Évaluation de l'efficacité des stratégies de lutte contre le crime organisé : analyse documentaire

4. Les stratégies de lutte contre le crime organisé et leur efficacité ( suite )

4. LES STRATÉGIES DE LUTTE CONTRE LE CRIME ORGANISÉ ET LEUR EFFICACITÉ ( suite )

4.13 Opérations d'infiltration et informateurs

Le travail d'infiltration peut faire appel à une ou plusieurs des formes de collaboration suivantes : des informateurs, qui sont habituellement des suspects qui ont « retourné leur veste » et qui communiquent des renseignements en échange de concessions pour les accusations ou les peines; des collaborateurs rémunérés, qui sont des initiés qui reçoivent de l'argent en échange de renseignements; ou des agents d'infiltration, qui sont des agents de police qui tentent d'infiltrer des organisations criminelles ou d'obtenir des renseignements au sujet de leurs activités (Beare, 1996, p. 189).

Les enquêtes relatives aux produits de la criminalité ou au blanchiment d'argent, par exemple, exigent souvent un travail d'infiltration sophistiqué faisant appel à la mise sur pied et l'exploitation de fausses entreprises de blanchiment d'argent. Ces commerces de façade sont exploités par des gens qui s'y connaissent en matière de transactions financières et de blanchiment. Ces opérations visent à gagner la confiance d'une organisation criminelle dans le but d'en apprendre davantage sur ses membres et sur ses activités. Les opérations policières de ce genre mènent parfois à de nombreuses mises en accusation, mais elles peuvent s'avérer coûteuses et mobiliser de nombreux agents sur une période de temps considérable (Albanese, 1996, p. 181).

Le travail d'infiltration est dangereux - le danger semble croître de façon proportionnelle à la sévérité des peines dont les cibles sont passibles - et il y a toujours un risque de manipulation (Beare, 1996, p. 190-191). Par exemple, il peut arriver qu'un informateur communique de faux renseignements afin de recevoir des paiements ou afin de punir des concurrents ou des ennemis (Marx, 1988, p. 152). D'autres informateurs peuvent devenir des « superflics » excessivement zélés et créer de toutes pièces des criminels en recourant à des méthodes interdites. En raison de la protection dont ils jouissent, les renseignements qu'ils fournissent et les techniques qu'ils utilisent pour recueillir de l'information sont rarement remis en question. Marx (1988, p. 153) souligne que la crédibilité et la probité des informateurs sont rarement mises en doute parce que ceux-ci comparaissent rarement en cour. Ces comparutions en cour sont rares parce que [TRADUCTION] « soit les renseignements qu'ils fournissent sont utilisés pour obtenir un mandat, soit les ponts avec eux sont coupés après qu'ils ont aidé un agent assermenté à s'infiltrer. »

Au sujet du risque de corruption lié au travail d'infiltration, Marx (1988) note que l'intimidation, la provocation policière et la duplicité sont monnaie courante dans ce genre de travail. Il n'est pas rare que des agents franchissent la ligne entre, d'une part, la création d'occasions propices à la perpétration d'infractions ou l'observation d'infractions, et d'autre part, l'incitation perfide à la perpétration d'infractions par autrui ou même, à l'occasion, la fabrication de preuves. Le travail d'infiltration agressif qui dépasse ces bornes est souvent motivé par les pressions au sein d'un corps policier en faveur de l'obtention de plus de résultats.

En outre, les agents d'infiltration qui manipulent des produits de la criminalité sous forme d'argent comptant peuvent succomber à la tentation. Il peut arriver aussi qu'ils acceptent des pots-de-vin en échange de leur tolérance à l'égard de transactions illicites. De plus, ils peuvent développer de la sympathie pour leurs cibles ou être cooptés par celles-ci, ce qui les amènera à les protéger plutôt qu'à enquêter avec rigueur à leur sujet (Marx, 1988, p. 160).

Une autre préoccupation tient au fait que les agents d'infiltration sont généralement des enquêteurs moins expérimentés et que leur supervision sur le terrain peut s'avérer insuffisante (Brown, 1985; Miller, 1987). Ces agents peuvent être exposés à de graves dangers sans information ou préparation adéquate. Le travail d'infiltration peut avoir des répercussions négatives sur des tiers lorsque des agents facilitent ou même encouragent la perpétration d'infractions dans le cadre d'une opération (Marx, 1988). Les opérations d'infiltration peuvent compromettre le droit à la vie privée d'un suspect ou de tiers. Par exemple, on rapporte le cas d'un agent qui a entretenu une liaison amoureuse avec la conjointe/amante d'une cible dans le but de lui soutirer des renseignements se rapportant à l'enquête.

Au cours des dernières années, plusieurs agents d'infiltration ont permis d'obtenir de nombreuses condamnations. Le plus connu parmi ces agents est Joe Pistone, qui a travaillé comme agent d'infiltration pendant six ans sous le pseudonyme « Donnie Brasco » au sein de l'organisation criminelle familiale Bonnano à New York. Son travail a mené à la condamnation de plus de 100 figures du crime organisé (Albanese, 1996, p. 181). Il ne fait aucun doute que cette infiltration a porté un dur coup au moral de la Cosa Nostra, semant des doutes quant à savoir quels secrets avaient été révélés et si d'autres membres étaient des agents du gouvernement (Jacobs et Gouldin, 1999, p. 165).

