Les répercussions économiques des crimes liés aux armes à feu au Canada, 2008

1. Introduction

Au Canada ces dernières années, on a accordé beaucoup d'attention aux crimes violents liés aux armes à feuFootnote 1. L'une des priorités du gouvernement est de s'attaquer à la criminalité par divers moyens, dont l’infliction de peines plus sévères aux récidivistes et aux criminels violents, notamment ceux qui commettent des crimes liés aux armes à feuFootnote 2. Étant donné leurs conséquences, qui peuvent être fatales, et le nombre relativement élevé de jeunes impliqués, les crimes liés aux armes à feu constituent un grave problème social exigeant un nombre considérable de ressources en vue d'enrayer l'usage criminel des armes à feu.

1.1 Les crimes liés aux armes à feu au Canada

En 2008 au Canada, la police a signalé 8 710 incidents au total impliquant l'usage ou la présence d'une arme à feu. Ce chiffre représente environ 2 % de tous les incidents rapportés par la police au Canada en 2008. Parmi ces incidents, les vols qualifiés (41,3 %) et les voies de fait armées ou causant des lésions corporelles (18,0 %) étaient les plus fréquents, suivis par l’usage, la décharge ou le braquage d'une arme à feu (14,9 %), ainsi que les menaces (10,6 %) et la séquestration ou l'enlèvement (3,2 %)Footnote 3 au moyen d’une arme à feu. En ce qui a trait aux homicides et aux tentatives de meurtre, même si ces infractions représentaient seulement une petite proportion (2,1 % et 3,0 % respectivement) de tous les crimes violents impliquant une arme à feu, ils étaient plus susceptibles d'avoir été commis au moyen d’une arme à feu. Plus particulièrement, une arme à feu était présente dans environ un tiers des homicides (32,7 %) et des tentatives de meurtre (35,8 %) en 2008Footnote 4.

En 2008 également, les statistiques de la police indiquent qu'il y a eu au Canada 9 469 victimes de crimes violents liés à une arme à feu, ce qui représente un taux de victimisation de 28,4 pour 100 000 habitantsFootnote 5. Parmi ces victimes, les hommes constituaient la majorité (67,1 %). Les victimes de vol qualifié et de voies de fait commises avec une arme ou causant des lésions corporelles représentaient ensemble plus des deux tiers (66,9 %) des victimes d'un crime violent lié à une arme à feu. Par rapport aux années précédentes, le taux national de victimisation avec violence armée est demeuré stable. Malgré cela, deux choses sont à signaler. D'abord, ce taux dans les grandes régions métropolitaines de recensement (RMR) est considérablement plus élevé que le taux national moyen. Par exemple, la ville de Vancouver a rapporté le taux de victimisation le plus élevé (45,3 pour 100 000 habitants) en 2006 suivie de Winnipeg (43,9) et de Toronto (40,4), tous beaucoup plus élevés que le taux national de 27,5 pour 100 000 habitants cette année-làFootnote 6. Deuxièmement, le taux national pour les jeunes de 12 à 17 ans accusés d’un crime à main armée a considérablement augmenté ces dernières années. En 2008, ce taux était de 55,2 pour 100 000 habitants, un taux 48,6 % plus élevé que celui de 2002 (37,1). La même année, le taux d'accusations pour les adultes n'était que de 16,6 pour 100 000 habitantsFootnote 7. Qui plus est, les jeunes accusés de perpétrer un crime violent sont plus susceptibles d'utiliser une arme à feu que les adultes. En 2008, la police a signalé que 1 424 jeunes ont été accusés d’une infraction violente liée à une arme à feu, comptant pour 6,1 % de tous les jeunes accusés de s'être livrés à de la violence. Ce pourcentage est plus que le double de celui des adultes (2,9 %).

