Rapport final du Groupe de travail fédéral-provincial-territorial spécial chargé d'examiner les politiques et les dispositions législatives concernant la violence conjugale
SECTION II : STRUCTURES ET MODÈLES
1. MÉCANISMES DE COORDINATION
i. Recherches et pratiques exemplaires
Les réformes qui ont été entreprises en vue d’améliorer les mesures d’intervention à prendre pour répondre à la problématique de la violence conjugale comportent plusieurs volets : élaboration et mise en œuvre de politiques favorisant l’inculpation et la poursuite, programmes de formation destinée aux professionnels de la justice pénale, programmes d’aide aux victimes et de défense de celles-ci, programmes d’intervention obligatoire auprès des conjoints violents, imposés par le tribunal, et initiatives de sensibilisation du public visant à véhiculer le message que la violence familiale est inacceptable.
Il est généralement reconnu qu’en raison de la nature et de la complexité du problème de la violence conjugale, les contrôles ou les sanctions juridiques ne constituent pas à eux seuls une réponse suffisante à ce phénomène. Les auteurs de plusieurs études ont conclu que les sanctions officielles (légales) sont plus efficaces lorsqu’elles sont accompagnées de contrôles sociaux informels et qu’elles sont affaiblies lorsque ces contrôles sont absents[112]. Il ressort par ailleurs des études qui ont été menées que les mesures extrajudiciaires (par exemple les programmes d’aide aux victimes et les programmes destinés aux conjoints violents), lorsque prises en dehors du cadre communautaire, produisent des résultats mitigés.
Les préoccupations que soulèvent le morcellement des modalités d’intervention en matière de violence conjugale et l’absence d’une vision commune et de l’obligation de rendre publiquement compte des résultats obtenus, ont entraîné la mise en place d’une réponse communautaire coordonnée. Les initiatives d’intervention communautaire sont des projets de défense des droits des victimes qui existent en dehors du système de justice pénale et qui sont dirigés par des organismes à but non lucratif : ils visent à améliorer et à coordonner les mesures institutionnelles prises en réponse à la violence conjugale au sein de la collectivité. Ils se caractérisent par :
- l’adoption d’une orientation commune axée sur la sécurité des victimes;
- l’établissement de politiques et de protocoles uniformes applicables aux organismes d’intervention;
- l’importance accordée au réseautage entre les fournisseurs de services;
- l’élaboration d’un système de contrôle et de suivi qui accentue l’imputabilité du système;
- la défense des droits des femmes victimes de violence dans le cadre du système de justice pénale et de la collectivité afin d’assurer la mise en place des infrastructures nécessaires;
- l’imposition de sanctions et la possibilité de réadaptation pour les conjoints violents;
- l’atténuation des torts causés aux enfants en raison de la violence faite aux femmes;
- l’évaluation des mesures communautaires coordonnées qui visent à assurer la sécurité des victimes et la responsabilisation du délinquant[113].
La Cour du district de Quincy, au Massachusetts, et le San Francisco Family Violence Project sont des exemples de projets de réforme axés sur le système de justice pénale. Parmi les éléments constitutifs de ce modèle, il y a lieu de mentionner les politiques favorisant l’inculpation et la poursuite, les programmes de probation étroitement surveillée prévoyant le traitement des agresseurs, le recours aux ordonnances d’interdiction, la défense des droits des victimes, les activités de formation et de prévention et la réforme des politiques gouvernementales[114].
Les comités de coordination servent de mécanismes de coordination entre les organismes concernés. Leurs représentants proviennent d’organismes communautaires, du gouvernement et des organismes chargés d’appliquer la justice pénale. À titre d’exemple, le San Diego Domestic Violence Council compte des représentants de plus de 200 organismes qui offrent des services aux victimes et aux contrevenants[115]. Les comités de coordination qui œuvrent à l’échelle de l’État jouent un rôle important en ce qui concerne les mesures d’intervention prises pour répondre à la violence familiale par le biais de l’évaluation du système judiciaire et du système social de même que de l’élaboration et de la planification de politiques.
Les recherches qui ont été menées sur les mesures d’intervention communautaire coordonnées ont produit des résultats prometteurs. On a fait état d’une hausse marquée du nombre d’inculpations et de poursuites réussies, de même que d’une augmentation du nombre d’hommes condamnés à suivre une thérapie dans la foulée de trois projets d’intervention communautaire lancés aux États-Unis[116]. L’adoption d’un protocole en matière de violence familiale comportant une politique favorisant l’arrestation et la poursuite, la défense des droits des victimes de même que des lignes directrices en matière de détermination de la peine qui prévoyaient le traitement obligatoire des agresseurs, s’est soldée par une baisse sensible de la récidive, baisse qui s’est maintenue au cours de la période de suivi de 18 mois.
Au Canada, les données d’évaluation démontrent qu’une stratégie intégrée a des incidences favorables sur l’efficacité du système de justice pénale. En Nouvelle-Écosse, les données de comparaison de l’efficacité du système de justice pénale avant et après la mise en place du cadre stratégique favorisant l’inculpation et la poursuite (qui comprenait des mesures de formation et de responsabilisation) ont démontré une amélioration marquée des principaux indicateurs de rendement comme les taux de mise en accusation, d’arrestation et de condamnation[117]. Dans une perspective d’intégration et de coordination, les Services correctionnels du Québec vérifient la cohérence des conditions imposées aux conjoints violents aux différentes étapes du processus judiciaire et correctionnel.
ii. Mécanismes de coordination dans les gouvernements au Canada
L’un des premiers modèles de coordination a été mis en œuvre à London (Ontario), lorsque les premières études techniques sur l’incidence des politiques d’inculpation et de poursuite ont été réalisées en sol canadien. La plupart des provinces et territoires canadiens ont mis sur pied des mécanismes de coordination en matière de violence conjugale à l’échelle locale et provinciale par le truchement de comités interministériels ou de comités interorga-nisationnels. On trouvera dans la section VI, sous-section 3, du présent rapport un aperçu des structures de coordination des différents gouvernements au Canada.
Plusieurs gouvernements ont signalé que leurs plus hauts dirigeants s’intéressent à la violence familiale, à preuve notamment les différents comités qui ont été constitués dont le Comité d’action sur la violence familiale du premier ministre de l’Île-du-Prince-Édouard (Premier’s Action Committee on Family Violence Prevention), le Comité des ministres de Terre-Neuve-et-Labrador (Committee of Ministers), le Comité interministériel de coordination en matière de violence conjugale, familiale et sexuelle du Québec, de même que le Groupe de travail ministériel du Nouveau-Brunswick sur la violence faite aux femmes. La plupart de ces gouvernements ont formé des comités interministériels composés de hauts fonctionnaires (et quelques fois de représentants de la collectivité) afin de promouvoir une approche pluridisciplinaire en matière de violence familiale. L’efficacité de ces structures varie selon les liens qui unissent les divers ministères et la priorité accordée à ces mesures dans le contexte global des programmes gouvernementaux.
Dans certains cas, on a mis en place des structures spéciales provisoires chargées de fournir des conseils au sujet de la mise en œuvre des nouveaux programmes ou des nouvelles stratégies. Ainsi, le Comité interministériel mixte sur la violence familiale en Ontario a remis son rapport quinquennal et a fourni des conseils sur l’adoption d’une stratégie provinciale d’intervention en matière de problème de la violence familiale. La Stratégie sur la violence familiale est un groupe interministériel de hauts fonctionnaires constitué pour surveiller la mise en application de certaines des recommandations du Comité. À la suite de leur mise en œuvre, les structures provisoires pourront être intégrées à des programmes pour assurer la poursuite des mesures de coordination.
