Armes à feu, décès accidentels, suicides et crimes violents : recherche bibliographique concernant surtout le Canada

7. Armes à feu, autoprotection et prévention du crime

7. Armes à feu, autoprotection et prévention du crime

7.1 Sujets de controverse chez les chercheurs

Peu de questions sont aussi controversées dans les comptes rendus de recherche sur les armes à feu que celles ayant trait à la possession d’armes à feu par des civils dans le but de se protéger ou de prévenir le crime. Qui plus est, plusieurs auteurs ne font pas de nette distinction entre les aspects descriptifs et les aspects normatifs de la question.

L’aspect descriptif porte sur la question de savoir dans quelle mesure les gens possèdent et utilisent des armes à feu pour se protéger ou pour prévenir le crime, qui sont ces gens qui possèdent des armes à ces fins, dans quelles circonstances ils les utilisent et avec quelles conséquences. L’aspect normatif porte essentiellement sur la question de savoir s’il est souhaitable qu’on permette à des civils de posséder et d’utiliser des armes à feu pour se protéger ou pour prévenir le crime. La distinction entre ces deux aspects devient plus difficile à cerner lorsque des chercheurs essaient de démontrer que la possession d’armes à feu à ces fins se solde par « un avantage net ». Orientée dans ce sens, la recherche soulève des questions auxquelles il est pratiquement impossible de répondre.

Il existe au moins deux interprétations principales de ce que Mayhew (1996, p. 19) appelle l’argument de l’avantage net en recherche normative. Dans la première, on met en balance le risque de suicide, d’homicide ou de décès accidentel associé au fait de posséder une arme à feu, d’une part, et tout avantage qui pourrait en découler, d’autre part (voir p. ex. Kellermann, 1997).

La deuxième interprétation de l’argument de l’avantage net s’exprime en des termes plus généraux : « La société y gagne-t-elle? » (Cook et coll., 1997, p. 467). D’après Boyd (1995, p. 564), les éléments de preuve les plus convaincants réunis jusqu’à maintenant semblent indiquer que les Canadiens seront davantage en sécurité s’ils ne gardent pas d’arme à feu à la maison et si on les dissuade d’essayer de se protéger au moyen d’une arme à feu. Lapierre (1994, p. 567), deson côté, soutient qu’il se commettrait davantage de crimes aux États-Unis si on ne permettait pas aux citoyens américains d’exercer leur droit d’assurer leur propre défense, une opinion qui est plus largement répandue chez nos voisins du Sud que dans notre pays (Gabor, 1997). Selon Kleck, la possession d’armes à feu a à peu près autant de chance de dissuader les criminels de passer aux actes que de les inciter à commettre un crime (Kleck, 1991, p. 143; 1995; voir également Alba et Messner, 1995; 1995a). D’autres prétendent que les armes à feu servent davantage à des fins défensives qu’à des fins nuisibles (Mauser, 1993).

7.2 Recherches menées aux États-Unis

Dans les pays où les gens ne sont pas portés à posséder des armes à feu pour se protéger, ou encore, là où la loi est très restrictive à propos de la possession d’armes à feu, il est difficile de trouver des recherches sur les coûts-avantages d’une telle pratique. La plupart des recherches surcet aspect ont été menées aux États-Unis (Gabor, 1994, p. 59), où la loi ou d’autres facteurs culturels ont moins tendance qu’au Canada et que dans nombre d’autres pays industrialisés àdissuader les gens de posséder des armes à feu pour assurer leur propre protection. Étant donnéqu’il semble y avoir de nombreuses différences entre le Canada et les États-Unis en ce qui concerne les armes à feu, il s’impose que nous fassions preuve de prudence dans l’évaluation des conclusions des études américaines pertinentes.

Un auteur a exprimé l’avis que les Canadiens ne sont pas aussi différents des citoyens américains qu’on pourrait être porté à le croire en ce qui concerne l’utilisation des armes à feu à des fins défensives (Mauser, 1996a, p. 395). Le ministère de la Justice du Canada a toutefois récemment publié un rapport qui met en lumière certaines des différences entre le Canada et les États-Unis relativement à l’utilisation d’armes à des fins d’autoprotection (Gabor, 1997). Parmi ces différences, on note que :

On constate que même l’utilisation de la force, que ce soit pour se défendre ou pourprotéger ses biens, est abordée différemment sur le plan juridique aux États-Unis et au Canada (Gabor, 1996c; Mauser, 1996a).

