Une typologie des crimes motivés par l'appât du gain

4. Implications pour le système de justice pénale

Malgré certaines ambiguïtés relatives à l'intégration de catégories légales ou populaires, la typologie proposée a des implications intéressantes en ce qui concerne les définitions d'infractions, l'importance prioritaire accordée aux torts subis, la répartition de la responsabilité liée à des actes complexes, la limitation de la croissance des activités criminelles et la mise au point de nouvelles mesures d'enraiement.

Non seulement cette typologie contribue-t-elle à établir une classification mais elle peut aussi servir à trancher la question de savoir si un acte donné constitue véritablement un crime. Prenons, par exemple, le cas du délit d'initiés. Il ne s'agit pas d'un crime contre les personnes puisqu'il n'entraîne pas de transfert de biens forcé. Ce n'est pas non plus un crime axé sur le marché : l'objet de l'échange, à savoir des valeurs mobilières, est parfaitement légal. Ce n'est même pas un cas clair de crime commercial puisque le fait de négocier des titres en ayant le luxe de pouvoir tenir compte de renseignements privilégiés et dans le but de tirer parti de l'évolution du marché, laquelle est déterminée par des facteurs n'ayant pas lien entre eux, le fait de se livrer à une telle activité, donc, n'équivaut pas vraiment à provoquer cette évolution dans le but de l'orienter. Le délit d'initiés ne fait pas de victimes à proprement parler. Il ne s'agit pas d'un concours entre un prédateur et sa cible visant à profiter d'une richesse redistribuée de manière forcée ou frauduleuse mais plutôt d'une querelle entre deux groupes d'investisseurs au sujet d'une répartition de profits, soit le genre d'affaire qui devrait idéalement être réglée par un tribunal civil. À la bourse des valeurs comme à l'hippodrome, il ne faut jamais oublier que des conseils d'initiés peuvent procurer un avantage à la personne qui a les reçus mais si cette dernière ne met pas la machine en branle (autrement dit, si elle ne s'assure pas qu'un groupe d'investisseurs achète et vend des actions de manière calculée dans le seul but de gonfler le volume de transactions afin de susciter de l'intérêt pour un titre) ou si le cheval n'est pas dopé, la réussite n'est jamais garantie (voir l'annexe IV pour plus de détails).

La typologie peut aussi servir à juger de la gravité d'une infraction et elle établit par ailleurs clairement le fait qu'il faut être deux pour commettre un crime axé sur le marché étant donné qu'il ne peut y avoir de marché sans une offre et une demande. Il n'y a donc pas de victime au sens habituel et c'est pourquoi on entend souvent dire que la vraie victime, c'est la « société », une affirmation foncièrement insignifiante. Dans le cas des crimes contre les personnes et des crimes commerciaux, en revanche, il y a une victime non consentante ou ayant été dupée. De plus, bien qu'aux fins de ces deux types de crimes, c'est le « fournisseur », en quelque sorte, qui prend l'initiative, il n'en reste pas moins que les marchés illicites dépendent à n'en pas douter de la demande. C'est pourquoi dans le cas d'une transaction effectuée sur un marché illicite, le client est, d'une certaine façon, encore plus coupable que le fournisseur; malgré cela, le système de justice pénale endosse plutôt l'hypothèse contraire. Aussi la typologie donne-t-elle à penser que des crimes supposément vils tels que le trafic de stupéfiants, qui font intervenir des échanges équitables sur le marché, sont fondamentalement, sous un certain rapport, moins crapuleux que des crimes réputés être moins dommageables tels le télémarketing frauduleux, qui permet de flouer d'innocentes victimes. Les peines décernées pour ces infractions sont inversement proportionnelles à leur gravité.