Certains gouvernements ont créé un bureau spécial chargé de jouer un rôle de chef de file et de servir de centre de coordination des activités en matière de violence familiale. Ainsi, l’Alberta a créé en 1984 le Bureau de prévention de la violence familiale (Office for the Prevention of Family Violence), premier de son genre au Canada. Jusqu’en 2000, la Nouvelle-Écosse maintenait un projet interministériel et multidisciplinaire, l’Initiative de prévention de la violence familiale (Family Violence Prevention Initiative), qui bénéficiait des services d’un coordonnateur à plein temps; le groupe a été dissous par suite de restrictions budgétaires. Le modèle comprenait des comités ministériels de lutte contre la violence familiale, un comité de coordination gouvernement-collectivité, des comités locaux de coordination entre les organismes et un comité des sous-ministres sur la politique sociale, dont relevait l’Initiative, pour faciliter la coordination des politiques dans l’ensemble des secteurs. En Ontario, la Division des services aux victimes au ministère du Procureur général non seulement regroupe les services aux victimes qui étaient jusqu’alors offerts par divers ministères liés à la justice, mais coordonne également la Stratégie sur la violence familiale et les programmes qui y sont rattachés. Le Nouveau-Brunswick a établi, dans son bureau exécutif, une Direction des questions de la femme, chargé de coordonner la réponse du gouvernement aux 59 recommandations du Groupe de travail ministériel sur la violence faite aux femmes.
Presque partout au Canada, on a créé des comités régionaux ou locaux chargés de promouvoir la coordination des interventions communautaires. Ces comités sont habituellement formés de représentants du système de justice pénale et d’organismes communautaires et parfois de représentants d’autres secteurs, notamment du monde de l’enseignement, des services sociaux et de la santé, en vue de promouvoir la mise en place d’une intervention communautaire coordonnée.
iii. Éléments d’une stratégie d’intervention efficace
Dans son examen des mécanismes de coordination qui existent présentement dans les provinces et territoires canadiens, Carolyn Marshall formule les observations suivantes :
[Traduction] La coordination doit intervenir à tous les niveaux pour être efficace. Il faut également affecter du personnel pour faire le travail et s’engager à consacrer les ressources nécessaires pour exécuter les activités. Ces organismes chargés d’assurer la coordination ont besoin d’un mandat qui repose sur un véritable engagement de la part des hauts dirigeants et qui soit assorti de mesures de contrainte. Travailler en collaboration exige beaucoup de temps, mais pas plus que ne le requièrent les ressources consacrées à des politiques, des programmes et des systèmes de prestation de services inefficaces. La coordination est difficile en partie parce que, par définition, elle recouvre un ensemble de disciplines professionnelles et de ministères, et ce, indépendamment de toute hiérarchie. Le plus souvent, la coordination suppose des responsabilités, mais ceux qui l’exercent ne disposent malheureusement pas des pouvoirs nécessaires à son succès. Les mécanismes d’imputabilité sont faibles s’ils ne sont pas appuyés par les hauts dirigeants d’un grand nombre de ministères et par des intervenants. Lorsque la coordination fonctionne bien, c’est en dépit de cet état de fait. Elle est habituellement le fruit d’efforts déployés en vue de créer un climat de collaboration et de confiance[118].
Ces réflexions sur la nécessité de conférer des pouvoirs à ceux qui exercent des responsabilités témoignent de l’importance que revêtent la constance et l’engagement des dirigeants. Ce sont des aspects fondamentaux indissociables.
Une intervention intégrée efficace exige un leadership et une bonne coordination des initiatives gouvernementales de lutte contre la violence familiale, avec les éléments qui suivent :
- l’autorité nécessaire pour façonner des politiques en vue d’obtenir un cadre stratégique coordonné et uniforme, applicable au sein de différents ministères;
- la représentation de tous les ministères concernés, et ce, au niveau de gestionnaires supérieurs pouvant influencer les politiques du ministère et ayant accès auprès du sous-ministre;
- les ressources nécessaires pour mettre en application un cadre stratégique coordonné;
- un cadre de responsabilité avec des mécanismes pour assurer le suivi du processus et faire rapport;
- une forme quelconque de représentation et de participation ou de partenariat avec les intervenants de la collectivité, en précisant bien les rôles des parties;
- des procédures visant à améliorer l’établissement de relations à tous les niveaux, entre tous les intervenants, et à promouvoir un sentiment de partenariat et une même vision basée sur une compréhension commune du problème;
- l’existence de tables intersectorielles locales;
- au niveau local, le soutien sur le terrain aux employés du gouvernement afin de mettre en application les politiques provinciales ou territoriales et de participer activement aux débats entre organismes pour créer des relations de travail constructives et pour trouver des solutions aux problèmes recensés;
- une fonction de gestion de cas conjointe entre les organismes afin d’élaborer des plans coordonnés pour les familles où la violence est un problème (c’est-à-dire des protocoles régissant l’échange de renseignements et la prestation de services, des rôles et des façons de travailler ensemble).
La coordination doit se faire dans l’ensemble des ministères et des secteurs d’activité concernés, de même qu’à des niveaux multiples (au niveau des politiques provinciales et des systèmes généraux de même qu’au niveau communautaire local, pour coordonner les services, déceler les besoins et les lacunes, trouver des solutions) et au niveau individuel (gestion de cas, mécanismes de consultation).
iv. Défis
On reconnaît de plus en plus la nécessité d’adopter une stratégie d’intervention coordonnée faisant appel au système de justice pénale, aux services sociaux et de santé mentale et à la population dans son ensemble[119]. Il n’est pas étonnant qu’on ait du mal à atteindre cet objectif. Il faut bien comprendre qu’on demande aux institutions de droit pénal d’établir, avec les organismes sociaux chargés de s’occuper des cas de violence familiale, des liens qu’on ne leur demande pas de créer pour d’autres types de crimes. Jusqu’à maintenant, l’objectif principal du système de justice pénale était la détection et la répression des actes criminels. Les réformes qui visent à donner plus de pouvoir aux victimes et à leur venir en aide ont pour effet de remettre en cause le système de justice, sa culture, son mode de fonctionnement et ses priorités. Toute ambiguïté sur les objectifs visés risque de susciter des difficultés d’ordre pratique pour les policiers et la Couronne[120].
Le défi auquel sont confrontés les gouvernements qui cherchent à adopter des modèles de coordination réside dans la difficulté de créer un modèle efficace et de l’assortir de pouvoirs et d’un appui suffisant pour réaliser des changements fondamentaux de manière à pouvoir coordonner leurs mesures d’intervention. Les gouvernements ne doivent se faire aucune illusion : la coordination et le partenariat ne sont pas faciles; ils demandent beaucoup de temps; et les différences qui existent en ce qui concerne les orientations et les priorités des divers ministères contribuent à augmenter les obstacles. Le défi le plus difficile à relever consiste toutefois à trouver des solutions durables au problème de la violence conjugale en l’absence de structure ou de modèle global coordonnés.
v. Recommandation
Force est de constater que les mesures isolées continueront à n’avoir que des effets limités tant que l’on n’adoptera pas une stratégie d’intervention globale applicable à un ensemble de secteurs d’activité. Il est acquis que le système de justice ne peut pas et ne devrait pas s’attaquer seul à ce problème. Les mesures fragmentaires vont continuer à entraîner un gaspillage des ressources déjà limitées, le double emploi, le manque de motivation chez le personnel concerné, les attentes déçues du public et, ce qui est encore plus déplorable, le risque que la protection des victimes soit compromise. Le manque de coordination altère la capacité du système de justice et des services sociaux, de santé et d’éducation d’enrayer le phénomène de la violence familiale et d’y réagir. Une approche et une intervention intégrées, globales et concertées procédant d’une vision commune constituent le moyen le plus prometteur de produire un effet de synergie et d’obtenir une réduction générale des comportements violents.