À titre d'exemple d'une opération d'infiltration canadienne réussie, on peut citer l'opération menée par la GRC et visant les établissements de change de devises (Beare, 1996, p. 121). Des agents de la GRC, se faisant passer pour des trafiquants de drogue, ont échangé des sommes d'argent considérables, qui auraient pu être considérées comme des transactions suspectes et qui dépassaient le seuil actuel de 10 000 $ au-delà duquel les institutions financières et certaines catégories d'individus sont tenus de produire une déclaration auprès du CANAFE. La police a changé au total 3 millions de dollars, au fil d'une série de transactions relatives à des sommes atteignant parfois jusqu'à 70 000 $. Par suite de cette opération, 190 accusations criminelles ont été préparées contre 36 sociétés et 65 individus.

Malgré des succès semblables, le travail d'infiltration n'a pas fait l'objet d'analyses coûts-avantages plus systématiques quant aux conséquences plus générales des opérations de ce genre. Selon Miller (1987), [TRADUCTION] « il y a peu d'information sur le degré d'efficacité des opérations d'infiltration, sur leurs coûts (économiques, psychologiques ou constitutionnels) ou sur les motifs de leur échec, le cas échéant. De même, on ne sait pas dans quelle mesure les corps policiers ont recours à cette stratégie. »

Albanese (1996, p. 181) ajoute :

[TRADUCTION] Ni les corps policiers ni le public ne se sont suffisamment intéressés aux problèmes d'adaptation qu'éprouvent les agents d'infiltration au terme de leur mission. Le FBI affirme que ses agents d'infiltration ont permis d'obtenir 680 condamnations, de confisquer des biens d'une valeur de 5,7 millions de dollars et de causer des pertes économiques potentielles de l'ordre de 741,1 millions de dollars au cours d'une seule année. Bien que le General Accounting Office ait quelque peu modifié ces chiffres au terme d'une vérification, les avantages liés au travail d'infiltration n'ont pas encore été évalués objectivement par rapport à leurs coûts en fait de temps investi, de risques, de ressources humaines mobilisées et de répercussions sur l'agent, sur l'organisme d'application de la loi et sur les tiers touchés.

Albanese souligne que Joe Pistone et sa famille ont été réinstallés quatre fois pendant qu'il témoignait, qu'il n'a pas vu sa famille pendant trois mois pendant qu'il travaillait comme agent d'infiltration et qu'il a démissionné du FBI avant d'avoir acquis le droit à une pension en raison des menaces qui pesaient sur lui. Pistone croit que sa tête a été mise à prix, et il se sent traqué par ceux au sujet desquels il a jadis enquêté.

Marx (1988, p. 113) énumère les résultats d'une série d'opérations policières conçues pour prendre au piège des personnes impliquées dans des infractions contre les biens. Même si le bilan des arrestations et des condamnations paraît impressionnant, ces études offrent peu de comparaisons avec d'autres méthodes d'enquête et fournissent peu de renseignements sur les incidences générales de ces opérations sur la criminalité dans les États ou territoires concernés. Dans tous les cas, cette évaluation ne portait pas sur le travail d'infiltration visant des entreprises criminelles de grande envergure.

En bout de ligne, la valeur de l'information obtenue grâce aux différentes opérations d'infiltration défie peut-être toute quantification. Kenney et Finckenauer (1995, p. 332) notent qu'il n'existe [TRADUCTION] « aucun moyen évident de mesurer la valeur des renseignements fournis par un informateur par rapport aux coûts liés à l'obtention de ces renseignements et au risque de non-fiabilité et de manque de crédibilité. Cela demeure un exercice de jugement et de discrétion professionnels. »

4.14 Surveillance électronique

La surveillance électronique fait appel à plusieurs techniques, qui portent atteinte, à différents degrés, à la vie privée des personnes visées. Certaines techniques sont non consensuelles, puisque aucune des parties ne sait qu'elle est surveillée. D'autres techniques reposent sur le consentement d'une des parties à être surveillée, par exemple lorsqu'un agent d'infiltration utilise un magnétophone caché pour enregistrer des conversations, ou lorsqu'une des parties à une conversation téléphonique consent à ce que l'on enregistre cette conversation à l'insu de l'autre partie (Kenney et Finckenauer, 1995, p. 337). En plus de l'enregistrement de conversations sur bande et de l'interception de communications sur une ligne téléphonique, la surveillance électronique peut se faire au moyen d'enregistrements vidéo, de l'écoute clandestine au moyen de microphones cachés, de même qu'à des techniques plus sophistiquées faisant appel à la technologie laser ou à la fibre optique (Abadinsky, 2003, p. 344).

De nombreux responsables de l'application de la loi estiment que la surveillance électronique est indispensable pour lutter contre le crime organisé parce que bien souvent, il n'existe aucune autre source de preuve fiable. Les témoins ont souvent peur de comparaître, les informateurs peuvent s'avérer peu fiables et beaucoup d'organisations criminelles sont difficiles à infiltrer. De plus, étant donné que les organisations criminelles font leurs affaires au téléphone et lors de réunions, il y a très peu de communications écrites qui peuvent être utilisées pour étayer les transactions criminelles (Kenney et Finckenauer, 1995, p. 337).

Malgré l'utilité de la surveillance électronique, celle-ci constitue une atteinte considérable à la vie privée, et elle doit donc être assujettie à une réglementation stricte dans des sociétés non totalitaires. La vaste opération de surveillance du dirigeant du mouvement pour les libertés publiques Martin Luther King Jr. dans les années 1960 n'est qu'un exemple des risques de détournement d'un moyen d'enquête à des fins politiques ou autres (Krajick, 1983, p. 30).

