Projet de loi C-46 : Demandes de communication de dossiers à la suite de l'arrêt Mills, examen de la jurisprudence

4. Examen de la jurisprudence (suite)

4. Examen de la jurisprudence (suite)

4.5 Motifs

Compte tenu de l'importance de la pertinence vraisemblable des motifs invoqués pour justifier la demande de communication du dossier et de la liste des facteurs à prendre en considération[116], nous avons étudié de près les motifs retenus.

Dans l'arrêt R. c. Mills, la Cour a déclaré que la cour qui décide d'ordonner ou non la communication de documents doit examiner « les droits et les intérêts de tous ceux qui seront touchés par la communication »[117] et que les trois principes en jeu dans les causes relatives à l'article 278 sont la défense pleine et entière, la protection de la vie privée et l'égalité.

Dans les deux tiers des causes (26 sur 39) où il s'agissait de déterminer s'il fallait ou non ordonner la communication de dossiers [118], le juge s'est reporté de façon générale au paragraphe 278.5(2), qui énumère les facteurs à prendre en considération. Le plus souvent, le juge déclarait devoir tenir compte de la disposition ou encore avoir tenu compte de la disposition avant de rendre la décision. Parmi les sept facteurs énumérés, ceux qui étaient le plus souvent mentionnés étaient le droit du défendeur à une défense pleine et entière (signalé dans 28 causes) et le préjudice qui pourrait être causé au chapitre de la dignité personnelle et du droit à la protection de la vie privée au moment de la communication (29 causes).

La valeur probante du dossier comme preuve était aussi un thème commun que l'on trouve dans près de la moitié des causes (19), à l'instar de l'attente raisonnable relative à la protection de la vie privée du plaignant, thème qui a été abordé par le juge dans près de deux tiers des causes (24).

L'influence de croyance discriminatoire ou de préjugé (huit causes) et l'intérêt de la société à signaler l'infraction (neuf causes) sont des sujets dont il est question dans un peu moins de un quart des causes. Pour ce qui est des facteurs énumérés dont il est fait peu mention dans la décision, citons l'intérêt de la société à inciter les victimes à obtenir un traitement, facteur signalé dans cinq causes, et l'intégrité du processus judiciaire, thème mentionné dans quatre causes. Dans une seule cause, le juge a procédé à l'analyse de chaque facteur énuméré au paragraphe 278.5(2); enfin, dans neuf causes sur 39, le juge a examiné au moins cinq facteurs.

Dans l'ensemble, les juges qui rendent une décision dans les causes étudiées ont fréquemment déclaré que le droit du défendeur à une défense pleine et entière et le droit du plaignant au respect de la vie privée sont des préoccupations qui entrent en conflit lorsqu'il s'agit d'ordonner ou non la communication du dossier; toutefois, ils mentionnent rarement le concept d'égalité. En fait, ce n'est que dans quatre décisions que l'on a examiné cette question de façon détaillée[119], ce qui ne veut pas dire cependant qu'un grand nombre de juges n'ont pas tenu compte de la notion d'égalité ou que celle-ci ne jouait aucun rôle dans le jugement. D'autres facteurs énumérés dans la loi et dans l'arrêt Mills sont signalés explicitement, mais c'est rarement le cas pour le principe d'égalité.

Cette réflexion fait partie de la critique de Gotell concernant les décisions rendues sur les demandes de communication de dossiers après l'arrêt Mills. Comme on l'a mentionné précédemment, elle laisse entendre que la décision Millsest ambiguë en ce qui concerne les droits à l'égalité. Par conséquent, les tribunaux de première instance n'ont inclus aucune analyse de l'égalité dans leurs décisions au détriment des plaignants et au bénéfice des défendeurs[120]. Elle affirme ce qui suit :

[TRADUCTION] Même si la plupart des juges de première instance dans des causes d'agression sexuelle connaissent très bien la façon dont les droits à un juste procès peuvent être utilisés pour exprimer les intérêts et les besoins de l'accusé, peu de juges ont fait face aux préoccupations de plaignants à l'égard de leurs droits constitutionnels à la protection de leur vie privée et à l'égalité[121].

Les droits à l'égalité sont relativement nouveaux dans les affaires pénales, et une professeure de droit, Christine Boyle, a souligné l'inclusion plus fréquente des droits à l'égalité[122]. Le Parlement a certainement joué un rôle de leader dans l'application de l'article 15 de la Charte au droit pénal. La professeure Boyle mentionne également que ;

[TRADUCTION] « les juges et les avocats commencent à tenir compte de l'égalité[123] ». Dans la pratique, il n'est toutefois pas vraiment surprenant qu'une analyse de l'égalité ressort moins clairement dans ces décisions. La professeure Jamie Cameron est d'accord avec Gotell et a laissé entendre que le manque d'expérience dans les analyses sur l'égalité dans le contexte pénal de la part des juges de première instance peut être en cause. Compte tenu des facteurs à prendre en considération, les juges peuvent ne pas se sentir obligés de procéder à une telle analyse s'il ne semblait pas nécessaire de le faire pour rendre une décision[124].