Coordination et collaboration intersectorielles
Le Groupe de travail recommande que les gouvernements appuient et renforcent, grâce à l’engagement de leurs hauts fonctionnaires, la coordination des initiatives en faveur d’une intervention auprès des victimes de violence familiale, tant au sein des ministères responsables de la justice qu’à l’extérieur de ceux-ci, de manière à assurer la participation des multiples intervenants gouvernementaux et communautaires. Les modèles de coordination peuvent varier d’un gouvernement à l’autre, mais tous devraient comporter les éléments clés d’une intervention efficace présentés ci-dessus.
2. TRIBUNAUX SPÉCIALISÉS DANS L'INSTRUCTION DES AFFAIRES DE VIOLENCE FAMILIALE
i. Recherches et pratiques exemplaires
Comme nous l’avons déjà souligné, les cas de violence familiale diffèrent de plusieurs façons par rapport aux autres cas de violence. Bon nombre d’observateurs, qu’ils fassent partie ou non du système de justice pénale, font valoir que, jusqu’à maintenant, les mesures d’intervention prises par la police, la Couronne et la magistrature ne suffisent pas à répondre aux besoins des victimes. Le système de justice pénale se penchait traditionnellement sur les incidents qui se produisaient entre inconnus et, comme on pouvait s’y attendre, l’introduction des relations familiales dans ce paradigme traditionnel n’est pas sans créer certaines difficultés. Les observateurs citent le taux élevé de victimes et de témoins qui se désistent ou qui hésitent à parler et l’effet relatif sur les délinquants et les victimes des dispositions qui sont prises à leur endroit. De plus, certains gouvernements craignent que les pressions systémiques exercées sur les tribunaux empêchent une instruction approfondie des affaires de violence familiale.
Les tribunaux spécialisés dans les affaires de violence familiale ont été créés pour permettre aux intervenants judiciaires qui sont au fait de la dynamique de la violence conjugale de tenir compte de la nature particulière de ces affaires. Des systèmes et des protocoles ont été élaborés pour favoriser la coordination au sein de l’appareil judiciaire et au-delà de ce cadre pour tenir compte de la problématique de la violence familiale dans un contexte de stratégies de gestion des cas élaborées spécialement en fonction de cette problématique.
Au Canada, plusieurs gouvernements ont constitué des tribunaux spécialisés chargés d’instruire les affaires de violence conjugale[121].
ii. Le Tribunal spécialisé dans les affaires de violence familiale de Winnipeg
En 1990, le Manitoba a mis sur pied à Winnipeg le premier tribunal canadien spécialisé dans les affaires de violence familiale. Voici les cinq éléments composant ce tribunal :
- une politique favorisant les arrestations fondée sur le principe de la « tolérance zéro »;
- un programme de défense des femmes et d’aide aux enfants victimes et/ou témoins de violence familiale;
- un service spécialisé de poursuites composé de onze procureurs de la Couronne;
- des salles d’audience réservées et des données spéciales concernant les causes mises au rôle et classées;
- une unité spéciale au sein du bureau de probation chargée d’offrir aux conjoints violents des programmes d’intervention ordonnés par le tribunal.
La mission du tribunal consiste à : (1) accélérer le déroulement des instances; (2) améliorer la collaboration des victimes et diminuer le taux d’abandon des poursuites; (3) prévoir des peines appropriées conçues de manière à protéger les victimes, par le biais notamment du traitement des conjoints violents et du suivi des contrevenants grâce à la probation sous surveillance[122]. Il semblerait, selon certains indices, que le tribunal ait atteint jusqu’à un certain point deux de ces objectifs. La durée moyenne des procès était de trois mois, et ce, en dépit d’une hausse marquée du nombre de dossiers traités. En ce qui concerne les peines infligées, le nombre de cas qui ont donné lieu à une probation sous surveillance a triplé et celui des affaires qui ont abouti à des peines d’emprisonnement a doublé, tandis que le nombre de cas résultant en une condamnation à une amende ou en une ordonnance de sursis a diminué au cours des deux premières années d’existence du tribunal. Dans le cas d’environ le quart des personnes condamnées, le tribunal a imposé un traitement (pour comportements violents).
Au cours des quatre premières années d’activité du tribunal, le nombre de cas de violence conjugale a connu une hausse spectaculaire (soit une augmentation de 229 % entre 1989 et 1993-1994) mais il a depuis atteint un palier. Le taux de sursis a augmenté sensiblement, passant de 22 % lors de la première année à 46 % en 1997, hausse qui serait attribuable, d’une part, au fait que ce n’est plus la police mais le ministère public qui décide maintenant s’il y a lieu de donner suite à une affaire et, d’autre part, à la politique qui, tout en insistant sur l’importance de ne pas hésiter à poursuivre les délinquants, confère au ministère public la faculté de ne pas donner suite à une affaire « aux dépens de la victime ». Un observateur qui s’est penché sur le rôle de ce tribunal spécialisé explique que « cette dualité et cette contradiction du mandat reflètent davantage la nature complexe de la violence familiale que l’ancienne norme simpliste selon laquelle succès correspond à condamnation[123] ». Certaines victimes devront ainsi avoir plusieurs contacts avec la justice avant de se sentir prêtes à témoigner et à considérer les tribunaux comme une ressource. D’autres observateurs se disent troublés par le taux de sursis élevé puisqu’en pareil cas le délinquant n’est pas tenu de rendre compte de ses actes, qu’il ne se retrouve pas avec un casier judiciaire et qu’il n’est pas obligé de suivre un traitement[124].
iii. Programme des tribunaux de l’Ontario pour l’instruction des causes de violence familiale
L’Ontario a adopté à l’échelle de la province une Stratégie judiciaire de lutte contre la violence familiale en réponse à l’enquête du coroner dans l’affaire May-Iles et aux recommandations formulées en 1999 par le Comité mixte sur la violence familiale.
Au début de 1997, l’Ontario a mis à l’essai à Toronto deux tribunaux spécialisés dans les affaires de violence familiale : le premier à North York (un modèle d’intervention rapide) et le second au centre-ville de Toronto (un modèle de poursuites coordonnées). En 1997-1998, ces projets pilotes ont été étendus à six autres collectivités, puis les modèles ont ensuite été combinés dans toutes les localités concernées. Ces tribunaux visent les objectifs suivants : (1) intervenir tôt dans les situations de violence familiale; (2) fournir un meilleur soutien aux victimes de violence familiale tout au long du processus de justice pénale; (3) assurer une poursuite plus efficace des causes de violence familiale; (4) tenir les délinquants responsables de leurs actes.
L’approche qui fonde ces deux modèles a depuis été adopté par les 16 grands centres qui ont mis en place le projet de tribunal spécialisé :
- un modèle d’intervention précoce (axé sur l’accès précoce de l’accusé à un traitement) dans le cas des délinquants qui n’ont jamais été condamnés pour une infraction de violence familiale, qui n’ont pas utilisé d’arme lors de la perpétration de leur infraction, et qui n’ont pas causé de blessures graves à la victime);
- un modèle de poursuites coordonnées axé sur la collecte d’éléments de preuves solides permettant d’intenter des poursuites vigoureuses.