Mis à part les préoccupations relatives aux libertés publiques des personnes visées, le recours à la surveillance est limité par son coût prohibitif. Aux États-Unis, le coût par écoute est passé d'un coût moyen de 5524 $ en 1970 à 46 492 $ en 1996 (Albanese, 1996, p. 177). L'augmentation de ces coûts résulte en partie de la réglementation américaine qui exige la présence d'un policier qui doit écouter le début de chaque conversation et éteindre l'enregistreur si la conversation est sans rapport avec l'objet du mandat d'écoute électronique. De plus, les enregistrements doivent être transcrits, les conversations doivent être analysées et les pistes obtenues au moyen des communications interceptées doivent être vérifiées par des agents sur le terrain ou par d'autres moyens. En outre, les enregistrements électroniques doivent souvent être épurés par des spécialistes pour atténuer les bruits de fond (Abadinsky, 2003, p. 347).

La surveillance pose d'autres problèmes pratiques, de même que des problèmes relatifs à l'interprétation des conversations interceptées. Schlegel (1988) souligne que la planification de complots prend beaucoup de temps et se déroule souvent dans une multitude d'endroits, ce qui mine l'utilité de l'écoute électronique. L'interprétation des conversations pose aussi des problèmes (p. ex., un « coup » peut désigner un meurtre ou un vol), et il est difficile de déterminer quelle importance accorder aux propos tenus par les personnes sous écoute, étant donné qu'il se peut qu'elles soient en train de mentir ou encore de trafiquer la réalité pour se donner de l'importance aux yeux de leurs interlocuteurs.

Aux États-Unis, l'utilisation de la surveillance électronique autorisée par les tribunaux a connu une forte croissance entre les années 1970 et les années 1990 (Albanese, 1996, p. 175). L'écoute téléphonique a été la technique de surveillance la plus populaire, bien que les interceptions de communications électroniques aient augmenté sensiblement depuis la fin des années 1980. La durée moyenne des opérations de surveillance a doublé, passant de 19 à 38 jours. De nos jours, la surveillance est plus susceptible d'être utilisée dans les affaires de drogue et de racket, mais moins souvent dans les affaires de jeu clandestin, ce qui reflète l'évolution des priorités des organismes d'application de la loi aux États-Unis (Albanese, 1996, p. 176).

Albanese (1996, p. 177) a constaté que l'on a intercepté trois fois plus de conversations en 1992 qu'en 1970, mais que le pourcentage de conversations contenant des renseignements incriminants a chuté de 45 % à 19 % au cours de la même période. Il interprète cette constatation comme indiquant que les crimes sont peut-être moins souvent des complots et qu'ils donnent donc moins souvent lieu à des conversations incriminantes. Ou encore, les décisions de recourir à l'écoute électronique deviennent moins judicieuses. Une autre explication possible serait qu'un point de saturation est atteint au-delà duquel la surveillance n'est plus utile aux enquêtes. Il se peut aussi que les membres d'organisations criminelles soient plus conscients du fait que leurs communications peuvent être interceptées par les autorités et fassent donc preuve de plus de prudence dans leurs communications.

L'analyse effectuée par Albanese indique que le nombre d'arrestations et de condamnations découlant de la surveillance électronique a augmenté de 1970 à 1992, bien que les taux d'arrestation et de condamnation par écoute soient demeurés relativement stables. La National Wiretap Commission (commission nationale sur l'écoute clandestine), un groupe d'experts financé par le Congrès américain et chargé d'examiner les activités d'écoute clandestine de la police, a affirmé que même si la surveillance [TRADUCTION] « a mené à la condamnation d'un très petit nombre de figures haut placées du crime organisé », elle a été [TRADUCTION] « généralement improductive » sur le plan des coûts, des ressources humaines engagées et des condamnations (Albanese, 1996, p. 178).

Les nombreuses condamnations importantes obtenues en partie grâce à l'écoute électronique depuis cette évaluation faite dans les années 1970, notamment la condamnation du patron de la famille Gambino John Gotti pour racket et meurtre, pourrait modifier cette conclusion. De plus, il convient de mentionner l'expérience de l'État du New Jersey. En 1969, la législature de l'État a autorisé la surveillance électronique à la suite de révélations selon lesquelles la pègre avait infiltré les plus hautes sphères du gouvernement et du secteur industriel dans cet État (Krajick, 1983, p. 31). Il s'est ensuivi une campagne massive de surveillance pendant plusieurs années. Non seulement cette offensive a-t-elle mené à l'incarcération de douzaines de figures du crime organisé, mais elle a aussi amené de 40 à 50 délinquants importants à quitter l'État. Ce que l'on ne sait pas, c'est si les personnes qui ont été incarcérées ou qui ont quitté ont reconstitué leurs réseaux illégaux à un stade ultérieur ou sont tout simplement allés mener leurs activités ailleurs.

Albanese (1996, p. 178) note que l'on aurait besoin d'une évaluation des coûts et des avantages de la surveillance électronique en comparaison d'autres moyens d'enquête. Il ajoute qu'il faudrait mener des recherches afin de déterminer pour quels types d'affaires, de lieux et de suspects la surveillance électronique est le plus rentable, et avec quels autres moyens d'enquête elle peut se conjuguer pour donner les meilleurs résultats.

Au Canada, la partie XI du Code criminel reconnaît la nécessité de recourir à l'interception légale de renseignements pour lutter contre le crime organisé. Cependant, nos recherches n'ont révélé aucune évaluation de l'utilisation ou des incidences de ces interceptions.

4.15 Analyse du renseignement

Le renseignement implique la collecte, l'évaluation et l'analyse d'éléments d'information. Le travail de renseignement vise à approfondir la connaissance d'un sujet, de même qu'à étayer les mesures préventives et l'élaboration des politiques (Abadinsky, 2003, p. 341). Le renseignement tactique contribue à la réalisation des objectifs d'application de la loi plus immédiats que sont les arrestations et les poursuites, tandis que le renseignement stratégique étaye des objectifs à plus long terme (p. ex., comprendre les tendances dans les activités du crime organisé et les menaces qu'elles représentent).

