Projet de loi C-46 : Demandes de communication de dossiers à la suite de l'arrêt Mills, examen de la jurisprudence
4. Examen de la jurisprudence (suite)
- 4.6 Conclusion
- 4.7 Enquête préliminaire
4. Examen de la jurisprudence (suite)
4.6 Conclusion
En conclusion, la façon dont les juges ont interprété l'article 278.5 pour déterminer s'ils devaient ordonner la communication de dossiers pertinents est conforme à la jurisprudence qui a suivi l'affaire Mills. Les juges n'ont pas tous mis le même accent sur les facteurs énumérés au paragraphe 278.5(2) et dans les lignes directrices fournies par la loi et l'interprétation de la Cour suprême de la loi dans l'affaire Mills (et certains n'ont pas tenu compte du tout de ces facteurs).
Comme on l'a souligné précédemment, les dispositions du projet de loi C-46 établissent un équilibre entre les droits de l'accusé et ceux du plaignant. Gotell a laissé entendre que le « terrain après l'affaire Mills est très instable[142] »
, et, les décisions examinées dans les présentes révèlent certainement qu'il a y seulement quelques tendances définitives, voire aucune, que l'on peut relever de la jurisprudence. Les juges de première instance ont obtenu des outils pour évaluer chaque situation selon les faits et trouver un équilibre entre les droits concurrentiels. Le cas échéant, on laisse entendre qu'il est approprié qu'il y ait des différences en ce qui concerne les décisions rendues sur ce genre de demandes. Si l'on décelait des tendances importantes, comme l'ordonnance constante de communiquer le dossier à la défense ou aucune ordonnance de le faire, alors on serait en droit de se demander si une évaluation approfondie des faits de chaque cas a été faite et si l'équilibre entre les droits de chaque partie selon les lignes directrices fournies par le projet de loi C-46 a réellement été établi.
La protection de la vie privée et le droit de l'accusé à une défense pleine et entière constituent des facteurs clés de la prise de décisions, où on a très peu mentionné la question de l'égalité. Toutefois, il est très difficile de déterminer des tendances précises quant au raisonnement, les détails des jugements étant jusqu'à présent très différents.
4.7 Enquête préliminaire
L'enquête préliminaire joue un rôle important dans le système de justice pénale. Son rôle, en ce qui concerne l'accès au dossier personnel d'un plaignant, a fait l'objet de discussions de la part de commentateurs et a été abordé dans la jurisprudence. On s'interroge plus précisément sur la portée de l'interrogation effectuée par la défense des plaignants et d'autres témoins au sujet des dossiers personnels.
Il existe un droit prévu par la loi de contre-interrogatoire à l'enquête préliminaire[143]. Le juge en chef du Canada Lamer et le juge Sopinka[144] ont mentionné à quelques reprises l'enquête préliminaire comme source pour établir la pertinence vraisemblable du dossier dans l'affaire R. c. O'Connor, tout comme la juge L'Heureux-Dubé, qui a rédigé l'opinion dissidente[145].
La décision majoritaire de l'affaire Mills souligne que l'interrogatoire des témoins de la Couronne à l'enquête préliminaire peut permettre d'établir la preuve[146].
De plus, contrairement aux arguments de l'intimé, il y a un fondement probatoire suffisant pour justifier une telle analyse à cette étape initiale. Ce fondement peut être établi au moyen des documents et dossiers communiqués par le ministère public, des témoins de la défense, du contre-interrogatoire des témoins du ministère public tant à l'enquête préliminaire qu'au procès, et au moyen d'une preuve d'expert: voir O'Connor, précité, au par. 146, le juge L'Heureux-Dubé. Comme l'a souligné le juge Taylor de la Cour suprême de la Colombie-Britannique :
[TRADUCTION] « La procédure en matière criminelle établit un processus raisonnable d'obtention du fondement probatoire » : Hurrie, précité, au par. 39. À cette fin, comme le procureur de la Colombie-Britannique l'a fait remarquer :
[TRADUCTION] « la préparation du terrain avant le procès, ou l'interrogatoire exhaustif des témoins au procès, contribuera largement au succès d'une demande présentée en vertu de cette mesure législative[147] ».
La Criminal Lawyers Association a publié un article dans son bulletin peu de temps après la publication de la décision Mills[148]. Lest auteurs, Steven Skurka et Elsa Renzella, ont interprété cet aspect de la décision majoritaire comme le fondement juridique d'un examen rigoureux à l'enquête préliminaire.
