Interaction entre les capacités de développement des enfants et l'environnement d'une salle d'audience : Incidences sur la compétence à témoigner

4. La mémoire chez les enfants

4. LA MÉMOIRE CHEZ LES ENFANTS

Plus que pour tout autre champ de recherche lié au développement de l'enfant, l'étude de la mémoire, plus particulièrement l'étude des capacités des enfants à se remémorer des événements qui leur sont arrivés ou dont ils ont été témoins, a constitué l'élément central de l'évaluation globale de la compétence des enfants-témoins. Cet intérêt arrive à point nommé parce qu'au Canada, les enfants sont de plus en plus souvent appelés à témoigner dans des procès.

Ornstein et coll. (1991) suggèrent que la mémoire verbale est essentielle à un témoignage efficace, car les enfants ne peuvent fournir un compte rendu précis d'événements dont ils ne peuvent se rappeler. Dans le cadre du système judiciaire, il est donc important que des études soient réalisées sur la façon dont fonctionne la mémoire des jeunes enfants, sur ce dont ils sont capables de se rappeler, et sur la façon dont leurs capacités mnémoniques évoluent au cours de leur croissance. Il serait vain de tenter d'appliquer ce savoir dans un environnement tel une salle d'audience sans avoir d'abord une compréhension claire du processus de la mémoire chez les enfants.

Le fait d'amener des enfants dans une salle d'audience pour parler de leurs expériences n'est pas exempt de controverse. Des débats ont eu lieu quant à savoir si les enfants étaient capables donner un compte rendu de leurs expériences passées, et plus récemment, des préoccupations ont été émises quant à la « malléabilité » de la mémoire des enfants (Ceci et Bruck, 1993; Poole et Lamb, 1998). La section qui suit résume certaines conclusions touchant la mémoire des enfants. On y présente également le problème de la suggestibilité de la mémoire des enfants, ainsi que des recommandations quant à des styles d'interrogatoire qui permettraient de préserver les récits des enfants.

Il est approprié de concevoir la qualité de la mémoire des enfants comme étant dépendante de métastructures ou de cadres cognitifs en développement permettant d'organiser et d'interpréter les souvenirs et d'en faciliter le rappel. De nombreux auteurs insistent sur le fait que les souvenirs des enfants doivent être examinés dans le contexte de leur croissance cognitive, langagière, émotionnelle et sociale, ainsi qu'en fonction de l'environnement global dans lequel se sont produits les événements.

La façon dont un enfant se remémore un événement est influencé par des facteurs tels le stade de son développement cognitif, son état émotionnel au moment de l'événement et sa base de connaissances. La trace mnésique initiale est également influencée par les caractéristiques de l'événement (p. ex. l'événement est traumatique, il est très significatif sur le plan personnel ou a été observé mais non vécu). En outre, les caractéristiques individuelles des enfants interagissent avec les caractéristiques de l'interrogatoire (comme la nature et la complexité des questions et le style de personnalité de l'interrogateur), ce qui influence la façon dont un enfant se rappellera de l'événement lors de l'entrevue et quelle information il fournira. Tous ces facteurs seront abordés dans cette section.

4.1 Le processus de la mémoire

En 1995, Ornstein a décrit la structure du flux de l'information dans le système de mémorisation. Il a cerné trois processus interreliés : l'enregistrement, l'emmagasinage et le rappel. Au cours du processus d'enregistrement, les détails d'un événement s'impriment dans la mémoire. Cet enregistrement peut être délibéré comme dans le cas où un enfant étudie des mots en prévision d'un test ou mémorise les règles d'un jeu, ou il peut être involontaire comme lorsqu'un enfant se rappelle de l'information au sujet d'un événement sans qu'il lui soit demandé de retenir des détails en particulier au sujet de cet événement. Cette dernière situation ressemble davantage à la situation à laquelle font face la plupart des enfants qui sont interrogés relativement à leurs expériences dans le cadre d'une enquête et à qui on demande de témoigner devant le tribunal. Dans les cas d'abus, les enfants ne savent pas au moment de l'événement que certains détails devraient être mémorisés au cas où ils seraient questionnés. L'information qui s'imprime dans la mémoire est acquise de manière accidentelle.

On a supposé que l'information emmagasinée dans la mémoire est prononcée selon qu'elle s'est imprimée accidentellement ou intentionnellement. On croit qu'il est plus facile d'accéder aux souvenirs nets qu'aux souvenirs peu marquants. Ceci contribue à expliquer pourquoi les enfants ne parviennent pas à se rappeler de certains détails d'un incident d'abus lorsque l'enregistrement est accidentel.

L'étape suivante de la mémorisation est l'emmagasinage de l'information enregistrée. On a supposé que la capacité des enfants à emmagasiner de l'information est établie très tôt dans la vie. La difficulté réside dans l'absence d'une structure métacognitive permettant d'organiser efficacement l'information enregistrée avant l'âge d'au moins cinq à dix ans. Si nous comparons le processus de la mémoire chez les jeunes enfants à un système bibliothécaire, nous pourrions dire que les enfants tendent à être des bibliothécaires mal organisés. Ils ne classent pas nécessairement les livres ou les souvenirs enregistrés de façon systématique, soit par ordre alphabétique ou par domaine. Ainsi, il leur est difficile de trouver des « livres » précis si aucun indice ne leur est fourni quant à leur emplacement sur les tablettes.