Les crimes violents perpétrés avec une arme à feu sont plus susceptibles de causer la mort ou de graves blessures. Selon le Centre canadien de la statistique juridique (CCSJ), les armes à feu ont causé 203 décès et 436 blessures graves en 2008, ce qui représente 33,2 % de tous les décès et 5,1 % de toutes les blessures graves résultant d'un crime violent cette année-là. De plus, les recherches indiquent que les armes sont une caractéristique distinctive des activités liées aux bandes de jeunes. Erickson et Butters (2006) montrent que la participation d’un jeune à une bande augmente sensiblement la probabilité qu'il soit mêlé à une altercation (comme contrevenant ou victime) impliquant une arme. Une série d'études menées dans plusieurs villes aux États-Unis démontrent aussi que les membres d'une bande sont plus susceptibles de porter ou d’utiliser une arme à feu ou d'en être victimesFootnote 8. En 2008 au Canada, une arme à feu était en cause dans moins de 30 % de tous les homicides qui n'étaient pas liés à une bande, alors qu'une arme à feu a été utilisée dans près de 70 % de tous les homicides liés à une bandeFootnote 9. De plus, l'utilisation des armes à feu chez les bandes de jeunes se répand généralement de plus en plus, et le problème est particulièrement aigu dans les grandes villesFootnote 10. Le fait que les bandes sont plus susceptibles de se constituer dans les plus grandes RMR peut aussi expliquer pourquoi les taux de victimisation violente au moyen d’une arme à feu y sont sensiblement plus élevés.

1.2 Les coûts de la criminalité

Les répercussions de la violence armée peuvent être à la fois nombreuses et prolongées en obligeant la société à consacrer des ressources pour s'attaquer au problème et en causant des douleurs et des souffrances incommensurables aux victimes et aux membres de leurs familles. Par exemple, le système de justice pénale doit consacrer des ressources pour résoudre l'incident si le crime a été porté à l'attention de la police. Pour les victimes, l'arme à feu a pu causer la mort ou une blessure. Dans le premier cas, les membres de la famille pourront pleurer la perte d'un être cher, et dans le deuxième cas, les victimes pourront avoir besoin de soins médicaux, d'une hospitalisation ou de soins de longue durée. Les personnes qui survivent à la violence causée par une arme à feu peuvent aussi souffrir de problèmes psychologiques qui peuvent les empêcher d'accomplir leurs activités quotidiennes et elles peuvent avoir besoin de consulter à plus long terme. Les membres de leur famille peuvent devoir prendre congé pour les accompagner. De plus, en réponse à ce problème, les gouvernements et le public doivent non seulement fournir différents services aux victimes et à leurs familles, mais ils doivent aussi mettre en place des campagnes de prévention durables pour sensibiliser les gens. Ce ne sont là que quelques exemples des répercussions de ce problème social.

L'examen des répercussions financières de la criminalité n'est pas une nouvelle manière d'aborder le problème de la criminalité. Ceux qui se font les défenseurs de cette méthode soutiennent qu'en comprenant mieux les coûts économiques de la criminalité, on en tirera des enseignements précieux qui éclaireront les prises de position politique, à la fois en matière de justice pénale et pour les autres problèmes sociaux qui livrent une concurrence au crime en vue d'obtenir des fonds et d'autres ressources gouvernementales.

De façon plus particulière, une estimation systématique des coûts financiers engendrés par les comportements criminels permettrait de faire des comparaisons entre les torts causés par les crimes violents liés aux armes à feu et les torts attribuables à d'autres types d'infractions. Ces précieuses connaissances nous permettraient de mieux comprendre les crimes et de prendre des décisions politiques plus éclairées. Par exemple, un programme qui peut prévenir un seul vol à main armée est-il meilleur qu’un programme qui peut prévenir trois voies de fait? Une façon de répondre à cette question est de demander aux résidents de la région touchée lequel ils préfèrent au moyen d'un sondage ou d'une enquête. Mais dans de nombreuses circonstances, les décideurs politiques doivent s'en remettre à des méthodes moins directes pour faire le bon choix. En pareil cas, il faut une unité de mesure qui permettrait d'établir une comparaison entre un vol qualifié et des voies de fait armées. La valeur monétaire fournit une telle unité de mesure. De plus, nous pouvons aussi établir une comparaison entre le tort global causé par la violence armée et d'autres problèmes sociaux, ce qui peut nous aider à mieux fixer nos priorités en consacrant nos rares ressources aux politiques qui auront les incidences les plus significatives pour les Canadiens.