La protection de la vie privée est un droit consacré par la Charte qui est fréquemment mentionné dans les jugements publiés, plus que tout autre facteur. Dans quatre causes, le juge se penche presque exclusivement sur les intérêts liés à la protection de la vie privée en excluant l'analyse détaillée d'autres facteurs[125]. L'article 8 de la Charte fait état de la notion d'attente raisonnable relative au respect de la vie privée. Dans l'arrêt Mills, la protection de la vie privée est définie comme le droit d'être laissé en paix par l'État, ce qui comprend la capacité pour une personne de contrôler l'échange d'information confidentielle la concernant[126]. Le tribunal déclare que « […] ces préoccupations en matière de vie privée sont à leur plus fort lorsque des aspects de l'identité d'une personne sont en jeu, comme dans le cas des renseignements relatifs au mode de vie d'une personne, à ses relations intimes ou à ses convictions politiques ou religieuses[127] ». Il continue en affirmant que la relation de confiance qui existe entre le plaignant et la personne qui détient les dossiers est une considération fondamentale lorsqu'il s'agit de décider s'il faut ordonner la production d'un dossier thérapeutique dans un cas d'agression sexuelle[128]. Les dossiers médicaux et psychiatriques sont également visés, comme nous l'avons mentionné plus haut, et comprennent la plupart des dossiers demandés dans les cas à l'étude.

Dans bien des jugements qui ont suivi la décision Mills, le juge a montré qu'il comprenait et prenait en considération le droit à la protection de la vie privée du plaignant, même s'il n'a pas nécessairement ordonné de ne pas communiquer le dossier. Par exemple, dans l'affaire R. c. D.M., la Cour a indiqué ce qui suit au sujet du journal intime, du dossier psychiatrique et du dossier de counseling de la plaignante :

[TRADUCTION] Le fait d'accorder l'ordonnance demandée à l'égard des documents présentés aurait pour effet d'accepter la communication routinière d'ordonnances d'examen sans possibilité raisonnable d'une défense pleine et entière tout en créant des conséquences préjudiciables et une nouvelle victimisation possible d'une victime d'agression sexuelle[129].

En ce qui concerne le journal intime de la plaignante, un juge a indiqué ce qui suit :

[TRADUCTION] Un journal intime contient généralement des pensées, des idées et des émotions très intimes. On s'attend donc à une grande protection de la confidentialité d'un journal intime, et, s'il est communiqué, même à la Cour, on porte préjudice à la dignité personnelle et au droit à la vie privée de la plaignante[130].

Le jugement susmentionné semble appliquer l'analyse de la Cour suprême des intérêts de la protection de la vie privée d'un plaignant présentée dans la décision Mills. Dans d'autres jugements qui ont suivi la décision Mills, même si la Cour a pris en considération la question, on n'a pas accordé le même niveau de déférence à l'importance de la confidentialité des dossiers pour la plaignante. Par exemple, dans l'affaire R. c. R.B., le juge a utilisé l'importance de la protection de la vie privée de la plaignante pour justifier la communication du dossier à la Cour :

[TRADUCTION] Il ne fait aucun doute que l'on s'attend à une grande protection de la confidentialité de ces dossiers. Il ne fait aucun doute que les dossiers intimes et privés qui peuvent contenir les antécédents de la plaignante sont de nature très personnelle. C'est pour cette raison que le dossier devrait être communiqué à la Cour pour qu'elle puisse déterminer si elle devrait communiquer le dossier. Une partie du dossier peut concerner des événements qui ne sont pas liés aux allégations présentées devant la Cour. La Cour devrait donc examiner le dossier pour déterminer si elle devrait le communiquer à la défense[131].

De même, dans la décision R.c. L.P.M., le juge a remarqué que, dans le cas des dossiers de la société d'aide à l'enfance, on s'attend moins à une protection de la vie privée lorsqu'on établit un contact pour démarrer une enquête[132].

Selon Gotell, l'accent mis sur la vie privée est troublant, car « [TRADUCTION] […] il encourage une forme d'analyse juridique désexualisée et tirée de son contexte[133] ». L'auteur de cet examen laisse toutefois entendre qu'une conclusion contraire est tout aussi valide[134]. L'accent mis sur la protection de la vie privée, qui était le facteur le plus souvent cité dans les causes examinés (29), met en contexte le processus judiciaire pénal tout entier pour un plaignant. Cameron soulève la question de façon très claire :

[TRADUCTION] Notre analyse part de la reconnaissance de l'importance de la vie privée dans les poursuites pour agression sexuelle. […] Les questions touchant la vie privée ne se limitent pas à cet aspect et jouent un rôle tout au cours de l'enquête et du procès. À chaque étape, la crédibilité de la plaignante est remise en question. En plus de la nature inévitablement privée de l'infraction sexuelle, qui ne peut être signalée que par la plaignante, il était fréquent, dans le passé, que la victime fasse l'objet d'une enquête touchant ses antécédents en matière d'activités sexuelles. Plus récemment, la vie privée de la plaignante a subi les assauts d'avocats de la défense qui demandent à consulter les dossiers thérapeutiques et de counseling qui se trouvent en la possession de la Couronne ou de tiers[135].