7.3 La possession d’armes à feu à des fins d’autoprotection

Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre 2, les sondages montrent invariablement que la proportion de Canadiens qui déclarent posséder une arme à feu avant tout pour se protéger ou se défendre est très faible (voir également Gabor, 1997). On estime toutefois que leur nombre pourrait être sous-estimé par rapport à la réalité (voir p. ex. : Mauser, 1996), car dans un pays où la loi tend à dissuader les gens de posséder des armes à feu pour de tels motifs, les répondants à un sondage sont moins portés à affirmer spontanément que s’ils possèdent une arme à feu, c’est avant tout pour se protéger.

Aux États-Unis, l’autoprotection constitue l’un des principaux motifs de possession d’une arme à feu, particulièrement d’une arme de poing (Block, 1998, p. 11; Gabor, 1997, p. 5). En se fondant sur les données d’un sondage national sur la possession d’armes à feu par des civils dans ce pays, on a estimé que quelque 46 p. 100 des propriétaires d’armes à feu possédaient une arme essentiellement pour se prémunir contre les criminels et que près des trois quarts de ceux qui gardent uniquement des armes de poing en leur possession le faisaient pour se protéger (Cook et Ludwig, 1997, p. 2).

Comme on l’a noté dans la dernière recherche bibliographique à ce sujet (Gabor, 1994, p. 13 et 59), les propriétaires d’armes à feu américains mentionnent la victimisation et la peur du crime comme principaux motifs les incitant à posséder une arme à feu. Néanmoins, la preuve de l’existence d’un rapport étroit entre la possession d’armes à feu et les variables relatives au crime, comme le fait d’avoir été récemment victimisé, la crainte du crime, ou le manque de confiance dans le système de justice pénale, demeure quelque peu ambiguë (Sheley et coll., 1994, p. 222), en partie parce qu’aucune de ces variables n’est facile à mesurer de façon cohérente. La crainte du crime, en particulier, est un phénomène complexe et difficilement mesurable (Haghighi et Sorensen, 1996). Les chercheurs ont été plus habiles à démontrer l’existence d’un rapport entre la possession d’armes à feu pour se protéger, là où la loi le permet ou le tolère, et la vulnérabilité réelle ou appréhendée à la victimisation (Luxenburg et coll., 1994; McDowall, 1995).

La possession d’armes à feu à des fins défensives est souvent perçue par les chercheurs comme une stratégie d’autoprotection parmi d’autres qu’un individu peut adopter pour se prémunir contre le crime (Kleck et Gertz, 1995, p. 151; Luxenburg et coll., 1994; Mauser, 1996a). Comme moyen de se protéger parmi d’autres qui sont potentiellement préjudiciables, bien que celui-ci soit particulièrement meurtrier, la possession d’une arme à feu se démarque par rapport aux autres façons de poursuivre le même objectif par exemple en faisant installer des serrures plus résistantes, ou encore, en décidant de déménager.

Il existe généralement un rapport entre l’idée que chacun se fait des moyens dont il dispose pour assurer lui-même sa protection, le manque de confiance dans la façon dont on applique la loi, et la méfiance à l’endroit du système de justice pénale, d’une part, et le choix d’une stratégie d’autoprotection, d’autre part. On ne sait toutefois à peu près rien sur ce qui amène les individus à opter pour telle ou telle mesure potentiellement préjudiciable parmi d’autres, ou encore pour des mesures passives plutôt qu’actives (Luxenburg et coll., 1994, p. 162). Certains chercheurs considèrent la possession d’une arme à feu comme un moyen passif d’autoprotection qui, dans certaines circonstances, peut être plus facilement accessible aux personnes à faible revenu qui ne peuvent se permettre d’opter pour des mesures plus coûteuses (Kleck, 1991, p. 104). Ce choix peut également être influencé par d’autres facteurs, comme la participation à des activités illégales, un mode de vie risqué, ou encore un statut d’immigrant illégal, qui peuvent empêcher un individu de pouvoir compter sur les services officiels de protection policière ou sur le système de justice pénale (Cook et Ludwig, 1997, p. 8; Decker et coll., 1997).

Il va sans dire que, dans les milieux criminels et chez les membres de gangs, l’un des principaux motifs de se procurer illégalement une arme à feu, c’est de se protéger (Blumstein et Cork, 1996; Callahan et coll., 1993; Sheley et Wright, 1993). Des études américaines visant à cerner les raisons pour lesquelles des enfants et des adolescents sentent le besoin de se munir d’une arme à feu illégale, spécialement dans la cour ou aux environs de leur école, établissent clairement que chez ces jeunes, la décision de se procurer et de porter une arme à feu est influencée par la crainte d’être victimisés (Kennedy et coll., 1996, p. 153-154).