Même si la formulation d'une unité de mesure qui estimerait objectivement le coût des comportements criminels présenterait de nombreux bénéfices pour la prise de décisions politiques, une simple analyse des coûts ne serait pas une panacée qui réglerait toutes les difficultés liées à la prise de décision. De nombreux autres facteurs entrent nécessairement dans l'équation et peuvent brouiller l'objectivité de l'unité de mesure fondée sur le coût. Il reste qu'avec une population de plus en plus diversifiée en termes de culture, de religion et d'attitudes envers les politiques sociales, il devient d'autant plus important de se donner les moyens d'élaborer des politiques fondées sur des bases objectives. Même si on trouve plusieurs exemples d'exercices visant à établir les coûts de la victimisation au Canada, aucun n'a porté spécifiquement et entièrement sur la violence liée aux armes à feu. Le but de la présente recherche est donc de tenter de combler cette lacune.

Notre rapport est structuré de la façon suivante. Nous présentons d'abord dans la section qui suit un vaste recensement de la littérature portant sur les coûts des crimes liés à une arme à feu, suivi d'une discussion sur la méthodologie et les sources de données utilisées. Nous présentons ensuite les résultats estimatifs et terminons par de brèves conclusions. Les calculs et les estimations détaillés sont présentés dans les annexes.

2. Recensement de la littérature

Il y a eu plusieurs tentatives d'estimation des coûts liés aux armes à feu au Canada, en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud et aux États-Unis. Toutefois, ces études portaient principalement sur les coûts des soins de santé associés aux blessures par balle, comme les coûts d'hospitalisation, les coûts des soins de santé de longue durée et les coûts d'assurance. Aussi, ces études ne sont généralement pas limitées aux crimes liés à une arme à feu, mais couvrent aussi les suicides, les tentatives de suicide et les blessures ou décès accidentels attribuables à l'utilisation d'une arme à feu. Leurs principales méthodologies et conclusions sont résumées ci-dessous.

À partir d'un échantillon de 250 personnes initialement hospitalisées au Davis Medical Center de l'Université de Californie entre le 1er janvier 1984 et le 30 juin 1985 pour des blessures par balle, Wintemute et Wright (1992) ont estimé que les frais d'hospitalisation initiaux ont totalisé environ 3,3 millions de dollars US en 1985, et que les frais subséquents pour une nouvelle hospitalisation ont été de 447 900 $US dans le cas des dossiers médicaux révisés avant le 30 juin 1989. Ainsi, le coût moyen par personne était de 14 982 $US (en dollars de 1985).

Cook et coll. (1999) ont examiné un échantillon de 134 445 cas aux États-Unis en vue d'estimer le coût des soins de courte durée et des traitements de suivi à l'échelle du pays pour les personnes hospitalisées en raison d'une blessure par balle non fatale. Pour des frais médicaux de 17 000 $US en moyenne par blessure, les 134 445 blessures par balle ont engendré des frais médicaux totaux à vie de 2,3 milliards de dollars US (en dollars de 1994).

En se fondant sur une banque nationale de données obtenues à partir des renseignements sur les congés fournis par 1 012 hôpitaux communautaires non fédéraux dans 22 États des États-Unis, Coben et Steiner (2003) ont comptabilisé 35 810 blessures liées à une arme à feu à la grandeur du pays en 1997, et ils ont estimé que les frais d'hospitalisation qui y étaient associés totalisaient plus de 802 millions de dollars US. Le coût moyen par cas était de 22 396 $US (en dollars de 1997).

Allard et Burch (2005) ont examiné l'ensemble des blessures graves à l'abdomen attribuables à une arme à feu (et requérant une hospitalisation pour une chirurgie d'urgence) dans un hôpital public de l'Afrique du Sud au cours d'une période de six mois. Leurs conclusions indiquaient que l'hôpital avait dépensé au minimum 30 803 $US pour le traitement de 21 victimes blessées à l'abdomen par une arme à feu, depuis l'admission jusqu'au congé de l'hôpital. En moyenne, le traitement de chaque patient avait coûté environ 1 467 $US (dollars de 2003).