La troisième étape de la mémoire est le rappel, qui est le moyen par lequel les enfants tentent d'accéder à leurs souvenirs enregistrés et emmagasinés et d'en fournir un compte rendu verbal. Le rappel repose sur deux facteurs : 1) si l'information a d'abord été enregistrée, et 2) si les enfants peuvent y accéder pour répondre à des questions qui leur sont posées. Jusqu'à un certain point, le rappel dépend donc de la nature des indices fournis aux enfants pour les aider à accéder à leurs souvenirs emmagasinés. Il a été suggéré que les jeunes enfants ont besoin de plus d'aide que les enfants plus âgés pour se remémorer leurs souvenirs, de même que davantage de soutien social (p. ex. questions précises et indices) pour être en mesure de fournir les détails qu'ils ont enregistrés (Fivush, 1993). Il s'agit de l'une des raisons pour lesquelles ils ont tendance à fournir moins d'information au sujet d'un événement dans le contexte d'un rappel libre. Bien qu'il soit possible qu'ils aient mémorisé moins de détails au moment de l'événement, il est plus probable qu'ils aient de la difficulté à se rappeler les détails qu'ils ont enregistrés sans l'aide d'indices externes de la part de l'interrogateur.

Dans l'ensemble, la recherche a démontré que l'augmentation des connaissances et des capacités de traitement de l'information ainsi qu'une meilleure utilisation des stratégies de mémorisation font en sorte que les traces mnésiques sont plus précises et prononcées chez les enfants âgés de plus de cinq ans que chez les enfants âgés entre trois et cinq ans (Ornstein et coll., 1992).

4.2 Les comptes rendus descriptifs et la mémoire

Le rappel ne se limite pas simplement à raconter les détails d'un événement. En 1982, Neisser a expliqué que pour obtenir un compte rendu cohérent d'un événement, les enfants doivent fournir les éléments qui, quoi, où et quand. Cela exige la capacité de fournir un compte rendu descriptif de ce qui s'est produit. L'utilisation de la forme narrative s'améliore avec l'âge, et à l'âge de cinq ou six ans, les enfants sont capables de fournir un compte rendu plutôt cohérent d'un événement qu'ils ont personnellement vécu (Hudson et Shapiro, 1991). Malheureusement, les enfants d'âge préscolaire ne possèdent pas les capacités narratives leur permettant de raconter des événements passés sous forme de séquences. Une structure externe doit donc leur être fournie pour qu'ils puissent procéder à la récapitulation d'un événement dans un ordre cohérent. De nombreux protocoles recommandent de faire appel à des comptes rendus libres lorsqu'il s'agit de questionner des enfants au sujet d'événement criminel. Bien que ce puisse être une bonne façon de débuter une entrevue, cette méthode n'offre généralement pas à l'interrogateur des renseignements suffisants lorsque de jeunes enfants sont en cause. Un équilibre s'impose.

Examinons le scénario où un intrus a été découvert dans la salle de toilettes des garçons au cours d'une vérification de routine effectuée par le concierge d'une école primaire. Dix garçons venant de deux classes différentes, qui avaient utilisé la salle de toilettes ce matin-là, ont par la suite été interrogés par le directeur au sujet de leur visite à la salle de toilettes.

Dans le premier entretien, le directeur a posé à un enfant de cinq ans la question générale suivante en guise d'introduction : « Pourrais-tu me raconter ta journée à l'école aujourd'hui? ». L'enfant a mentionné diverses activités non pertinentes qui ont eu lieu en classe, en précisant qu'ils ont fait des calculs et du dessin et qu'il a mangé son goûter, soit un pouding à la vanille. Il n'a fait aucune mention de sa visite à la salle de toilettes. Le directeur a alors demandé à l'enfant s'il était allé aux toilettes au cours de l'avant-midi. L'enfant a opiné de la tête et a indiqué qu'il s'était lavé les mains par la suite pour éviter d'avoir des microbes. Il ne dit rien de plus. Le directeur lui a alors demandé s'il était seul dans la salle de toilettes. L'enfant a répondu par un seul mot, « non ». Le directeur a alors demandé qui était dans la salle des toilettes en même temps que lui, et le garçon de cinq ans a répondu qu'un homme y était également. Le directeur a demandé ce que l'homme faisait dans la salle de toilettes, et l'enfant a répondu qu'il se « frappait » les parties intimes près du lavabo. Le directeur a ensuite posé des questions plus directes afin de savoir où l'homme se tenait et s'il avait retiré des vêtements. L'enfant n'a offert aucune information par lui-même.

À l'opposé, un garçon de dix ans à qui l'on a demandé s'il était allé à la salle de toilettes a fourni un compte rendu assez détaillé de ce qui s'était produit, confirmant en grande partie les dires du garçon de cinq ans en réponse à des questions plus directes. Toutefois, il n'a rien dit non plus sur la présence de l'homme dans la salle de toilettes en réponse à la première question très générale « Pourrais-tu me raconter ta journée à l'école aujourd'hui? ». Il importe de noter qu'aucun des garçons n'a mentionné la présence de l'homme dans la salle de toilettes à son enseignant. En fait, aucun des garçons qui avaient utilisé la salle de toilettes ce matin-là n'a fait de divulgation spontanée.