D’aucuns ont prétendu que, du moins aux États-Unis, les femmes s’arment de plus en plus pour assurer leur protection (Zeiss Stange, 1995). Les données du sondage national américain sur la possession d’armes à feu par des civils (Cook et Ludwig, 1997, p. 3) ont effectivement indiqué que 67 p. 100 des femmes qui étaient en possession d’une arme à feu, contre 41 p. 100 des hommes, cherchaient avant tout par là à assurer leur propre protection (Sheley et coll., 1994, p. 233). Il n’existe toutefois pas de preuve évidente que le nombre de Canadiennes et d’Américaines qui possèdent une arme à feu soit actuellement plus élevé que jamais auparavant. En réalité, l’écart entre la proportion respective d’hommes et de femmes possédant une arme à feu semble être demeuré relativement constant (Arthur, 1994, p. 261; Cook et Ludwig, 1997, p. 3; Sheley et coll., 1994, p. 232; Smith et Smith, 1995, p. 143; Thompson et coll., 1996, p. 70). Il n’est pas prouvé non plus que les femmes qui ont peur du crime ou qui ont déjà été victimisées soient plus susceptibles de posséder une arme à feu dans ce pays (Arthur, 1994, p. 261; Smith et Smith, 1995, p. 144). Il n’est d’ailleurs pas très évident que ces facteurs entrent en ligne de compte davantage chez les femmes que chez les hommes dans la décision de se munir d’une arme à feu (Sheley et coll., 1994, p. 232).

7.4 Comparaison entre divers pays

Une majorité des pays visés par l’étude internationale qu’a effectuée l’Organisation des Nations Unies sur la réglementation des armes à feu permettent à leurs résidents de posséder une arme à feu pour se protéger (Nations Unies, 1998, p. 58). La plupart imposent par ailleurs des restrictions concernant le port d’une arme à feu (id., p. 57-61). Il existe toutefois peu d’analyses comparatives des motifs qui incitent les gens à posséder des armes à feu dans divers pays. Les plus éclairantes à avoir été effectuées jusqu’à maintenant (Alvazzi del Frate, 1997; Block, 1998) sont fondées sur des données qui avaient été recueillies en 1996 dans le cadre de l’ICVS. On avait alors demandé à chacun des répondants qui faisaient partie d’un ménage ayant au moins une arme à feu pour quel motif il possédait cette arme. Sur les neuf pays industrialisés occidentaux comparés par Block (1998, p. 12), la volonté de se protéger était couramment alléguée comme motif dans seulement trois pays : en France, dans une proportion de 22,1 p. 100; en Autriche,dans une proportion de 25,9 p. 100; et aux États-Unis, dans une proportion de 38,9 p. 100.

Suivant une analyse portant exclusivement sur les données relatives à la prévention du crime tirées du sondage de 1996, la prévention du crime avait été alléguée par les répondants comme motif de posséder une arme à feu dans des proportions extrêmement variées selon la vigueur économique et les structures sociales des divers pays. Cette proportion était de 79,4 p. 100 en Afrique, de 65,7 p. 100 dans les pays d’Amérique latine, de 34,6 p. 100 en Asie, de 28,7 p. 100 dans les pays en transition, de 21,8 p. 100 dans le Nouveau Monde et de 8,6 p. 100 en Europe de l’Ouest[2](Alvazzi del Frate, 1997).

Ces données ont permis d’effectuer une certaine analyse du rapport possible entre le fait de posséder une arme à feu et celui d’avoir été récemment victime d’un acte criminel. On n’a pas observé de corrélation significative chez les répondants entre le fait d’avoir été récemment victime d’un cambriolage ou d’une tentative de cambriolage et le fait que la victime possédait déjà une arme à feu. Par contre, il existait manifestement une étroite corrélation entre le fait d’avoir récemment été victime d’un tel incident et celui de posséder une arme à feu dans le but précis de prévenir le crime (id., p. 14). En outre, selon Alvazzi del Frate, les répondants qui déclaraient posséder une arme pour prévenir le crime croyaient également qu’ils seraient probablement ou fort probablement victimes de cambriolage dans les 12 mois suivants (ibid.).


[2] On trouvera au chapitre 2 la liste des pays visés dans chacune des régions.