Les sources de renseignement sont variées : données judiciaires, documents commerciaux et financiers, journaux et autres publications, surveillance physique et électronique, déclarations et témoignages émanant d'informateurs, de victimes, de complices et de membres du personnel des organismes d'application de la loi (Abadinsky, 2003, p. 342; Peterson, 1994). L'analyse du renseignement s'apparente à la vérification d'hypothèses en science, c'est-à-dire qu'un analyste soupèse systématique les éléments de preuve à l'appui d'une idée donnée (p. ex., le crime organisé a infiltré une industrie donnée dans une certaine ville). Si l'hypothèse ou l'idée résiste à une épreuve rigoureuse, elle sert ensuite de fondement à un rapport de renseignements.

Un travail de renseignement rigoureux effectué par le FBI, par exemple, a jeté les bases de poursuites qui ont débouché sur la condamnation de nombreux membres des cinq familles de la Cosa Nostra new-yorkaise. Des équipes distinctes d'agents du FBI ont été chargés de décrire la structure organisationnelle de chaque famille - en identifiant tous les membres et leur fonction au sein de l'organisation - et de déterminer à quels secteurs et à quels rackets la famille était mêlée (Jacobs et Gouldin, 1999, p. 163). Après avoir documenté la structure de commandement de la famille et ses activités illicites, les escouades du FBI ont obtenu des ordonnances d'écoute clandestine qui ont permis de recueillir des éléments de preuve qui ont incriminé certains membres et qui ont pu être utilisés comme levier pour obtenir leur coopération. Le ministère public a utilisé ces éléments de preuve dans une série de poursuites pénales et civiles toujours en cours.

L'agence de lutte contre le crime organisé de la Colombie-Britannique (Organized Crime Agency of British Columbia, ou « OCABC ») (2001 2002) a adopté un modèle d'application de la loi fondé sur le renseignement. Cet organisme utilise le renseignement pour identifier des figures clés du crime organisé en vue de perturber ses activités en intentant des poursuites et en saisissant des biens. Le renseignement tactique est communiqué aux organismes d'application de la loi avec lesquels l'OCABC collabore. Des évaluations internes, fondées principalement sur des mesures d'activités, ont démontré certains résultats positifs. Par exemple, l'OCABC a communiqué beaucoup d'éléments de preuve à des organismes d'application de la loi, et des agents de l'OCABC ont témoigné à titre d'experts pour permettre aux tribunaux de mieux comprendre les activités du crime organisé.

De nombreux organismes américains d'application de la loi n'ont cependant toujours pas intégré le renseignement et l'analyse du renseignement à leurs activités de lutte contre le crime organisé (Peterson, 1994, p. 360). Il y a peut-être des réticences à s'éloigner des méthodes d'enquête traditionnelles, et l'administration policière éprouve peut-être des difficultés à évaluer les résultats des analyses du renseignement. Cependant, il serait difficile d'imaginer qu'une enquête relative au crime organisé puisse être menée à bien sans au moins une analyse rudimentaire (Peterson, 1994, p. 384).

L'évaluation générale du travail en matière de renseignement en est à ses balbutiements. Peterson (1994) note que peu d'organismes aux États-Unis ont tenté de quantifier leurs activités d'analyse, encore moins de les évaluer. Ces activités sont souvent évaluées en fonction du nombre de produits à base de renseignement qu'elles génèrent et non en fonction de leur contribution à l'accomplissement de certaines des fins de l'organisation.

4.16 Réduire l'offre de biens et de services illicites

Une des méthodes permettant d'entraver les activités d'organisations criminelles consiste à interrompre ou à supprimer l'offre de biens et de services illicites. Goldstock (1994) a décrit cette approche comme le « blocage d'occasions » ( « opportunity blocking »). Bien souvent, mais pas toujours, l'arrestation et la poursuite de personnes impliquées dans l'introduction clandestine et la distribution de marchandises de contrebande s'accompagne d'une diminution de l'offre. La présente section portera sur le trafic de stupéfiants, sans doute le domaine où cette approche a été le plus largement adoptée.

La commission présidentielle américaine sur le crime organisé (1986, p. 477) a décrit les mesures de lutte contre le trafic de stupéfiants comme [TRADUCTION] « tout au plus une menace aléatoire et occasionnelle ». Elle a aussi conclu que l'éradication des récoltes dans les pays d'origine serait vouée à l'échec [TRADUCTION] « à moins qu'elle soit complète, à long terme et qu'elle soit ostensiblement étayée par un engagement national » aux États-Unis à réduire la demande.

Sans doute la meilleure épreuve du potentiel de l'approche axée sur l'application de la loi pour s'attaquer au problème des drogues illicites a-t-elle été la « guerre à la drogue » ( « War on drugs ») déclarée par le président Reagan dans les années 1980. Son administration a recruté 1000 nouveaux agents pour la Drug Enforcement Administration (DEA) et 200 nouveaux procureurs fédéraux adjoints. Des lois plus strictes ont été adoptées, 1300 nouvelles places ont été ajoutées dans 11 prisons fédérales, et l'armée et la garde côtière américaine ont été mises à contribution pour mener cette campagne au moyen d'hélicoptères d'assaut, de systèmes aéroportés d'alerte et de contrôle (AWACS), de satellites et de hors-bord ultra-puissants (Kenney et Finckenauer, 1995, p. 193). Les efforts déployés pourraient être qualifiés de succès dans un sens restreint, puisque cette initiative d'application de la loi musclée a produit des résultats pour ce qui est du nombre de saisies, de mises en accusations, d'arrestations, de condamnations et de confiscations de biens. Ainsi, au cours de la seule année 1986, des biens d'une valeur de près de un demi-milliard de dollars ont été saisis. Les saisies de cocaïne ont grimpé de 2000 kilos en 1980 à 36 000 kilos en 1987. Le nombre d'arrestations effectuées par la DEA a doublé, et, en 1987, plus de 40 % des nouveaux détenus dans les prisons y avaient été envoyés pour des infractions de drogue (Kenney et Finckenauer, 1995, p. 194).