La professeure Lise Gotell laisse entendre que
[TRADUCTION]
« les avocats de la défense, qui cherchent toujours des moyens de contourner les protections législatives des plaignants, ont adopté une stratégie réinventée, qui consiste à faire mal paraître les plaignants en fonction de leurs dossiers à l'enquête préliminaire, et c'est devenu un nouveau champ de bataille crucial dans la quête d'informations[149] ».
Gotell décrit bien à quel point les avocats de la défense cherchent de nouvelles stratégies pour le compte de leurs clients. Ses commentaires ont inspiré un examen en profondeur du rôle de l'enquête préliminaire dans la présente étude.
Les 48 causes incluses dans la présente étude ont été examinées plus en profondeur en fonction de certains renseignements contenus dans les décisions portant sur l'enquête préliminaire. On trouve à l'annexe C une liste des causes qui ont fourni certains renseignements, 20 au total. Elles provenaient du Manitoba (2), de Terre-Neuve (3), des Territoires du Nord-Ouest (2), de l'Ontario (11), de la Saskatchewan (1) et du Yukon (1). Dans les autres causes, il n'y a eu aucune enquête préliminaire (six, souvent des causes concernant de jeunes contrevenants) ou aucun renseignement sur l'enquête préliminaire.
La consultation de ces décisions portant sur les demandes de communication de dossiers n'a pas permis de brosser un portrait exact de ce qui s'est produit. Moins de la moitié des causes pouvaient être examinées, et, de ce nombre, seulement quelques-unes contenaient suffisamment d'informations pour comprendre ce qui découlait de l'enquête préliminaire en ce qui concerne le dossier des plaignants. Comme les avocats ont accès aux décisions publiées pour préparer une cause lorsqu'une demande présentée en vertu de l'article 278.1 peut être appropriée, un examen de ces décisions n'est pas sans fondement. De plus, en ce qui concerne les précédents, les causes qui ont été entendues devant les cours supérieures ont fourni suffisamment d'informations sur les faits et les questions à l'étude. Comme nous l'avons déjà mentionné, pour bien comprendre ce qui s'est produit à l'enquête préliminaire, il faudrait que, dans une étude future, les transcriptions des enquêtes soient entièrement vérifiées.
Deux causes ont abordé en profondeur la question du contre-interrogatoire du plaignant sur son dossier personnel et sont examinées ci-dessous en détail ainsi que d'autres causes, notamment une précédant la décision Mills, dans de moindres détails. Dans seulement deux causes, la décision concernant la demande de communication de dossiers comme telle a fourni de l'information sur le contre-interrogatoire effectué par l'avocat de la défense[150]. Il n'en n'a pas nécessairement résulté la communication du dossier au juge ou à la défense.
4.7.1 R. c. Kasook[151]
Dans l'affaire R. c. Kasook, le demandeur a demandé un contrôle judiciaire de l'enquête préliminaire. Il a soutenu que le juge présidant l'enquête préliminaire a commis une erreur en refusant le contre-interrogatoire de la plaignante comme le souhaitait le demandeur pour établir la preuve et appuyer sa demande présentée en vertu de l'article 278.1.
La Cour devait déterminer la mesure dans laquelle la plaignante peut être questionnée sur le sujet du counseling. Le juge Vertes a fait référence à une décision précédant l'affaire Mills[152], dans laquelle le juge en chef du tribunal provincial Jennis a autorisé des questions sur les points suivants :
- la plaignante a-t-elle reçu du counseling à l'égard des allégations particulières formulées devant le tribunal à la suite du prétendu incident;
- les conseillers semblaient-ils prendre des notes ou tenir à jour des dossiers;
- la nature générale du counseling (c.-à-d. thérapie individuelle ou collective, hypnose, régression de la mémoire, simulation);
- la prétendue infraction faisait-elle partie des sujets ou des questions abordées pendant le counseling;
- les séances de counseling ont-elles aidé la plaignante à se souvenir de la prétendue infraction ou à se rappeler des détails oubliés;
- dans le cas où la plaignante aurait eu des séances de counseling avant de porter plainte, ces séances ont-elle eu une incidence sur sa décision de communiquer avec la police;
- dans le cas où des séances de counseling ont suivi la prétendue infraction, la plaignante a-t-elle décrit les événements de la prétendue infraction au conseiller;
- le nom des conseillers, le nom et l'emplacement du bureau où ils travaillent et la durée des séances de counseling[153].