Certaines recherches ont porté spécifiquement sur le coût des blessures par balle comparativement aux blessures par arme blanche. Miller et Cohen (1997) ont estimé que les blessures par balle ont coûté 126 milliards de dollars US en 1992, soit plus du double des blessures par arme blanche (51 milliards de dollars US). Les coûts pris en compte comprenaient les paiements pour les soins médicaux, les pertes de productivité, la douleur, les souffrances et la perte de qualité de vie. En termes de soins médicaux, le coût du traitement moyen pour chaque survivant à une blessure par balle était de 154 000 $US, comparativement à 12 000 $US pour chaque survivant à une blessure par arme blanche. Dans une autre étude fondée sur des dossiers d'hôpitaux aux États-Unis, Mock et coll. (1994) ont aussi indiqué que le coût moyen des soins médicaux de courte durée dans le cas des blessures par balle était plus que deux fois plus élevé que pour les blessures par arme blanche. En outre, les auteurs estimaient que si l'ensemble des 1 116 victimes d'une blessure par balle dans leur étude avaient plutôt subi une blessure par arme blanche, il aurait été possible d'économiser 1,3 million de dollars par année en frais de soins de santé.

Plusieurs études nous fournissent aussi de précieux renseignements sur d'autres coûts économiques et sociaux associés aux blessures attribuables à une arme à feu. En plus des coûts directs pour les soins de santé, les services professionnels et les biens connexes, Max et Rice (1993) ont aussi estimé les coûts indirects comme la perte de productivité attribuable aux blessures par balle aux États-Unis. Ils ont rapporté que le coût total des blessures de ce type en 1990 s'élevait à environ 20,4 milliards de dollars, dont 1,4 milliard pour les frais directs, 1,6 milliard pour la perte de productivité attribuable à la maladie ou à l'incapacité liées à la blessure et 17,4 milliards pour perte de productivité attribuable à une mort prématurée. Scott et Scott (2006) ont estimé le coût des morts accidentelles attribuables à une arme à feu en Nouvelle-Zélande, comprenant les frais médicaux, les coûts d'hospitalisation, les pertes de productivité et la valeur imputable à la perte de vies humaines. Le coût annuel total des pertes s'élevait à 1,3 million de dollars (144 656 $ par incident). De même, Miller (1995) a mené une vaste étude sur les différents coûts associés aux blessures par balle au Canada, qui comprenaient les frais médicaux, les soins de santé mentale, les services publics (enquêtes policières), les pertes de productivité, les frais funéraires, la douleur, les souffrances et la perte de qualité de vie. Miller a estimé que le coût total associé aux blessures par balle en 1991 s'élevait à 6,6 milliards de dollars CA (dollars de 1993), soit l'équivalent de 235 $CA par habitant, comparativement à 595 $CA aux États-Unis (convertis en dollars canadiens de 1993 à partir d'une estimation de 1992 aux États-Unis). L'auteur suggère que la différence du coût par habitant peut être attribuable à la différence de disponibilité des armes à feu dans les deux pays.

Comme l'indiquent ces deux études, les blessures attribuables aux armes à feu imposent un important fardeau financier au système de soins de santé et à la société en général. Les conclusions soulignent qu'il est nécessaire d'adopter des stratégies de prévention de la violence et des politiques de contrôle des armes à feu qui soient efficaces et qui portent fruit. Par exemple, Ludwig et Cook (2001) ont procédé à une estimation des avantages pouvant découler d'une réduction de la violence armée. Leurs résultats indiquent qu’une réduction des agressions à main armée de 30 % ferait économiser au total 24,5 millions de dollars US (dollars de 1998) au public américain.

Contrairement aux recherches antérieures, la présente étude se concentrera sur les coûts économiques et sociaux des crimes liés à une arme à feu perpétrés au Canada. Ainsi, les conséquences des suicides, des tirs non intentionnels et autres accidents ne sont pas prises en compte. En même temps, nous tentons d'envisager la question avec un objectif plus large en élaborant un cadre permettant de prendre en compte l'ensemble des coûts que doivent assumer les Canadiens. Nous ne nous contenterons pas d'estimer les coûts directs du crime pour les victimes, mais nous nous pencherons aussi sur les différents coûts assumés par les membres de la famille, les amis et les collègues, ainsi que les autres personnes qui ont été blessées ou menacées par l'incident, ainsi que ceux attribuables aux fournisseurs de services. En outre, nous prendrons en compte les coûts qui concernent particulièrement le système de justice pénale canadien, comme les coûts de la police, des tribunaux, du service des poursuites pénales, des services d'aide juridique et des services correctionnels.