Le premier modèle, souvent utilisé dans les cas où la victime et l’accusé expriment le désir de se réconcilier, permet à l’accusé de plaider coupable et d’être condamné, comme condition de sa remise en liberté sous caution, à s’inscrire à un programme d’intervention auprès du conjoint violent. Un procureur de la Couronne affecté aux affaires de violence familiale examine le cas pour déterminer si l’accusé est admissible à ce programme. Les personnes chargées d’appliquer le programme d’aide aux victimes et aux témoins conseillent la victime, lui fournissent des renseignements et la dirigent vers des ressources communautaires. Une fois que le délinquant a suivi avec succès le programme d’intervention auprès des conjoints violents, le responsable du programme fait rapport au ministère public. Si ce rapport est jugé satisfaisant, il peut être considéré comme une circonstance atténuante lors de la détermination de la peine. Le ministère public recommande habituellement une absolution sous condition. Si l’accusé ne réussit pas le programme, il est présumé avoir violé toutes les conditions de sa liberté sous caution et son cas peut alors être déféré aux services de poursuites coordonnées.
Le modèle des services de poursuites coordonnés est axé sur la collecte d’éléments de preuve visant à corroborer le témoignage de la victime (par exemple : enregistrement des appels au service d’urgence 911, photographies des blessures ou des dommages, rapports médicaux, dépositions des témoins, déclarations de la victime recueillies sur bande audio ou vidéo).
En février 2000, environ 4 500 personnes avaient été traduites devant ces tribunaux : 76 % des causes avaient été traitées par les services de poursuites coordonnées et 24 % par les services d’intervention rapide. De ce nombre de personnes, 69 % ont été reconnues coupables (72 % à l’étape de l’intervention rapide, 68 % à l’étape des poursuites). Dans l’ensemble, il y a eu abandon des poursuites dans 22 % des cas[125].
Une évaluation des 16 à 18 premiers mois d’existence du Programme de tribunaux pour l’instruction des causes de violence conjugale a été effectuée par la firme Moyer and Associates[126]. Les auteurs de l’étude ont comparé des cas de violence familiale dans six localités où sont situés ces tribunaux spécialisés à un échantillon de cas analogues jugés dans les six mêmes localités au cours de la période antérieure au projet[127]. Par ailleurs, des victimes de violence familiale ont été interrogées à Kingston et à Barrie pour déterminer si les services fournis et l’attitude des victimes de ces localités différaient de ceux des victimes visées par le projet de tribunaux spécialisés. Les auteurs de l’étude ont précisé que leurs conclusions donnaient un aperçu du premier fonctionnement des modèles en question et qu’elles n’étaient peut-être pas représentatives de leur fonctionnement à plus long terme.
Dans chacune des localités concernées, on a constaté qu’on avait réussi à recueillir un plus grand nombre d’éléments de preuve et que les enquêtes policières s’étaient améliorées, du moins jusqu’à un certain point. Dans la plupart des localités, les délais d’instruction des causes ont sensiblement diminué. Comme tous les participants du programme d’intervention rapide ont plaidé coupable, la proportion de plaidoyers de culpabilité a augmenté sensiblement dans ces localités par rapport à la période antérieure. Les résultats étaient mitigés dans les localités offrant des services de poursuites coordonnées. Alors qu’on s’attendait à ce qu’une plus grande proportion de contrevenants soient dirigés vers des programmes spécialisés destinés aux conjoints violents, aucune preuve concluante n’a été avancée en ce sens.
Dans les localités où les services d’intervention rapide ont été mis en œuvre, la plupart des victimes ont rencontré le procureur de la Couronne ou un représentant du Programme d’aide aux victimes et aux témoins peu de temps après l’incident. Dans les autres localités relevant des services de poursuites coordonnées, les victimes n’étaient pas mieux préparées à témoigner que les victimes des localités de comparaison. Toutefois, 60 % de celles qui ont témoigné ont déclaré qu’elles avaient été suffisamment préparées. Les victimes relevant des services d’intervention rapide étaient beaucoup plus susceptibles d’être satisfaites de l’issue des causes que les autres victimes (80 % se sont déclarées satisfaites). Dans l’ensemble, les victimes se sont réjouies de ce que leur conjoint violent soit condamné à suivre un traitement au lieu d’être marqué du sceau de l’infamie en raison de l’existence d’un casier judiciaire. Dans les localités desservies par les services de poursuites coordonnées, la satisfaction exprimée par les victimes au sujet de l’issue des causes oscillait entre 42 % et 64 %. Il y a peu de différences en ce qui concerne la perception des victimes au sujet de l’équité du traitement, l’aide offerte et la sécurité entre les victimes visées par le projet et celles provenant des localités utilisées aux fins de comparaison. Dans toutes les localités, la plupart des victimes ont estimé qu’elles avaient été traitées équitablement et qu’elles avaient reçu une aide adéquate.
Dans l’ensemble, il y a eu un nombre moins élevé que prévu de renvois à des projets d’intervention directe. Les évaluateurs ont émis l’hypothèse qu’il y a peu d’intérêt à participer à ce genre de programme parce que les délinquants se voyaient la plupart du temps condamnés à une absolution sous condition avant que le projet ne soit implanté et que, dans la moitié des cas, les accusations étaient retirées, suspendues ou rejetées. Dans les localités desservies par les services de poursuites coordonnées, on s’inquiétait du fait que, les dossiers étant suivis par plusieurs procureurs de la Couronne, on ne pouvait assurer la continuité. Le taux de renvoi des conjoints violents à des programmes de traitement destinés aux hommes était inférieur aux prévisions et le taux de réussite des participants à ces programmes oscillait entre 54 % et 91 %.
La nécessité de consacrer davantage de ressources aux diverses composantes du système de justice et aux organismes communautaires offrant des services aux victimes et aux contrevenants a été soulignée, de même que le besoin d’une formation accrue. Les évaluateurs ont recommandé une meilleure coordination entre tous les secteurs du système de justice chargés d’intervenir à l’égard de la violence familiale dès les premières étapes de planification des tribunaux pour l’instruction des causes de violence familiale et pendant toute la durée de leur mise en œuvre. Les évaluateurs ont finalement souligné la nécessité d’instaurer de meilleurs mécanismes de reddition de comptes pour assurer un suivi des contrevenants et pour garantir la sécurité des victimes.
Il y a lieu de souligner qu’on a donné suite à bon nombre des conclusions et des recommandations du rapport Moyer, depuis sa publication, au fur et à mesure que le projet de tribunaux spécialisés pour l’instruction des causes de violence conjugale a poursuivi son implantation sur le reste du territoire ontarien.
Les ministères responsables de la justice en Ontario ont mis sur pied le Comité provincial de surveillance du sous-ministre adjoint chargé de faciliter la résolution des problèmes intersectoriels; d’accorder plus de ressources aux procureurs de la Couronne, au Programme d’aide aux victimes et aux témoins et aux programmes d’intervention auprès du conjoint violent; d’établir un plan de formation destiné à toutes les composantes de la justice et aux partenaires en matière de justice; d’instaurer de meilleures politiques et une meilleure procédure; et de déterminer une combinaison des meilleurs éléments des modèles d’intervention rapide et de services de poursuites coordonnées pour créer un seul modèle de programme.