Le juge Vertes a conclu qu'il fallait rouvrir l'enquête préliminaire pour permettre un contre-interrogatoire en fonction des paramètres susmentionnés. La décision confirme que la protection de la vie privée limite les questions que l'on peut poser compte tenu du fait que l'on ne peut poser de questions sur le contenu. On peut poser des questions sur l'existence de renseignements et le type de renseignements (p. ex. sommaire, description, référence seulement, etc.).
4.7.2 R. c. B.(E.)[154]
Dans l'affaire de la Cour d'appel de l'Ontario R. c. B.(E.),il s'agissait de déterminer la nature et la portée d'un contre-interrogatoire possible d'un plaignant, au cours d'une enquête préliminaire portant sur une agression sexuelle, dont le but de l'interrogatoire visait à jeter les fondements d'une demande présentée en vertu de l'article 278.1. Une demande d'autorisation d'appel à la Cour suprême du Canada a été rejetée le 9 janvier 2003.
Le plaignant a décrit l'une des agressions sur un bout de papier et, à l'enquête préliminaire, a dit qu'il l'avait fait parce qu'il ne trouvait pas son journal intime. Pendant le contre-interrogatoire, on lui a demandé s'il avait écrit dans son journal intime et il a répondu par la négative. L'avocat de la défense voulait poser des questions au plaignant au sujet de son journal intime à l'enquête préliminaire pour jeter les fondements d'une demande présentée vertu de l'article 278.1, mais le juge n'a pas autorisé l'interrogatoire. Il en a résulté une demande accueillie de révision par voie de certiorari, et l'enquête préliminaire s'est poursuivie.
Le juge a par la suite autorisé l'interrogatoire sur quatre points :
- l'emplacement du journal;
- le journal contenait-il des descriptions de plusieurs rencontres avec le défendeur à d'autres moments que les dates de la prétendue infraction;
- le journal contenait-il des mentions de la présence d'une autre personne à ces occasions;
- le journal comprenait-il un ordre chronologique des activités du plaignant pendant une certaine période lorsque le plaignant avait une certaine relation avec le défendeur.
L'avocat de la défense a soutenu que le [TRADUCTION] « droit de l'accusé de contre-interroger des témoins au cours d'une enquête préliminaire ne devrait pas être limité si le Parlement n'en n'a pas clairement exprimé l'intention[155] »
.
L'avocat de la Couronne a soutenu que les principes enchâssés dans ces articles (278.1 à 278.9) devraient étayer l'évaluation des questions proposées. Cette approche n'a pas été adoptée au motif qu'elle
[TRADUCTION] « entraînerait l'expansion inférentielle inappropriée de la portée de ces articles[156] ».
Les avocats de la défense et de la Couronne ont convenu que l'on ne pouvait poser de questions sur le contenu du journal. Ni les articles 278.1 à 278.9 ni la jurisprudence n'interdisent à l'avocat de la défense d'utiliser l'enquête préliminaire comme moyen d'établir la preuve pour une demande subséquente. Les articles 278.1 à 278.9 ne portent pas directement sur les questions portées en appel, mais le paragraphe 278.3(3) oblige un accusé à fournir la preuve d'une « pertinence vraisemblable » à l'appui d'une demande. L'avocat de la défense dans ces deux cas a posé la question suivante : si une personne est limitée à des questions générales, comment peut-on atteindre le seuil de la « pertinence vraisemblable »?
Comme nous l'avons mentionné précédemment, la décision majoritaire dans l'affaire Mills appuie certainement la nécessité d'un contre-interrogatoire du plaignant. Il ressort de la jurisprudence une tendance à faire la distinction entre un contre-interrogatoire concernant un dossier privé qui viole la vie privée ou personnelle de l'auteur du dossier et un qui ne le fait pas.
L'appel interjeté par la Couronne a été rejeté, et la Cour a soutenu que la défense avait le droit de poser des questions pour établir la pertinence juridique d'un dossier. Cet interrogatoire peut comprendre des questions sur le sujet du dossier.
4.7.3 Autres causes
Dans l'affaire R. c. D.M.[157], la plaignante était représentée par un avocat[158], et la communication du dossier n'a pas été ordonnée. Dans la décision, on a mentionné ce qui suit :
[TRADUCTION] Même si la défense n'a pu examiner à l'enquête préliminaire le contenu exact du journal, elle n'a pas tenté de découvrir le moment d'entrées pertinentes, l'ampleur de la rédaction, c'est-à-dire s'il s'agissait de pages descriptives, de références seulement ou encore la nature des entrées, comme l'historique détaillé de l'agression ou des sentiments et des émotions ressentis[159].
