existence d'une situation où le demandeur
craindrait que le parent payeur ne « réagisse de manière vindicative à la
demande, et ce, au détriment de la famille
»[28]. Une
excuse raisonnable pourrait également exister dans les cas où le demandeur
n'est pas financièrement ou émotionnellement en mesure de présenter une demande
ou a obtenu des conseils juridiques inadéquats. Cependant, « le parent
créancier n'avait pas de motif valable s'il savait qu'un montant supérieur
était exigible, mais qu'il a arbitrairement décidé de ne pas présenter de
demande
»[29].
De plus, comme l'a souligné une auteure :
[Traduction] La différence entre un délai raisonnable et un délai déraisonnable est souvent déterminée par la conduite du parent payeur. Le parent payeur qui informe le parent bénéficiaire en temps opportun des augmentations de son revenu sans l'intimider ou exercer des pressions sur lui aura agi de façon à s'assurer, le plus souvent, que tout délai subséquent sera jugé non raisonnable[30].
Après
avoir évalué la conduite du parent bénéficiaire, la Cour se penche ensuite sur
celle du parent payeur, soulignant que la certitude de celui-ci perd de son
importance lorsqu'il s'est comporté de manière « répréhensible »[31]. En quoi
consiste donc un comportement répréhensible qui affaiblit la position du parent
débiteur en ce qui a trait à la certitude? Il s'agit de « tout acte du
parent débiteur qui tend à faire passer ses intérêts avant le droit de l'enfant
à une pension alimentaire d'un montant approprié
»[32]. Le
parent payeur qui dissimule son revenu, qui trompe le bénéficiaire au sujet du
véritable revenu qu'il touche, qui ignore sciemment son obligation alimentaire
ou qui intimide l'autre parent pour le dissuader de demander une pension
alimentaire pour l'enfant a un comportement répréhensible[33]. Le
parent qui, sciemment, se dérobe à son obligation alimentaire ne devrait pas
pouvoir tirer avantage d'un tel comportement, bien que le parent payeur qui
n'augmente pas automatiquement le montant de la pension alimentaire n'agit pas
nécessairement de manière répréhensible.
Pour savoir si le parent payeur s'est comporté de manière répréhensible, il est nécessaire d'évaluer la perception subjective de celui-ci, bien que des indices objectifs soient utiles à cet égard. Ainsi, moins l'écart entre le montant que le parent débiteur paie et celui qu'il aurait dû verser est grand, plus sa croyance selon laquelle il s'acquitte de son obligation sera légitime[34]. Bien que le respect d'un accord ou d'une ordonnance antérieur permette parfois de présumer que le payeur agissait de manière raisonnable, cette présomption peut être réfutée lorsque la situation financière a suffisamment changé pour que le parent payeur ne puisse plus légitimement croire qu'il lui suffit de se conformer à l'ordonnance ou à l'accord pour s'acquitter de son obligation sans signaler l'accroissement de ses ressources[35]. Enfin, le comportement du parent payeur peut militer contre une ordonnance rétroactive, par exemple, lorsque ce parent a participé à certaines dépenses au-delà de ce que prévoit une ordonnance ou une entente[36].
De l'avis de la Cour, le tribunal doit ensuite tenir compte de la situation actuelle et antérieure de l'enfant pour décider s'il y a lieu de rendre une ordonnance rétroactive. L'enfant qui a connu des difficultés dans le passé peut obtenir réparation grâce à une ordonnance rétroactive. Par contre, une telle ordonnance est plus difficile à justifier dans le cas où l'enfant a bénéficié de tous les avantages qu'il aurait obtenus si les deux parents avaient subvenu à ses besoins[37]. Il convient de souligner que les difficultés éprouvées par d'autres membres de la famille suite aux sacrifices supplémentaires qu'ils ont dû faire pour aider l'enfant, ne sont pas pertinentes pour décider de la rétroactivité ou de la non-rétroactivité de la pension alimentaire accordée pour l'enfant[38].
Les difficultés que pourrait causer une ordonnance rétroactive au payeur devraient également faire partie des facteurs à prendre en compte. Ainsi, le tribunal doit tenir compte des nouvelles obligations familiales du payeur et de la manière dont l'ordonnance rétroactive perturberait la gestion des finances de celui-ci[39]. Bien que les tribunaux doivent formuler les ordonnances rétroactives de manière à réduire le plus possible les difficultés, il n'est pas toujours possible de les éviter. Selon le juge Bastarache, la mesure dans laquelle le tribunal devrait se préoccuper de cette question est directement liée à la question de savoir si le parent s'est comporté de manière répréhensible[40].
C. Exécution de l'obligation : étape 2 — date du point de départ
Lorsqu'un tribunal a décidé, après avoir soupesé les facteurs susmentionnés, qu'il convenait de rendre une ordonnance alimentaire rétroactive, la prochaine question qui se pose est celle de la date à utiliser pour le début de l'application de l'ordonnance. Les dates possibles sont les suivantes : la date à laquelle la situation financière du parent payeur a changé au point où un montant supérieur était dû au titre des aliments, la date à laquelle le parent bénéficiaire a donné au parent payeur un avis formel[41] d'une demande de pension alimentaire supplémentaire, la date à laquelle la demande de modification a été faite et la date à laquelle le parent bénéficiaire a effectivement informé l'autre parent de la nécessité de renégocier les paiements au titre de la pension alimentaire. Selon la Cour, l'utilisation de la date à laquelle des procédures judiciaires ont été engagées aurait pour effet de dissuader les parents de régler le litige qui les oppose de manière informelle :
une instance peut être coûteuse, ouvrir les hostilités et faire en sorte, au bout du compte, que les parents disposent de moins de ressources financières et émotionnelles au moment où les enfants en ont le plus besoin. Pour inciter les parents à régler au mieux les questions relatives au soutien alimentaire de l'enfant, le tribunal ne doit pas les pénaliser s'ils optent pour la voie judiciaire en dernier recours[42].