Pendant que l'on connaissait ces succès apparents, le prix des drogues ciblées chutait et la pureté augmentait sensiblement. La culture de la marijuana au pays a connu une croissance fulgurante et l'offre de cocaïne a plus que triplé de 1980 à 1988, passant de 40 à 140 tonnes métriques par année (Kenney et Finckenauer, 1995, p. 194). Le prix « de gros » de la cocaïne à Miami a chuté de 90 % de 1980 à 1986, indice d'une surabondance considérable sur le marché (Shannon, 1988, p. 367). Au cours de la même période, les admissions aux urgences liées à la cocaïne ont plus que sextuplé. Après avoir examiné la situation dans son ensemble, l'Office of Technology Assessment des États-Unis (Kenney et Finckenauer, 1995, p. 194) a déclaré que l'effort musclé de réduction de l'offre était un échec, notant que [TRADUCTION] « malgré des dépenses fédérales doublées pour lutter contre le problème au cours des cinq dernières années, la quantité de drogue introduite clandestinement aux États-Unis est plus grande que jamais. »

Le bilan, cependant, n'est pas complètement négatif. Le prix de détail de la cocaïne dans les rues des villes américaines a tout de même augmenté de 1989 à 1990, ce qui indique que les mesures d'application de la loi ont peut-être commencé à rapporter au début des années 1990 (Lyman et Potter, 1991, p. 261).

Si l'on revient aux années 1980, de nombreuses villes américaines sont devenues des champs de bataille pour les gangs qui se disputaient le marché, et les nouveaux cartels de la drogue en sont venus à exercer une influence considérable dans plusieurs pays d'Amérique latine et des Caraïbes. La guerre à la drogue et ses conséquences ont mis à rude épreuve les relations entre les États-Unis et plusieurs pays d'Amérique latine (Nadelmann, 1988). En outre, les excès de la politique de tolérance zéro ont été illustrés par la confiscation occasionnelle de navires et de véhicules transportant des quantités infimes de drogue (Kenney et Finckenauer, 1995, p. 196). Dans une affaire, par exemple, un navire de 52 pieds a été mis sous séquestre après que l'on eut trouvé de la poussière de cocaïne dans un billet de banque roulé. Dans une autre affaire, un navire de recherche d'une valeur de 80 millions de dollars a été saisi après que l'on eut trouvé 0,1 gramme de marijuana dans la trousse de rasage d'un des membres de l'équipage. De tels exemples ont amené certains observateurs à affirmer que la guerre à la drogue avait entraîné un recul appréciable des libertés publiques des Américains.

On a pu observer une autre illustration des limites des stratégies de lutte déployées au début des années 1980, à la suite de la création de service de lutte du Sud de la Floride (South Florida Task Force) en 1982. Cette vaste initiative antidrogue a réduit le trafic en Floride; cependant, la pression accrue exercée par les responsables de l'application de la loi a provoqué le déplacement de l'introduction clandestine de stupéfiants vers le Golfe du Mexique et vers les ports d'entrée de la côte Est. Les succès de l'approche interorganisme de la Floride ont ainsi [TRADUCTION] « exacerbé un problème de drogue déjà grave à l'échelle du pays » (commission présidentielle américaine sur le crime organisé, 1986, p. 289). Cela n'a pas empêché les autorités de prendre cette approche comme modèle pour les 12 services de lutte contre les organisations criminelles impliquées dans le trafic de drogues qui ont été constituées dans les différentes régions du pays en 1983.

Même si la commission présidentielle américaine appuyait la stratégie de réduction de l'offre et le ciblage de groupes importants de criminels organisés impliqués dans le trafic de stupéfiants, elle a dit partager la crainte que la réduction de l'offre à elle seule ne s'avère contre-productive en ce qu'elle risquait de renforcer les organisations criminelles plus puissantes. La commission présidentielle a affirmé qu'une telle approche risquait [TRADUCTION] « [d']exacerber le problème de crime organisé de la nation en enrichissant des groupes de criminels organisés, en éliminant leurs concurrents et en encourageant les organisations de trafiquants à devenir des groupes de criminels organisés… » (commission présidentielle américaine sur le crime organisé, 1986, p. 388).

La commission présidentielle américaine (1986, p. 421 425) a aussi exprimé son scepticisme à l'égard des programmes de réduction/substitution et d'éradication des cultures. Les pays producteurs sont peu enclins à réduire la production végétale, puisque cela risque de miner leur stabilité économique et politique. De plus, certaines drogues qui sont illicites en Amérique du Nord sont parfois consommées dans ces pays (souvent dans le cadre de traditions locales); en pareil cas, la consommation est considérée comme un problème américain. Les cultivateurs dans ces pays ne disposent pas nécessairement de cultures de remplacement capables de leur procurer les revenus générés par les cultures de drogues illicites. En outre, les gouvernement dans bon nombre de pays producteurs sont faibles et incapables de contrôler la production végétale. Il se peut aussi qu'ils soient hostiles aux États-unis, et partant, peu enclins à freiner la production.