Il existe beaucoup d'attentes à l'égard de la protection de la vie privée dans le cas d'un journal personnel et, lorsque l'on communique le dossier même au tribunal, on porte préjudice à la dignité personnelle et au droit à la vie privée du plaignant[160].
À l'enquête préliminaire, la défense n'a posé aucune question à la plaignante sur l'identité de son conseiller ni sur le moment ou le lieu de l'intervention. On ne sait rien au sujet des entrées dans le dossier.
Le juge a refusé la communication d'un journal pour manque de preuves et a mentionné que [TRADUCTION] « [la défense] n'a pas tenté [au cours du contre-interrogatoire préliminaire] de découvrir le moment d'entrées pertinentes, l'ampleur de la rédaction, c'est-à-dire s'il s'agissait de pages descriptives, de références seulement ou encore la nature des entrées, comme l'historique détaillé de l'agression ou des sentiments et des émotions ressentis[161] »
.
Dans l'affaire R. c. P. J. S.[162], la plaignante a témoigné à l'enquête préliminaire qu'elle avait été agressée sexuellement par certaines personnes. On l'a interrogée sur sa capacité d'identifier les défendeurs dans cette affaire et sur ce que le dossier de l'hôpital devrait révéler concernant le moment des événements. Le dossier n'a pas été communiqué au juge ni à la défense dans cette affaire. On a invoqué qu'il n'y avait aucune preuve laissant entendre que la plaignante avait des troubles de mémoire et que les dossiers de l'hôpital concernaient une tentative de suicide et n'étaient donc pas nécessaires pour justifier une défense pleine et entière.
Certaines causes, où cette question a été abordée de façon approfondie, sont survenues avant la décision Mills. Dans l'affaire R. c. J.F.S.[163], l'avocat de la défense voulait contre-interroger une plaignante sur sa thérapie, et l'avocat de la Couronne s'y est opposé. Le juge provincial Jennis a soutenu que le contre-interrogatoire concernant la source et l'existence de dossiers d'une tierce partie qui [TRADUCTION] « pourraient être pertinents aux allégations soulevées devant le tribunal »
était approprié. Il a indiqué ce qui suit :
[TRADUCTION] Lorsque les questions dépassent le fond ou le contenu de ces dossiers, on doit examiner minutieusement ces questions pour déterminer si elles peuvent mener à la communication de renseignements qui seraient privés ou personnels comme l'a mentionné la juge L'Heureux-Dubé dans la cause R.c. O'Connor. Si c'est le cas, ces questions ne sont pas autorisées [.][164].
Le juge provincial Jennis a également souligné ce qui suit :
[TRADUCTION] Lorsque la défense désire interroger la plaignante directement ou indirectement sur des parties très privées de sa vie comme il est indiqué au dossier , elle ne peut le faire même si ce type de preuve pourrait aider à jeter les fondements de la communication de ces dossiers pendant le procès. Toutefois, selon moi, la défense a le droit de poser des questions au témoin concernant l'existence et la source de ces dossiers possibles pourvu que les questions ne mènent pas à des réponses qui concernent des « aspects très intimes de la vie » du témoin ou du plaignant comme l'a précisé la juge L'Heureux-Dubé dans la décision R. c. O'Connor.[165].
Dans l'affaire R. c. Hurrie, qui est citée dans la décision Mills :
[TRADUCTION] Même si un juge d'une audience préliminaire n'a pas le pouvoir d'ordonner la communication du dossier, rien dans la loi ni dans la décision R. c. O'Connor ni dans la législation en général n'empêche l'exercice du droit de contre-interrogation à l'enquête préliminaire de fournir une preuve à l'appui d'une telle demande, qui doit être formulée au juge de première instance. Il revient à l'avocat de choisir à quel moment il présente la demande, avant un procès ou pendant. En effet, il serait difficile d'imaginer comment on pourrait s'opposer à un tel contre-interrogatoire, vu que la question de la crédibilité, y compris les aspects de la mémoire, est toujours importante même à une enquête préliminaire [166].
4.7.4 Discussion
Comme nous l'avons mentionné auparavant, Gotell soutient que le contre-interrogatoire du plaignant à l'enquête préliminaire non seulement renverse les protections de l'article 278, mais constitue également un [TRADUCTION] « nouveau champ de bataille crucial dans la quête de la communication du dossier[167] »
. Gotell semble fonder son affirmation sur les causes Kasook et B.(E.) et laisse entendre que [TRADUCTION] « ces causes sont cruciales, car, pour établir le droit à un contre-interrogatoire préliminaire sur les dossiers, elles peuvent augmenter la preuve sur laquelle se fondent ces demandes[168] »
. Toutefois, les lois ont toujours prévu le droit à un contre-interrogatoire à l'enquête préliminaire, et ce droit a également été appuyé dans la jurisprudence récente[169].