Jusqu’à ce jour, 20 localités ont adopté un modèle de tribunal spécialisé chargé d’instruire les affaires de violence familiale. L’Ontario s’est engagé à étendre ce modèle à l’ensemble de son territoire. Chacun des 54 ressorts judiciaires comptera soit un tribunal spécialisé doté d’un personnel chargé de s’occuper des affaires de violence familiale, soit une « procédure spéciale » permettant de traiter ces affaires. Indépendamment de leur taille, tous les ressorts seront dotés d’une procédure spéciale caractérisée par les éléments suivants :
- un comité consultatif chargé de seconder le travail du tribunal spécialisé dans les affaires de violence familiale (Comité consultatif du tribunal spécialisé dans les affaires de violence familiale);
- des interprètes pour aider ceux qui ne parlent ni le français ni l’anglais à communiquer avec la police, le procureur de la Couronne et le personnel chargé du soutien aux victimes;
- l’amélioration des techniques d’enquête policières (notamment par l’utilisation d’un mécanisme d’évaluation du risque);
- un personnel désigné du Programme d’aide aux victimes et aux témoins spécialement formé pour donner de l’aide et de l’information aux victimes;
- des procureurs de la Couronne désignés, spécialement formés dans les poursuites en matière de violence familiale, assurant un processus uniforme et continu;
- des programmes de counseling spéciaux destinés aux conjoints violents;
- une procédure spéciale destinée à accélérer l’examen des cas et à assurer la coordination des services.
Dans les localités rurales de petite ou moyenne taille, ces éléments pourront être mis en place différemment selon le volume des dossiers et la taille du gouvernement. Ainsi, au lieu de recourir à un personnel désigné ou une salle d’audience spéciale, on fournira un personnel spécialement formé.
iv. Option de traitement en matière de violence familiale au Yukon
La Cour territoriale du Yukon a commencé à offrir en 2000 l’OTVF, c’est-à-dire « l’option de traitement pour violence familiale » (domestic violence treatment option). Ce programme vise les objectifs suivants : (1) encourager le signalement des incidents de violence familiale; (2) permettre une intervention rapide; (3) responsabiliser véritablement les délinquants; (4) réduire le taux de procès qui n’aboutissent pas; (5) offrir une option de traitement aux délinquants sous l’étroite surveillance du tribunal et de professionnels; (6) offrir une protection et un appui aux plaignants.
Le fonctionnement de l’option de traitement repose sur les principes suivants.
- La violence familiale est un comportement acquis qui peut être modifié.
- Les délinquants doivent assumer la responsabilité de leurs actes et en être tenus responsables, tout en bénéficiant de services de counseling.
- Une intervention rapide par une équipe pluridisciplinaire est essentielle.
- Une aide doit être offerte aux victimes et aux membres de leur famille dès le début et en tout temps par la suite.
- Des programmes communautaires, des services de counseling et la supervision constituent des mesures plus efficaces que l’incarcération pour traiter ce type de comportement.
Les séances d’OTVF ont lieu un après-midi toutes les deux semaines. À la suite du dépôt d’une accusation de violence familiale, le prévenu qui accepte sa responsabilité peut demander de participer à l’OTVF. L’affaire est ajournée pour deux semaines, le temps de permettre aux conseillers du Programme d’aide aux conjoints violents de procéder à une évaluation. S’il est jugé admissible à un accompagnement psychologique dans le cadre du Programme d’aide et qu’il choisit de se soumettre à la procédure du tribunal avec option de traitement, le prévenu plaide officiellement coupable. Si le tribunal le lui ordonne, le prévenu s’inscrit ensuite au traitement (qui peut comprendre un volet pour alcooliques et toxicomanes). S’il n’est pas admissible, le prévenu est déféré aux tribunaux de droit commun. Les récidivistes sont admissibles à ce processus.
Au cours du traitement, l’intéressé comparaît chaque mois devant le tribunal pour rendre compte de ses progrès. Lors de cette séance de compte rendu, la victime tient également le tribunal au courant de l’évolution de sa situation. Une fois franchie l’étape du Programme d’aide aux conjoints violents, le conseiller soumet à l’accusé, à l’avocat de la défense, au procureur de la Couronne et au tribunal un rapport écrit sur l’évolution du cas. Le juge chargé de déterminer la peine examine le rapport et impose une peine qui tient compte à la fois des progrès accomplis par le délinquant et des questions de sécurité, de prévention de la récidive et d’accompagnement psychologique à venir.
Des personnes ressources comme les agents de probation, les conseillers du Programme d’aide aux conjoints violents et le personnel des services aux victimes participent régulièrement aux séances du tribunal avec option de traitement pour offrir leur aide. Un soutien est offert aux victimes sous forme d’aide en matière de planification de sécurité, de renvoi à des conseillers psychologiques pour les victimes et leurs enfants, de compte rendu sur les progrès du délinquant, d’accompagnement au tribunal et d’aide à la rédaction d’une déclaration de la victime.
Les fonctionnaires qui s’occupent du programme OTVF estiment que celui-ci est efficace parce que les affaires sont traitées rapidement et que les délinquants sont inscrits dès le début aux divers volets de ce processus. Le programme prévoit un suivi continu et une reddition de comptes au tribunal et à la victime. Bien que le processus soit supervisé par le juge, un comité directeur (composé de représentants de groupes communautaires et de professionnels de la justice) influence l’orientation du programme de façon permanente. Un processus d’évaluation de trois ans a été mis en place.
Certains s’inquiètent du fait qu’on reporte le prononcé de la sentence jusqu’à un an après la fin du programme de traitement, compte tenu de l’article 720 du Code criminel[128]. Cette question est présentement soumise à l’examen d’un groupe de travail fédéral-provincial-territorial sur la détermination de la peine.
v. Le Tribunal chargé d’instruire les affaires de violence familiale de Calgary
Le Tribunal chargé d’instruire les affaires de violence familiale de Calgary (Calgary Domestic Violence Courtroom), maintenant connu sous le nom de HomeFront,a été constitué en 2000 dans le cadre d’un projet pilote de quatre ans[129]. Le Tribunal siège chaque matin et agit comme tribunal d’audience des remises : les procès ont lieu dans d’autres salles d’audience. Ce tribunal a pour mandat de réduire la violence conjugale tout en permettant aux victimes comme aux délinquants de se mettre plus rapidement en rapport avec les services spécialisés.
Une conférence préparatoire réunit les procureurs de la Couronne, les avocats de la défense, les agents de probation, les agents chargés des cas au tribunal et des policiers. Le but de cette conférence est de coordonner les renseignements pertinents à soumettre au tribunal. Des policiers de première ligne et des agents de la Domestic Conflict Unit de la police de Calgary procèdent à une évaluation des risques. Les agents chargés des cas au tribunal entrent en communication avec la victime immédiatement après l’arrestation du prévenu et lui offrent une gamme de services d’aide, notamment en tenant la victime au courant de l’évolution du cas et en l’informant de tout changement, en l’accompagnant au tribunal, en faisant valoir son point de vue lors de la conférence préparatoire, en l’informant de l’évaluation des risques et des mesures de sécurité et en l’orientant vers des ressources communautaires. Un service spécialisé appelé Community Corrections Probation Unit surveille les délinquants qui bénéficient d’une probation dans environ 75 % à 80 % des cas, en mettant l’accent sur la sécurité de la victime et la responsabilisation du délinquant. L’accent est mis sur l’accès rapide (dans les 48 heures) à un traitement imposé par le tribunal et à un meilleur accès à des programmes qui sont adaptés sur le plan culturel.
Des protocoles ont été mis au point en collaboration avec 52 organismes, dont des hôpitaux, des maisons d’hébergement, des organismes autochtones et des services de protection de l’enfance (il y a renvoi à qui de droit chaque fois que des enfants sont en cause).