Mais surtout, sans doute, la liste des pays d'origine n'est pas immuable; par conséquent, les réductions des cultures dans un pays sont souvent compensées par des accroissements dans d'autres pays. Par exemple, l'éradication du pavot blanc cultivé dans certaines régions du Nord du Mexique au moyen d'herbicides dans les années 1970 a réduit la production mexicaine d'héroïne; cependant, en l'espace de cinq ans, cette réduction avait été remplacée par de l'héroïne provenant du Sud-est asiatique. Le recours à l'épandage d'herbicides et de pesticides a aussi été critiqué au motif que les substances employées sont hautement toxiques (Del Omo, 1987).

Les tentatives d'éradication des cultures de coca en Bolivie et au Pérou et des cultures d'opium le long de la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan ont aussi été des échecs retentissants (Shannon, 1988, p. 364-367; Atlas, 1988). La Bolivie, par exemple, a reçu une aide économique de Washington et du Fonds des Nations Unies pour la lutte contre l'abus des drogues pour indemniser les agriculteurs du remplacement de la coca par des cultures licites, en échange de l'engagement de la Bolivie, en 1987, à éradiquer la coca cultivée pour l'exportation dans un délai de trois ans. Diverses pressions internes en Bolivie se sont conjuguées pour miner ce plan, et, à la fin de la première année, le gouvernement n'avait éradiqué que 500 acres de coca.

Malgré ces préoccupations, la commission présidentielle américaine sur le crime organisé (1986, p. 425) n'a pas jugé opportun d'abandonner les programmes de contrôle dans les pays producteurs. Elle a recommandé que ces programmes ciblent des pays et des cultures de manière sélective, en soutenant que la réduction des cultures pouvait réduire temporairement la disponibilité de drogues illicites. La Commission a avancé que de telles mesures devraient être appliquées dans les pays où les contextes politique et économique sont propices à leur réussite.

Dans l'ensemble, la commission présidentielle américaine (1986, p. 429) a conclu que la réduction de l'offre avait connu un succès modeste et que cette approche, suivie aux États-Unis depuis 75 ans, n'avait [TRADUCTION] « pas contribué à résoudre les problèmes sociaux et économiques et les problèmes de délinquance liés aux drogues…La guerre à la drogue aux États-Unis est loin d'être un succès. Maintenant plus que jamais, les drogues posent des problèmes d'une ampleur considérable. »

À titre d'indicateur des limites de la stratégie de réduction de l'offre, la commission présidentielle (1986, p. 429) a qualifié de succès un taux d'interdiction estimatif de 10 %, obtenu en 1983. Même si l'on pouvait augmenter ce taux, la production de coca de l'Amérique latine pourrait être haussée en conséquence. Malgré certaines saisies de drogues retentissantes dans le Sud de la Floride dans les années 1980, les inspecteurs des douanes ne peuvent inspecter qu'une infime proportion des sept millions de conteneurs d'expédition débarqués chaque année aux États-Unis (Shannon, 1988, p. 410). En 1992, le service des douanes américain a procédé à l'inspection complète de seulement 13 % des conteneurs provenant de pays producteurs ou ayant transité dans de tels pays (US General Accounting Office, 1994, p. 5). Même si les douaniers pouvaient inspecter chaque conteneur débarqué dans un port américain en provenance de l'Amérique du Sud, les trafiquants pourraient encore acheminer de la cocaïne et d'autres marchandises de contrebande par des voies terrestre à partir du Mexique. L'inspection de chaque camion à la frontière mexicaine paralyserait le commerce et provoquerait des retards qui entraîneraient la perte des chargements de fruits et de légumes. Les deux tiers de toute la cocaïne qui entre aux États-Unis sont introduits à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, dissimulés dans des chargements de marchandises (US General Accounting Office, 1994, p. 5). Pour ce qui est de la lutte contre le trafic de stupéfiants par la voie des airs, seulement 5 % des avions qui pénètrent dans l'espace aérien du Sud-Ouest des États-Unis sont interceptés (Shannon, 1988, p. 419).

Le General Accounting Office des États-Unis (1994, p. 1) a affirmé sans ménagements : [TRADUCTION] « Malgré les différentes mesures de lutte prises par le gouvernement américain, l'Amérique centrale continue d'être un important point de transbordement des chargements de cocaïne à destination des États-Unis. Les éléments de preuve dont nous disposons portent à croire que l'offre de drogues entrant aux États-Unis via l'Amérique centrale demeure à peu près ininterrompue. » Dans son rapport, le GAO affirme que, bien souvent, les pays d'Amérique centrale ne disposent pas des ressources ni de la capacité institutionnelle nécessaires pour s'attaquer aux nouveaux modes de trafic de stupéfiants. De plus, les trafiquants de drogue ont pris l'habitude de modifier leurs itinéraires, leurs modes de transport et de dissimulation et le moment de l'introduction clandestine de leurs marchandises pour s'adapter aux mesures de lutte (Reuter, Crawford et Cave, 1988).