En revanche, le juge Bastarache estime que l'utilisation de la date à laquelle la demande aurait pu initialement être présentée porterait indûment atteinte à la certitude du parent payeur[43]. C'est pourquoi il opte pour la solution mitoyenne de la date de l'information réelle. Dans les motifs concordants qu'elle a rédigés pour la minorité, la juge Abella n'est pas d'accord avec le juge Bastarache sur ce point. Selon la juge, indépendamment de la date de l'avis, la pension alimentaire devrait être modifiée rétroactivement à la date du changement touchant le revenu :
C'est donc à lui [le parent débiteur] qu'il incombe principalement de faire en sorte que l'enfant en bénéficie dès que cela est raisonnablement possible. Il n'est ni pratique ni réaliste de faire dépendre le respect du droit de l'enfant du moment et de la fréquence auxquels le parent créancier s'informe de la situation financière du parent débiteur. … Comme l'objet du droit aux aliments varie en fonction du revenu, l'existence de ce droit ne peut dépendre de la présentation d'une demande au nom de l'enfant ou de la communication de l'intention d'en présenter une[44].
En plus
de fixer la date du point de départ qui s'applique de façon générale, la Cour a
limité aux trois années précédentes la période pour laquelle le rajustement de
la pension alimentaire peut être obtenu. Selon le juge Bastarache, il est
généralement inopportun de faire rétroagir l'ordonnance à plus de trois ans
avant l'information réelle du parent débiteur, bien qu'il soit possible de la
faire rétroagir à une date antérieure lorsque le parent débiteur s'est comporté
de manière répréhensible[45]. De
l'avis d'un commentateur, la décision du juge Bastarache [traduction] « vise à la fois à
avertir les parents payeurs de remplir leurs obligations alimentaires envers
leurs enfants lorsqu'ils reçoivent l'information réelle relative à la pension
alimentaire et à prévenir les parents bénéficiaires de faire valoir leur
demande avec rapidité une fois que l'information réelle a effectivement été
communiquée
»[46].
Encore
là, la juge Abella ne souscrit pas à l'opinion du juge Bastarache sur ce point.
À son avis, en l'absence d'une indication expresse du législateur en ce sens,
la limite de trois ans n'est pas appropriée[47]. De plus,
la juge Abella estime que le comportement répréhensible ne joue aucun rôle dans
la détermination du moment auquel rétroagit l'ordonnance par laquelle l'enfant
recouvre son dû : « l'obligation accrue découle de l'accroissement du
revenu; elle est fonction du revenu des parents, et non de leur comportement
fautif
»[48].
Un des
aspects intéressants de la limite de trois ans réside dans le fait que la
question [traduction] « n'avait
pas été portée à l'attention de la Cour d'appel de l'Alberta, pas plus qu'elle
n'avait été plaidée par l'une ou l'autre des parties, notamment devant la Cour
suprême du Canada, ou mentionnée à quelque moment que ce soit par la
Cour
»[49].
Bien
que les commentateurs conviennent que la limite de trois ans n'a pas été
énoncée comme règle absolue[50], il se
peut que les parties cherchent à obtenir une certaine prévisibilité à cet égard[51]. De
l'avis de certains, la période de trois ans ne correspond pas toujours à la
réalité des familles séparées : [traduction]
« Dans certains cas, les parents veulent attendre que les enfants
grandissent afin d'éviter de les mêler à un conflit de nature pécuniaire
»[52].
D. Exécution de l'obligation : étape 3 — montant
Enfin,
après avoir déterminé la date à laquelle l'ordonnance rétroactive doit s'appliquer,
le tribunal doit fixer le montant qu'il convient d'accorder. Ce montant doit
convenir à la situation et il n'est pas recommandé que le tribunal s'en tienne
aveuglément aux montants prévus dans les tables applicables[53]. En
résumé, « le tribunal ne devrait pas rendre une ordonnance alimentaire
rétroactive dont il juge le montant injuste compte tenu de toutes les
circonstances
»[54].
Appliquant les facteurs qu'elle avait énoncés précédemment dans son jugement, la Cour a décidé que la pension alimentaire rétroactive n'était pas indiquée dans deux des affaires, mais qu'elle l'était dans les deux autres. Dans les deux premiers cas, la Cour semble avoir mis l'accent sur le comportement non répréhensible du payeur[55], tandis que, dans les deux derniers, la conduite répréhensible dont le payeur a fait montre en refusant d'augmenter les versements de pension alimentaire en fonction de son revenu a joué un rôle important dans la décision d'accorder une ordonnance alimentaire rétroactive[56]. De plus, dans l'un des cas où la pension alimentaire rétroactive a été jugée appropriée, le parent bénéficiaire n'avait pu déceler aucun changement touchant le revenu du payeur[57]. Dans l'autre, la Cour a reconnu que, compte tenu du litige précédent qui avait mis à rude épreuve la relation avec sa fille, il était compréhensible que la mère bénéficiaire se soit montrée réticente à engager une nouvelle instance[58].
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