L'importance de la création d'un droit à la vie privée prévu par la Charte dans les procès pour agression sexuelle ne devrait pas être rejetée d'emblée. Les décisions examinées dans les présentes montrent que, pendant les audiences sur les demandes de communication de dossiers, les juges comprennent et acceptent son rôle dans l'équilibre entre les droits des accusés et ceux des plaignants.

Dans les 40 causes où l'on a rendu une décision concernant une demande de communication de dossiers[136], cette demande a été refusée dans 15 causes[137]. À plusieurs reprises, le juge a rejeté l'argument de la défense selon lequel les dossiers allaient démontrer que le plaignant manquait de crédibilité ou d'habiletés ou indiquer un motif pour fabriquer la plainte. Dans un cas de ce genre, où le plaignant était aveugle au sens de la loi et souffrait d'une déficience cognitive légère, le juge a affirmé que la demande relative à la communication du dossier pouvait être fondée sur la croyance discriminatoire selon laquelle une personne aux prises avec une déficience intellectuelle est incapable de dire la vérité[138].

Sur les 25 causes qui restent, une communication partielle ou entière a été faite à la défense dans 14 causes. Dans plusieurs causes de ce type, le motif appuyant la décision d'ordonner la production du dossier était l'incertitude pour ce qui est de la crédibilité du plaignant ou encore l'existence possible d'une raison de fabriquer la plainte. De plus, on a souvent fait mention du droit du défendeur à une défense pleine et entière en soutenant fréquemment que, dans les circonstances, ce droit devrait l'emporter sur le droit du plaignant au chapitre du respect de la vie privée.

Pour les 11 autres causes, l'affaire a pris fin après une communication partielle ou entière au juge. Même s'il n'y avait aucun autre motif pour ne pas ordonner la communication du dossier à la défense, les motifs initiaux concernant la communication du dossier au juge étaient analogues à ceux offerts dans les causes où l'on a ordonné la communication d'information à la défense. À plusieurs reprises, on invoquait alors la crédibilité du plaignant ou la possibilité qu'il ait fabriqué la plainte.

Les perceptions des informateurs clés interrogés dans l'étude Mohr appuient certainement les constatations de l'examen sur la jurisprudence[139]. Par exemple, les juges interrogés ont énuméré les raisons justifiant la communication de dossiers : antécédents de mensonges, véracité, capacité de se souvenir, dossier psychiatrique portant à croire que le plaignant délire ou a des antécédents d'éclipse, crédibilité (déclarations incohérentes) et consommation de médicaments qui affectent la mémoire.

Soulignons que la lecture des dossiers rend généralement les juges très mal à l'aise. Un juge s'est dit préoccupé du fait que comme il n'y a aucune ligne directrice pour les juges sur la façon de lire les dossiers, « le juge les lit sans autre information, la Couronne et la défense ne savent pas ce que le juge a lu et si quelque chose se produit plus tard dans le procès, le juge ne peut prendre du temps pour vérifier ce qu'il a lu[140] ».

Les juges croyaient également qu'il était probable que les dossiers soient communiqués au juge, mais pas nécessairement à la défense, dans les cas où on en fait la demande[141]. L'examen de la jurisprudence a certainement révélé que lorsque l'on a ordonné la communication des dossiers au juge, les dossiers n'ont pas nécessairement été remis à la défense, ou s'ils l'ont été, les dossiers peuvent avoir été modifiés si la communication partielle du dossier a été ordonnée.

Tous les procureurs de la Couronne ont mentionné les déclarations incohérentes et la crédibilité comme justification la plus courante utilisée par l'avocat de la défense pour demander la communication du dossier. Ils ont ajouté que la décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Batte a été extrêmement utile pour refuser ce genre de demande. La décision est sans équivoque, et le juge Doherty a déclaré clairement que le simple fait qu'un plaignant parle à un thérapeute ne donne pas droit au dossier. Certains procureurs de la Couronne étaient d'avis que la probabilité de la communication du dossier au juge dépend du juge et du plaignant.

Tous les avocats de la défense ont dit que la vérification de la crédibilité à la suite de déclarations incohérentes représentait la principale justification de la communication du dossier. L'avocat indépendant des plaignants a convenu que les avocats de la défense recherchaient principalement des déclarations incohérentes. Un avocat indépendant estimait que les juges, en règle générale, ne lisent pas les dossiers, sauf si « un lien bien réel » est établi. L'autre avocat indépendant estimait que les juges examinaient les dossiers d'environ 50 % des cas. L'examen de la jurisprudence appuie cette perception selon laquelle les dossiers sont communiqués aux juges dans plus de la moitié des causes (25 sur 40). Encore une fois, l'un des avocats a souligné que l'affaire Batte est une cause extrêmement importante pour sensibiliser les juges au fait qu'il existe une limite importante à franchir avant l'ordonnance de la communication du dossier.

Les expériences et les perceptions des informateurs clés de la présente étude ajoutent une compréhension plus approfondie du processus et de la réflexion que supposent les demandes de communication de dossiers. Il semble que l'affaire Batte ait donné des précisions sur ces limites pour bien des intervenants, à tout le moins en Ontario.