Malgré les problèmes liés à la lutte contre les drogues, une analyse économétrique commandée par le service des douanes américain (Godshaw, Koppel et Pancoast, 1987) a révélé que les stratégies d'interception sont plus rentables que les enquêtes antidrogue internes, étant donné qu'elles mènent à la saisie de plus grandes quantités de marchandises prohibées. En 1986, chaque dollar investi dans la lutte générait plus de sept dollars (valeur au détail) de cocaïne et de marijuana saisies, tandis qu'un dollar investi dans une enquête ne générait qu'un peu plus de trois dollars de marchandises saisies. L'interception à la frontière présente aussi l'avantage de réduire les coûts sociaux liés à la drogue, puisque les substances interceptées ne génèrent pas les problèmes sociaux et les problèmes de santé liés à la distribution et à la consommation de drogues. Dans le cadre de cette étude, les auteurs ont aussi constaté qu'une augmentation de 10 % des dépenses en matière d'application de la loi provoque une hausse du coût des drogues illicites qui entraîne une diminution de la consommation de marijuana de l'ordre de 4 % et une diminution de la consommation de cocaïne de l'ordre de 2,4 %. Bien que le coût puisse influer sur les taux de consommation, d'autres études indiquent qu'il n'y a aucune corrélation entre la consommation et la disponibilité, ce qui tend à discréditer l'approche axée sur la réduction de l'offre (Jonas, 1999, p. 127).

Moore (1990, p. 148) soutient que les mesures d'application de la loi visant à faire échouer les transactions illicites et à paralyser les réseaux de trafiquants sont peut-être plus utiles que les mesure d'interception et de lutte comme stratégies de réduction de l'offre. Cet auteur (1990, p. 152) ajoute que [TRADUCTION] « l'on doit absolument améliorer les capacités de mesurer non seulement l'impact de la stratégie de réduction de l'offre, mais aussi ses modalités de fonctionnement. Sans de telles observations aptes à fournir des preuves de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas, on ne pourra améliorer ni nos connaissances ni notre rendement. »

4.17 Renforcement de la réglementation et constitution de sociétés d'intérêt public

Un renforcement de la réglementation et des mesures d'application de la loi dans différentes industries est susceptible de les rendre moins vulnérables à l'infiltration par des groupes de criminels organisés. Par exemple, à une certaine époque, le crime organisé était solidement enraciné dans l'industrie de la manutention des déchets dans les États de New York et du New Jersey (Carter, 1996 1997, p. 32). L'avènement de la réglementation environnementale a entraîné une hausse importante du coût de l'élimination des déchets, ce qui a incité les entreprises à faire affaire avec ceux qui étaient en mesure de fournir de tels services au rabais. Des associations de malfaiteurs ont étendu leurs activités dans les domaines de la manutention des déchets solides et des déchets dangereux pour répondre à ce désir des entreprises d'externaliser leurs responsabilités et de minimiser leurs coûts dans ce domaine.

Il y a toujours eu une réticence généralisée, tant de la part des autorités de réglementation que de la part des personnes et des entités réglementées, à traiter les crimes contre l'environnement comme de véritables crimes. Les sanctions pénales sont généralement considérées comme un dernier recours. L'observation volontaire et les sanctions civiles ou administratives ont constitué les mesures habituelles de répression des crimes contre l'environnement (Carter, 1996 1997, p. 28). Cependant, des systèmes de réglementation laxistes ont mené à la détérioration de l'environnement, et un auteur affirme que des sanctions inadéquates contribuent probablement à intensifier les activités du crime organisé plutôt qu'à les freiner (Reuter, 1987).

L'analyse effectuée par Carter (1996 1997) relativement aux industries de la manutention et de l'élimination des déchets permet de tirer quelques leçons en ce qui a trait à la réglementation. Il faut trouver un juste milieu entre une réglementation inadéquate et sa prolifération inutile, étant donné que cette dernière risque d'entraver l'activité industrielle. Carter affirme que la réglementation doit être complète, et ce, afin d'éviter de laisser des brèches qui pourraient être exploitées par des entrepreneurs peu scrupuleux. L'État de New York, par exemple, a permis l'enfouissement de matériaux de construction sur le terrain du propriétaire foncier sans exiger de permis. Les groupes de criminels organisés ont profité de cette situation pour enfouir des déchets toxiques avec des décombres de démolition, à l'insu des propriétaires fonciers.

Carter ajoute qu'il faudrait conférer aux responsables de l'application de la loi et aux autorités de réglementation des pouvoirs plus importants pour la révocation définitive de permis, licences et autres privilèges liés à l'exploitation d'une entreprise dans un secteur donné. En outre, il soutient qu'il faudrait hausser les amendes imposées en cas de violation délibérée des lois environnementales et que les responsables de l'application de la loi devraient être pourvus de ressources adéquates.

Les réformes réglementaires dans plusieurs domaines illustrent le potentiel d'une telle approche. Lorsque Rudolph Giuliani, ancien procureur fédéral américain connu pour son zèle dans la lutte contre le crime organisé devant les tribunaux, est devenu maire de la ville de New York, celle-ci a rapidement entrepris d'utiliser son pouvoir de délivrance de permis pour chasser les entreprises de déchargement viciées du marché du poisson de la rue Fulton (Jacobs et Gouldin, 1999, p. 175). L'administration Giuliani a aussi utilisé ses pouvoirs de réglementation et de délivrance de permis pour libérer le Festin de San Gennaro, une des plus célèbres foires en plein air de New York, de l'emprise du crime organisé. L'organisation dominée par le crime organisé qui, pendant de nombreuses années, avait vu à la préparation et au déroulement du festival et l'avait exploité à son profit, a été remplacée par une organisation n'ayant aucun lien avec le crime organisé et par le diocèse catholique romain (Jacobs et Gouldin, 1999, p. 175).

Sous Giuliani, le conseil municipal de New York a aussi créé la Trade Waste Commission (TWC) afin de retirer au crime organisé le contrôle de l'industrie de la manutention des déchets et de rétablir la concurrence (Jacobs et Gouldin, 1999, p. 175). Les cadres dirigeants de cette commission comprenaient des procureurs et des détectives de police expérimentés dans le domaine des enquêtes et des poursuites visant le crime organisé. La TWC a été autorisée à délivrer des permis à des compagnies de roulage, et les individus qui avaient un casier judiciaire ou des liens connus avec le crime organisé ou avec le cartel dominé par la pègre se sont vu refuser des permis. La TWC a aussi cherché à renforcer la position du client en établissant des taux maximums, en réglementant la durée des contrats et en informant les clients au sujet de leurs droits.