Heather Holmes a soutenu dans un article suivant le dépôt du projet de loi C-46 que la loi ne répondait pas à la question fondamentale de la portée pour la défense de jeter les fondements d'une demande de communication de dossiers[170]. Elle laisse entendre que [TRADUCTION] « L'avocat de la défense continuera donc présumément à contre-interroger la plaignante à l'enquête préliminaire pour obtenir l'historique et les détails de son traitement médical ou de son counseling[171] »
. Il semble que la jurisprudence ait abordé la question de la nature et de la portée des questions posées à l'enquête préliminaire. Le présent examen de ces causes nous porte à croire que l'on a fixé des paramètres pour l'interrogatoire sur le dossier à l'enquête préliminaire qui maintiennent clairement l'importance de l'enquête préliminaire, tout en respectant le régime prévu par le projet de loi C-46. De plus, ces paramètres semblent respecter les principes du projet de loi C-46 au stade de l'enquête préliminaire[172]. Ce genre de directive peut être très importante pour les juges. En effet, les juges qui ont participé à l'étude de Mohr ont mentionné que des lignes directrices sur l'examen du dossier seraient utiles[173].
Toutefois, on reconnaît qu'il existe un certain nombre de désavantages lorsque l'on accorde une certaine latitude pendant le contre-interrogatoire des plaignants sur leurs dossiers à l'enquête préliminaire. Comme l'a affirmé la Couronne dans l'affaire Kasook, la procédure établie à l'article 278.1 n'est pas accessible à une enquête préliminaire[174]. Par exemple, une enquête préliminaire est une audience publique, tandis qu'une audience tenue en vertu de l'article 278.1 est privée. De plus, les plaignants ne sont pas tenus de comparaître à l'audience prévue en vertu de l'article 278.1, tandis qu'ils le sont à l'enquête préliminaire comme principal témoin de la Couronne. De plus, le plaignant et le tiers responsable de la tenue du dossier ont le droit d'intervenir à l'audience tenue en vertu de l'article 278.1 pour présenter des arguments sur la communication du dossier et la réception d'un avis. Ni un ni l'autre n'a le droit d'intervenir à une enquête préliminaire ni ne reçoit d'avis de l'intention de l'interrogatoire.
Enfin, une conseillère en agression sexuelle a affirmé pendant son entrevue pour l'étude de Mohr que
[TRADUCTION] « lorsque la preuve est divulguée en cour, le dommage est fait[175] ».
Ce commentaire résume une conviction des groupes qui revendiquent l'égalité des femmes selon lesquels le système de justice pénale n'offre pas suffisamment de protection aux victimes d'agression sexuelle. Dans un mémoire présente au Comité permanent sur le projet de loi C-46, des groupes de femmes appuyaient en général le projet de loi. Elles ont demandé une modification afin que le dossier personnel des plaignants ne soit jamais communiqué au moyen de la création d'un privilège prévu par la loi[176]. Les tiers responsables de la tenue de dossiers ont mentionné dans le cadre d'entrevues que les plaignants avaient peur de révéler leurs dossiers personnels et que la protection de leur vie privée n'était aucunement garantie lorsque l'affaire était entendue devant les tribunaux. Compte tenu des droits concurrentiels en jeu et de l'importance de l'équité comme principe fondamental de la justice, ce genre de garantie est peu probable.
En résumé, l'examen des causes dans les présentes sur les questions du contre-interrogatoire à l'enquête préliminaire n'appuie pas l'affirmation de Gotell selon laquelle il s'agit d'un nouveau champ de bataille crucial. Certaines préoccupations concernant la procédure doivent être examinées soigneusement, et cette question devrait certainement être surveillée dans l'avenir.
Il est important de ne pas oublier toutefois qu'un procès pénal est un processus qui comprend la divulgation d'événements de nature intime, de nature sexuelle et qu'on ne peut simplement en faire mention. Une personne doit être rigoureusement interrogée sur ces événements, de sorte qu'une personne ne peut faire autrement que de se sentir personnellement attaquée, même si c'est le témoignage qui est visé. Comme la citation mentionnée au début du présent rapport l'indique, « [.] l'agression sexuelle est différente d'un autre crime[177] »
. La professeure de droit Jamie Cameron reconnaît la nature unique des agressions sexuelles et soulève un certain nombre de questions difficiles dans son rapport sur la protection de la vie privée et les victimes d'actes criminels[178].