On s’est quelque peu écarté du plan initial. À l’origine, deux juges devaient être affectés à ce tribunal et se relayer pour des périodes de six mois. L’idée a été abandonnée dès le début du projet et les juges sont affectés sélectivement à la présidence des audiences. La charge de travail des agents de probation qui vérifient si les contrevenants respectent les conditions de leur libération conditionnelle est plus lourde que prévu et il n’a pas été possible de confier tout le travail à un seul agent désigné.
Les coordonnateurs de l’initiative maintiennent que le tribunal lui-même ne constitue qu’un aspect du programme et que l’élément clé est le lien solide qui existe entre le système judiciaire et le large éventail de services sociaux qui sont offerts à la population. L’initiative engage l’ensemble de la collectivité et a même reçu des dons de certaines entreprises.
Des données recueillies pour la période de deux mois couvrant les mois de mai et de juin 2001 indiquent que, sur les 140 délinquants dont le cas a été résolu au cours de cette période, 19 % ont plaidé coupable, 34 % ont bénéficié d’un abandon des poursuites en contrepartie de leur engagement de ne pas troubler l’ordre public, et 46 % ont plaidé coupable et ont subi leur procès. Les cinq mesures les plus fréquentes au tribunal de Calgary étaient, dans l’ordre, l’engagement de ne pas troubler l’ordre public (66 %), la probation sous surveillance (22 %), l’abandon des poursuites (15 %), la condamnation avec sursis (12 %) et l’incarcération (11 %). Parmi les conditions assortissant les ordonnances de probation et les engagements de ne pas troubler l’ordre public, le traitement du délinquant était la plus fréquente (dans 86 % des cas). L’interdiction de communiquer avec la victime était une condition dans 18 % des cas. Les agents chargés des cas au tribunal n’ont pas été en mesure de communiquer avec 34 % des victimes adultes et seulement 10 % ont été contactées avant le procès. Cette situation a indéniablement influencé les mesures prescrites par le tribunal. Les agents ont orienté les victimes vers divers services, surtout vers des maisons d’hébergement (voir les résultats de l’évaluation du projet pilote HomeFront et les fiches de renseignements).
Il ressort d’une fiche de renseignements qu’entre la date à laquelle le tribunal a commencé ses activités, le 29 mai 2000, et le 19 avril 2002, il y a eu une hausse marquée du nombre d’accusations portées, d’ordonnances de probation et de traitements imposés par le tribunal. Les affaires de violence familiale représentent entre 40 % et 50 % des dossiers de probation à Calgary. Au cours de cette période, 62 % des cas ont été traités par le tribunal, qui s’est prononcé sur des engagements de ne pas troubler l’ordre public (39 % des cas) et sur des plaidoyers de culpabilité (23 % des cas). Un examen de 878 dossiers de probation (surveillance étroite) révèle que 171 contrevenants (19 %) n’ont pas respecté les conditions de leur probation.
On recourt aux engagements de ne pas troubler l’ordre public lorsqu’on estime que les risques de récidive sont faibles et que les risques pour la sécurité de la victime sont, par conséquent, peu élevés; lorsque le délinquant est disposé à participer à un programme de counseling; et lorsque la victime souhaite une solution qui n’aura pas pour effet de créer un casier judiciaire pour l’accusé et qui permet son éventuelle réintégration au sein de la cellule familiale. Dans tous les cas, le délinquant doit accepter sa responsabilité à l’égard de l’infraction. La plupart des engagements de ne pas troubler l’ordre public sont assortis de certaines conditions, dont le traitement du délinquant et sa supervision par un agent de probation. Les délinquants qui s’engagent à ne pas troubler l’ordre public sont assujettis aux mêmes normes que ceux qui font l’objet d’ordonnances de probation et tout manquement donne lieu à des accusations en vertu de l’article 811 du Code criminel. Il ressort des données provisoires d’évaluation de ces mesures que les individus qui s’engagent à ne pas troubler l’ordre public ont un faible taux de récidive et qu’une telle mesure peut habituellement être obtenue dès le début de l’instance, de sorte que l’inscription rapide à une thérapie s’en trouve facilitée.
Nécessité de poursuivre les recherches et l’évaluation
Chaque gouvernement qui a constitué un tribunal spécialisé a aussi créé un processus d’évaluation pour en déterminer les répercussions. Malheureusement, les données antérieures et postérieures à la mise en œuvre recueillies au sujet de toutes ces mesures judiciaires sont très clairsemées, voire inexistantes dans de nombreuses provinces et de nombreux territoires, de sorte qu’il est difficile de procéder à des comparaisons valables.
RESOLVE, le centre de recherche sur la violence familiale qui regroupe les trois provinces des Prairies, a reçu une subvention de l’Alliance de recherche universités-communautés pour évaluer les mesures d’intervention judiciaires et communautaires prises pour répondre au problème de la violence familiale dans les provinces des Prairies. Une subvention de trois ans de 600 000 $ a récemment été versée dans le cadre de ce projet de collaboration entre les trois provinces. RESOLVE Alberta, qui se trouve à l’Université de Calgary, est l’établissement qui dirige ce projet. La recherche comporte trois principaux volets : la cueillette de données auprès des tribunaux, une comparaison de la législation civile des provinces concernées et le point de vue de la population au sujet des mesures d’intervention prises par le système de justice. Dans le premier cas, il s’agit notamment de comparer le mode de fonctionnement de divers tribunaux spécialisés (en l’occurrence Winnipeg et Calgary) avec celui de tribunaux non spécialisés (Edmonton, Saskatoon et Regina) et de cerner les différences et les similitudes qui existent au sujet de variables comme le taux de condamnation et les mesures d’exécution accrue des peines, la confiance et la participation des victimes, la sécurité des victimes, les services offerts et le renvoi pour consultation auprès de spécialistes, et la communication et la compréhension entre les organismes. On élaborera par ailleurs un guide destiné aux procureurs de la Couronne sur la jurisprudence en matière de violence familiale.
vi. Éléments d’une intervention efficace
Les tribunaux spécialisés en matière de violence familiale ont été créés en vue d’améliorer les mesures d’intervention prises par la justice pour répondre aux incidents de violence familiale en accélérant l’instruction des affaires, en augmentant le taux de condamnations, en coordonnant les programmes et les services offerts aux victimes et aux délinquants et, dans certains cas, en permettant aux policiers, aux procureurs de la Couronne et aux magistrats de se spécialiser en matière de violence familiale.
Suivant l’expérience vécue jusqu’à présent, il semble que les éléments essentiels d’un modèle réussi soient les suivants :
- des méthodes pour accélérer les cas;
- un service confidentiel, bien fondé et pertinent offert par des professionnels de la justice possédant une bonne formation;
- la coordination de l’intervention du système de justice pénale (politiques et pratiques);
- la coordination avec une gamme de fournisseurs de services;
- l’accès rapide au traitement pour les délinquants (pour tirer profit de la motivation des délinquants de changer et pour permettre une intervention plus immédiate);
- le suivi des délinquants pour s’assurer qu’ils respectent les conditions assortissant les sanctions significatives qui leur ont été infligées afin de les tenir responsables;
- l’accès au soutien, à de l’information et à un service de consultation pour les victimes;
- le suivi et l’évaluation des systèmes pour juger de leur efficacité et pour déterminer les secteurs nécessitant des modifications et des améliorations.
vi. Défis
La création de tribunaux spécialisés en violence familiale – ou même l’établissement de procédures judiciaires spécialisées – dans des régions éloignées ou dans des régions où le nombre de causes est faible, soulève des difficultés considérables. Il arrive souvent que les services accessoires, tels que les services d’aide aux victimes et d’intervention auprès des conjoints violents (qui sont essentiels au succès des tribunaux spécialisés), ne soient tout simplement pas offerts dans les petites localités.