Jacobs et Gouldin (1999, p. 176) louent sans réserve les réalisations accomplies grâce à cette initiative réglementaire, qui a permis d'arracher au crime organisé le contrôle d'une industrie qui était devenue très viciée :

[TRADUCTION] La TWC a connu des succès remarquables. En chassant les entreprises viciées du secteur tout en protégeant les clients contre l'exploitation, elle a permis à de nouvelles compagnies (sans liens avec le crime organisé) de faire leur apparition…Pour la première fois de l'histoire, des compagnies nationales d'enlèvement de déchets sont entrées dans le marché de la ville de New York. En outre, les coûts de l'enlèvement des déchets ont considérablement baissé (de 30 % à 40 % au cours des deux premières années, d'après des estimations récentes)… Ainsi, les organisations criminelles familiales de la Cosa Nostra de New York doivent composer avec la perte d'une source de revenus et d'un réseau d'influence importants.

Un autre moyen de se débarrasser des cartels dominés par le crime organisé, truquages d'offres et autres pratiques anticoncurrentielles consiste à créer des sociétés d'intérêt public qui perturbent les ententes illégales en faisant concurrence aux parties à ces ententes (Goldstock, 1994, p. 436).

Indépendamment de l'approche retenue (renforcement de la réglementation ou création de sociétés d'intérêt public), la question demeure pour les évaluateurs de savoir si la perturbation de ces cartels occasionne une perte nette pour le crime organisé ou si les associations de malfaiteurs refont tout simplement surface dans d'autres domaines ou industries. Bien que les exemples de renforcement de la réglementation mentionnés ci-dessus paraissent de très bon augure, il faudrait procéder à des évaluations complètes des incidences potentiellement néfastes d'une réglementation additionnelle dans un secteur donné.

4.18 Légalisation ou décriminalisation de certains biens et services

Plutôt que de renforcer la réglementation, la décriminalisation de certains biens et services fournis par des réseaux criminels contribuerait peut-être à réduire la demande sociale en biens et services qui font la fortune du crime organisé. Les produits et les services décriminalisés pourraient tout de même être réglementés (Kenney et Finckenauer, 1995, p. 197).

Par exemple, plusieurs arguments ont été avancés en faveur de la décriminalisation de la possession de divers psychotropes. Les ressources substantielles consacrées à la lutte antidrogue pourraient être employées à d'autres fins (p. ex., le traitement) et l'on parviendrait peut-être ainsi atténuer les dommages à la santé et les dommages sociaux (y compris la criminalité) liés au caractère illicite de l'héroïne et d'autres substances. La lutte antidrogue n'est pas seulement onéreuse; il a aussi été démontré qu'elle est d'une efficacité discutable pour réduire l'offre (Lyman et Potter, 1991, p. 325).

De plus, certains soutiennent que l'approche actuelle fait monter les prix des stupéfiants et à donc pour effet de subventionner les trafiquants de drogue plutôt que de leur nuire (Dennis, 1990). La prohibition aux États-Unis dans les années 1920 et 1930 a transformé les organisations criminelles, jusqu'alors petits commerçants du vice, en de puissantes associations de malfaiteurs bénéficiant de relations politiques, jouissant d'une respectabilité née du fait qu'elles servaient au public l'alcool qu'il désirait, et disposant de réseaux de distribution de marchandises de contrebande à grande échelle (Lyman et Potter, 1991, p. 323). Sans les profits considérables du trafic de stupéfiants, les organisations criminelles ne seraient peut-être plus viables, bien que certaines observations portent à croire qu'elles pourraient se tourner vers d'autres activités. En Colombie, par exemple, la pression exercée sur les cartels de la drogue a mené certains de leurs hommes de main à se recycler dans les enlèvements, ce qui a fait monter en flèche la fréquence de ce type de crime (Abadinsky, 1994, p. 512). De plus, la légalisation dans un pays donné n'aurait aucune incidence sur la demande de substances illicites dans d'autres pays (commission présidentielle américaine sur le crime organisé, 1986, p. 331). Ainsi, certains des grands cartels demeureraient actifs.

La légalisation présente comme principal inconvénient le risque de conduire à une augmentation de la consommation en raison de l'acceptabilité accrue et de la plus grande disponibilité de diverses substances. Une augmentation de la consommation pourrait être vue comme foncièrement indésirable et pourrait engendrer divers coûts sociaux, sanitaires et économiques (Abadinsky, 1994, p. 512-513;commission présidentielle américaine sur le crime organisé, 1986, p. 330-331). En outre, rien ne garantit que la légalisation grugerait nécessairement les profits du crime organisé. Par exemple, la prolifération des loteries administrées par les États aux États-Unis dans les années 1970 n'aurait apparemment eu aucune incidence sur les revenus des organisateurs de jeux clandestins (Reuter, 1984). Cela tient peut-être au fait que l'ampleur des activités de jeu et d'autres comportements qui ont fait l'objet de mesures de lutte n'est pas constante. Il se peut que la création d'entreprises d'État ne fasse qu'accroître la participation à de telles activités. En outre, la réglementation et la taxation des marchés de stupéfiants pourrait s'avérer un défi insurmontable. Par exemple, il y a tellement de sources étrangères et internes de marijuana qu'une bonne part de la production et de la distribution de cette substance demeurerait hors de portée des autorités de réglementation (Lyman et Potter, 1991, p. 324).