Les protections législatives qui seront toujours visées par un équilibre précaire des droits ne pourront pas toujours répondre aux préoccupations constantes des victimes d'agression sexuelle et de leurs avocats. Il existe peut-être d'autres protections qui pourraient permettre de réduire l'anxiété et les tensions qui semblent malheureusement faire partie d'un procès pour agression sexuelle. L'avocat indépendant joue notamment ce rôle, qui fait l'objet de la section qui suit.
- [142] Supra, note 31, par. 66.
- [143] Voir Slhany, Canadian Criminal Procedure (6e éd.), par. 5.500; R. c. George (1991), 69 C.C.C. (3e) 148 (C.A. Ont.); et alinéa 540(1)a) du Code criminel, qui prévoit que lorsqu'un juge tient une enquête préliminaire, il doit recueillir les dépositions sous serment des témoins appelés par la poursuite et permettre au prévenu ou à son avocat de les contre-interroger.
- [144] Supra, note 6, par. 26.
- [145] Ibid., par. 146.
- [146] Supra, note 8, par. 135, particulièrement la citation de la juge L'Heureux-Dubé comme dans ibid.
- [147] Ibid., par. 135, 744.
- [148] Skurka, S., et E. Renzella,
« Defending a Sexual Assault Case: Third Party Record Production »
(2002), 21 For the Defence, 32. - [149] Supra, note 31, par. 67.
- [150] R. c. D.M. (2000), 37 C.R. 5e, 80, 94 (C.S. Ont.) ainsi que R. c. D.M. (2000) O.J. no 3114 (C. prov. Ont.) et R. c. P.J.S. (2000) Y.J. no 119 (C.S. Yuk.).
- [151] (2000) N.W.T.J. no 33 2000 CS. T.N.-O. 33.
- [152] R. c. J.F.S. (1997) O.J. no 5328.
- [153] Ibid., par. 18.
- [154] [2002] 57 O.R. (3e) 741 (C.A. Ont.).
- [155] Ibid., par. 17.
- [156] Ibid., par. 28.
- [157] (2000) O.J. no 3114 (C. prov. Ont.).
- [158] Habituellement, les plaignants/témoins dans les poursuites au criminel n'ont pas leur propre avocat. Comme l'avocat de la Couronne ne représente pas le plaignant, de plus en plus de plaignants ont recours à leur propre avocat. Voir les conclusions et l'analyse qui suivent, à la page 42, sur l'avocat indépendant.
- [159] Supra, note 157, par. 40.
- [160] Ibid., par. 43.
- [161] R. c. D.M.(2000), 37 C.R. 5e, 80, 94, (CS. Ont.) et R. c.D.M. (2000) O.J. no .3114 (C. prov. Ont.).
- [162] (2000) Y.J. no 119 (C.S. Yuk.).
- [163] (1997) O.J. no 5328 (div. prov.).
- [164] Ibid., par. 16.
- [165] Ibid., par. 10.
- [166] (No 2) (1997), 12 C.R. (5e) 180 (C.S.C.-B.), p. 186.
- [167] Voir supra, note 149.
- [168] Supra, note 31, par. 69.
- [169] Voir supra, notes 143-147.
- [170] Holmes, H.,
« An Analysis of Bill C-46, Production of Records in Sexual Offence Proceedings »
(199X), 2 Can.Crim L.R. 71 (-110), pp. 102-103. - [171] Ibid., p. 103.
- [172] Ibid. Comme Holmes l'a souligné, tout contre-interrogatoire est soumis aux règles habituelles de la preuve, particulièrement en ce qui concerne la pertinence. Comme le paragraphe 278.3(4) établit les fondements illégitimes de la pertinence, il devrait s'appliquer aux éléments de preuve présentés à tout stade des procédures.
- [173] Supra, note 18, p. 16.
- [174] Supra, note 151, par. 21, mémoire de la Couronne.
- [175] Supra, note 18, p. 16. Ce commentaire a été formulé dans le contexte de l'admissibilité de la preuve sur les antécédents sexuels (projet de loi C-49).
- [176] Supra, note 11, vol. 6, pp. 1032, 1051 et 1163.
- [177] Infra, note 1.
- [178] Supra, note 25.
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