Jusqu’ici, l’expérience montre que le principal obstacle à surmonter est l’allocation des ressources nécessaires pour affecter les services du personnel de la justice pénale dans les cas de violence conjugale et pour offrir des programmes spécialisés aux victimes et aux délinquants. Pour certains gouvernements, ce problème est aggravé par le nombre peu élevé de cas et par la difficulté de doter les tribunaux spécialisés centralisés – et même les tribunaux spécialisés régionaux – de programmes destinés aux victimes et aux délinquants.
Il semble bien que les tribunaux spécialisés améliorent effectivement le rendement de la justice pénale. Toutefois, les tribunaux spécialisés ne semblent pas être le seul moyen d’améliorer le système de justice pour répondre au problème de la violence familiale. Les composants des stratégies d’intervention des tribunaux – ce qui fait qu’elles sont efficaces – peuvent être exportés et adaptés dans d’autres contextes, notamment par des procédures spéciales inspirées de celles qui ont été adoptées en Ontario. Les ingrédients essentiels demeurent les mêmes, peu importe qu’ils soient axés sur le tribunal en temps que coordonnateur principal du processus ou encore sur les juges, les procureurs de la Couronne et les salles d’audience spécialement consacrés à cette fin. C’est probablement le nombre de causes qui permettra de déterminer s’il faut prévoir une salle d’audience spéciale ou réserver une partie du temps du tribunal à l’instruction de ces affaires.
Il semble que le principal défi que doivent relever les provinces et les territoires est de mettre en œuvre des mesures d’intervention concertées et uniformes tant sur le plan des principes et de la pratique que des services pour tous les intervenants du système de justice pénale (ou des tribunaux spécialisés et des procédures judiciaires spéciales) afin d’assurer un traitement approprié des affaires de violence familiale, dans le cadre d’un tribunal spécialisé ou autrement. De cette façon, les enjeux demeurent les mêmes que lorsqu’il s’agit de coordonner des stratégies d’intervention générales pour répondre au problème de la violence familiale.
viii. Recommandation
Tribunaux spécialisés dans les affaires de violence familiale et procédures spéciales en matière de justice pénale
Il est recommandé que les gouvernements continuent d’envisager des façons d’améliorer la gestion des cas de violence conjugale en mettant en pratique une intervention coordonnée du système de justice pénale, y compris la création de tribunaux spécialisés, et ce, en se fondant sur les éléments essentiels énumérés ci-dessous. L’adoption de structures et de processus spécialisés doit être guidée par les recherches et l’évaluation effectuées au Canada et ailleurs.
3. LÉGISLATION EN MATIÈRE DE VIOLENCE FAMILIALE
Sept provinces et territoires ont déjà adopté des lois en matière de violence familiale : la Saskatchewan (1995), l’Île-du-Prince-Édouard (1996), le Yukon (novembre 1999), le Manitoba (septembre 1999), l’Alberta (juin 1999), l’Ontario (loi adoptée en 2000 mais non encore en vigueur) et la Nouvelle-Écosse (loi adoptée en 2001 mais non encore en vigueur). Le Nouveau-Brunswick, le Québec et les Territoires du Nord-Ouest étudient la possibilité d’adopter une telle loi.
i. Composants législatifs
Mission et objectifs
La loi est censée compléter le Code criminel et non le remplacer. Il appartient encore aux policiers de porter des accusations lorsqu’ils ont des motifs raisonnables de le faire. Les lois relatives à la violence familiale ouvrent une plus large gamme de recours que ceux qui sont présentement prévus par le Code et par d’autres lois provinciales.
Champ d’application et définitions
La plupart des lois provinciales sur la violence familiale s’appliquent aux cohabitants, aux membres de la famille ou aux personnes qui vivent ensemble dans le cadre d’une relation familiale, conjugale ou intime, de même qu’aux personnes qui sont parents d’enfants, indépendamment de leur état matrimonial ou du fait qu’ils aient habité ou non ensemble. La loi du Manitoba s’applique non seulement aux victimes de violence familiale mais aussi à toutes les personnes victimes de harcèlement criminel, indépendamment de la nature des rapports qui existent entre la victime et l’auteur du harcèlement criminel. Bien que la loi ontarienne mentionne expressément des comportements qui relèvent habituellement du harcèlement criminel, elle ne s’applique qu’aux comportements qui se produisent dans un contexte familial défini.
La violence physique, les menaces et les dommages aux biens (le plus souvent défini comme « tout acte qui cause des lésions corporelles ou des dommages à la propriété »), la détention forcée (appelée aussi isolement forcé) et les agressions sexuelles sont habituellement considérés comme répondant à la définition de violence familiale. La loi du Yukon ajoute : « priver une personne de nourriture, de vêtements, de soins médicaux, d’un logement, de transport ou de toute autre nécessité de la vie », et la loi de l’Île-du-Prince-Édouard et celle du Manitoba joignent le harcèlement psychologique ou affectif. (Le lecteur est invité à consulter les textes de loi pour le libellé exact; le présent texte vise seulement à donner un aperçu général de la question.)
Caractéristiques essentielles et dispositions clés
Les provinces et les territoires ont adopté des lois qui, à quelques différences près, comportent des dispositions clés semblables. Sauf dans le cas de la Nouvelle-Écosse, les diverses lois habilitent le tribunal à rendre deux types d’ordonnances : une ordonnance à durée limitée appelée ordonnance pour intervention urgente ou ordonnance de protection et une ordonnance de plus longue durée appelée ordonnance d’aide à la victime, parfois appelée ordonnance de protection ou ordonnance de prévention. En raison de la faible utilisation de cette dernière disposition dans les autres provinces et territoires, la Nouvelle-Écosse n’a pas retenu l’ordonnance de longue durée, choisissant plutôt de permettre au tribunal de proroger de 30 jours l’ordonnance déjà prononcée. En Saskatchewan, au Yukon et en Alberta, la délivrance d’un mandat d’entrée peut également être demandée.
Les ordonnances à durée limitée peuvent être obtenues 24 heures par jour, soit par téléphone depuis les lieux d’un incident de violence, soit en comparaissant devant un juge de paix spécialement désigné pour examiner les questions de violence familiale. Une ordonnance pour une intervention urgente peut comprendre une ou plusieurs des dispositions suivantes :
- une disposition accordant à la victime l’occupation exclusive de la résidence;
- l’expulsion de l’intimé de la résidence;
- une disposition interdisant à l’intimé de communiquer ou d’entrer en contact avec la victime;
- une disposition interdisant à l’intimé de se trouver dans un lieu désigné;
- l’accompagnement de l’intimé par un policier pour reprendre ses effets personnels;
- toute autre disposition jugée nécessaire pour fournir une protection immédiate à la victime.
Certaines lois précisent encore plus les autres mesures qui peuvent être prises :
- interdire à l’intimé de prendre, de vendre ou d’endommager des biens;
- interdire à l’intimé de commettre d’autres actes de violence;
- accorder la possession de certains biens personnels (tels que véhicule automobile, cartes médicales, cartes de crédit, clés du domicile);
- accorder le soin et la garde temporaire des enfants à la victime;
- interdire la publication du nom et de l’adresse de la victime;
- saisir tout arme ou document qui autorise l’intimé à être en possession d’une arme ou d’en avoir la propriété ou le contrôle;
- empêcher l’intimé de se conduire d’une manière précisée qui a pour effet de menacer, d’agacer ou de harceler la victime;
- empêcher l’intimé de suivre la victime d’un endroit à l’autre ou de se trouver en deçà d’une distance précisée de la victime.