La typologie permet aussi de disséquer un acte en une série de composantes et, du même coup, de mieux cerner la chaîne de responsabilité et la dynamique de pouvoir. Prenons, par exemple, le vol d'autos. Bien que l'utilisation d'une voiture sans le consentement de son propriétaire n'est rien d'autre qu'un crime contre une personne, la vente de voitures volées peut tout aussi bien être un crime contre les personnes qu'un crime commercial selon la séquence d'événements en cause. Lorsqu'une personne tente de vendre une voiture volée, ni la vente, ni le prix de vente ne sont garantis (la plupart des voitures volées aboutissent probablement dans des ateliers de démantèlement). En pareil cas, nous avons vraisemblablement davantage affaire à un crime contre les personnes étant donné que la vente était un élément secondaire du processus, tant au plan de la séquence que de la motivation apparente. Cela étant dit, les réseaux de plus grande envergure volent des voitures sur commande et les conditions de paiement sont négociées au préalable, ce qui signifie qu'un crime axé sur le marché est d'abord commis et rend ensuite nécessaire la perpétration d'un crime contre les personnes. Le recours à la présente typologie permet d'isoler non seulement la séquence d'actes, ce qui se fait plus ou moins naturellement, mais aussi le catalyseur (sans jeu de mots!) d'un crime tel que le vol de voitures.

Un autre avantage évident lié à la présente typologie est sa clarté. Elle fournit des désignations de rechange pour des catégories imprécises telles que « crimes économiques »,« crimes d'entreprise »,« crimes commerciaux »,« crimes perpétrés par des cols blancs », etc., qui sont mal définies, voire indéfinissables, en plus de confondre souvent l'acte avec son auteur. Et elle a pour objet premier d'établir ce qui distingue un type de crime plutôt que de nourrir l'illusion voulant qu'il existe dans le monde extérieur une catégorie fourre-tout de « crimes » commis par un groupe facilement identifiable d'être diaboliques.

La présente typologie permet également de mettre fin au fétichisme technologique (tel qu'incarné par des expressions comme télémarketing frauduleux, crime assisté par ordinateur, etc.). De fait, elle donne à croire qu'il serait peut-être même mieux d'éviter des expressions comme fraude liée à l'usage d'une carte de crédit. Tel que démontré plus haut, les infractions liées à l'usage d'une carte de crédit donnent lieu à une série d'actes distincts allant du vol à la fraude commerciale. Cela met au jour un problème qui affecte un grand nombre de nomenclatures en vogue. Une expression telle que crime relatif à la propriété intellectuelle, par exemple, semble renvoyer à des actes de vol, à du trafic clandestin et à des fausses représentations d'ordre commercial, lesquels actes sont tous confusément classés dans une même catégorie, un procédé qui nuit certainement à la compréhension de ces notions ainsi qu'à l'évolution, au surplus, des politiques visant à prévenir de tels actes et à dissuader leurs auteurs de les commettre.

Les gens optimistes ajouteront peut-être qu'une telle terminologie pourra servir à encadrer quelque peu une simplification radicale éventuelle du Code criminel actuel, lequel constitue un bizarre amalgame d'infractions se recoupant entre elles, dont les définitions, dans certains cas, sont obscures au point d'en être ridicules. Malheureusement, en raison de la complexité d'une telle entreprise et des coûts qu'elle entraînerait, ce projet relève de l'idéalisme.

Il importe, en outre, d'insister sur le fait que l'utilité première de la présente typologie est de révéler des caractéristiques économiques manifestes, lesquelles ne constituent assurément pas le seul phénomène à comprendre en ce qui concerne la criminalité. Il existe un ensemble de facteurs sociaux – comprenant notamment ceux touchant au mobile du crime (qui ne se résume jamais à l'appât du gain) – qui doivent eux aussi, à l'évidence, être pris en considération. De plus, divers termes peuvent être employés pour désigner des caractéristiques distinctes pouvant être déterminantes au regard de fins différentes. Tel que mentionné plus haut, par exemple, l'expression crime environnemental n'est utile que dans la mesure où elle renvoie à une catégorie d'actes posés au détriment de l'environnement biophysique. Mais lorsqu'une typologie économique est employée, certaines infractions peuvent être classées dans n'importe laquelle des trois catégories. Le braconnage est à n'en pas douter un crime contre les personnes, bien que toute vente subséquente de son produit entrerait dans la catégorie des infractions axées sur le marché. Le trafic de CFC (un bien réglementé qui est interdit par certaines administrations) est une infraction axée sur le marché, alors que le rejet sauvage de déchets toxiques est un crime commercial. Une telle typologie tient d'abord compte du caractère économique de l'acte et non pas nécessairement de l'ensemble de ses répercussions au plan social.