Les articles relatifs aux infractions et aux peines diffèrent d’une loi à l’autre : certaines prévoient leurs propres peines tandis que d’autres renvoient à l’article 127 du Code criminel pour les sanctions à infliger en cas de désobéissance à une ordonnance prononcée en vertu des dispositions législatives sur la violence familiale.
Toutes les ordonnances d’intervention d’urgence doivent automatiquement être révisées par une juridiction supérieure dans un délai de trois à sept jours, sauf au Manitoba, où le fardeau est inversé et où c’est à l’intimé qu’il incombe de contester l’ordonnance dans les 20 jours de sa signification. En pratique, cette mesure a pour effet de réduire considérablement la charge de travail du tribunal. De plus, les évaluations effectuées dans d’autres provinces et territoires donnent à penser que les ordonnances d’intervention d’urgence sont rarement contestées par l’intimé et que le tribunal qui les révise les confirme la plupart du temps.
ii. Avantages perçus
Voici les principaux avantages que comportent ces lois :
- elles permettent aux victimes et à leurs enfants de continuer à habiter chez eux, de travailler et de fréquenter l’école du quartier, réduisant ainsi les perturbations et forçant ainsi de façon plus logique le conjoint violent à se trouver un autre endroit pour habiter;
- elles comprennent des dispositions pratiques immédiatement avantageuses pour la victime et les enfants, notamment l’occupation exclusive de la maison et la possession temporaire des biens personnels (voiture, cartes de crédit, cartes bancaires, etc.), le soin, la garde temporaire des enfants par la victime et l’interdiction expresse de vendre ou d’endommager les biens possédés en propriété conjointe;
- elles assurent à la victime une protection immédiate;
- elles font clairement comprendre au conjoint violent que son comportement est inacceptable.
Il ressort par ailleurs d’une étude qui a été menée pour mesurer les répercussions de la loi adoptée par la province de l’Île-du-Prince-Édouard[130], qu’une telle législation peut contribuer à réduire la récidive dans les premières étapes d’une relation marquée par la violence. Il ressort en effet des résultats de l’étude menée à l’Île-du-Prince-Édouard que 75 % des femmes se sont séparées de leur conjoint violent à la suite d’une intervention policière et du prononcé d’une ordonnance.
La loi serait par ailleurs relativement facile à appliquer du point de vue de la police : il ne fallait que 20 minutes à un policier pour faire une demande d’ordonnance (en Saskatchewan et en Alberta). À l’Île-du-Prince-Édouard, la police a toutefois précisé qu’il y aurait lieu, dans cette province, de simplifier la procédure.
iii. Éléments d’une intervention efficace
Au nombre des principaux facteurs de réussite qui ont été cités, mentionnons la formation intensive avant la mise en application de la loi et la tenue de séances de sensibilisation et d’information destinées à informer les victimes et le public de l’existence de la loi et des recours dont ils disposent. Parmi les autres facteurs évoqués, mentionnons l’utilisation d’une approche axée sur la collaboration mettant à contribution de nombreux ministères et intervenants. Un processus de consultation adéquat faisant appel à l’appui de la collectivité, de la magistrature et d’autres intervenants est également une clé importante du succès.
Former tous les intervenants pour leur permettre de mieux connaître la dynamique de la violence familiale et les rôles précis de chacune des composantes du système judiciaire est un facteur déterminant en ce qui concerne le succès de la mise en application de toute nouvelle loi. Les gouvernements ont constaté que cette formation doit être permanente et constamment mise à jour pour tenir compte des questions et préoccupations qui se font jour; cette formation intéresse de nombreux intervenants communautaires. La Saskatchewan a fait remarquer que les critères de sélection dont elle se sert pour choisir les juges de paix constituent un facteur essentiel de succès, étant donné que les candidats sont choisis en fonction de leurs connaissances et de leurs compétences en matière de violence familiale. Dans cette province, il n’existait pas de juges de la paix ayant reçu une formation en violence familiale, mais plutôt des spécialistes en violence familiale ayant reçu une certaine formation au sujet des rouages de la justice et du rôle des juges de paix. Par ailleurs, on y retrouvait des représentants de divers groupes linguistiques et de diverses régions géographiques de la province (secteurs ruraux et isolés par opposition aux agglomérations urbaines).
Il y a lieu de recourir à une méthode itérative pour aborder de façon permanente les nouvelles questions qui se posent (telles que les différences d’interprétation et d’application) parmi les intervenants du secteur de la justice et les autres intervenants qui offrent des services aux victimes de violence familiale.
Des mécanismes de suivi et d’évaluation sont également nécessaires pour cerner les problèmes dès le début et pour intervenir de façon rapide et efficace et s’assurer que la loi est appliquée comme elle est censée l’être.
iv. Questions et préoccupations
Voici quelques-unes des questions et des préoccupations qui reviennent le plus fréquemment. On trouvera d’autres questions qui concernent des provinces ou des territoires déterminés dans l’Interjurisdictional Comparison and Literature Review de Carolyn Marshall[131].
Taux d’utilisation
En pratique, les ordonnances d’intervention d’urgence sont utilisées, mais pas les ordonnances de plus longue durée. Cette situation s’expliquerait par le fait que, pour obtenir une ordonnance de plus longue durée, il faut se faire représenter par un avocat et que les ressources sont insuffisantes. Les dispositions relatives aux mandats d’entrée sont pour leur part rarement invoquées.
Bien que les ordonnances de courte durée soient effectivement utilisées, les taux d’utilisation semblent faibles par rapport au nombre d’incidents signalés à la police. Le Manitoba a le taux d’utilisation le plus élevé : environ 1 100 ordonnances ont été prononcées au cours de la première année qui a suivi l’entrée en vigueur de la loi, en comparaison des 400 ordonnances par année qui ont été rendues depuis six ans dans la province voisine, la Saskatchewan. Le nombre d’ordonnances d’intervention d’urgence prononcées en moyenne par année dans les autres provinces et territoires s’établit respectivement à 145 pour l’Alberta, 28 pour l’Île-du-Prince-Édouard et 30 pour le Yukon.
En règle générale, les taux d’utilisation sont fonction de plusieurs facteurs, dont les suivants :
- l’interprétation que les divers intervenants donnent à la loi (doit-elle être utilisée conjointement avec des accusations criminelles ou à la place de celles-ci; quelle est la définition de la notion d’« urgence », et dans quelles conditions peut-on recourir à la loi?) et la mesure dans laquelle les divers intervenants qui offrent des services aux victimes partagent cette conception;
- la question de savoir si une formation a été donnée, et à qui, et quelles sont la qualité et le contenu de la formation;
- le degré de connaissance des citoyens et des victimes au sujet des recours civils qu’ils peuvent exercer;
- le temps nécessaire pour traiter une demande d’ordonnance d’intervention d’urgence de courte durée.
En plus de ces facteurs, le Yukon explique le faible taux d’utilisation par une situation socioéconomique désavantageuse, la toxicomanie, les disparités ethnoculturelles et l’absence de solutions de rechange aux programmes offerts dans le Nord. On croit généralement que les femmes victimes de violence sont forcées de quitter leur collectivité si elles veulent être en sécurité.
Il ressort en bref des résultats des évaluations que les ordonnances de courte durée sont utilisées plus souvent que les ordonnances de plus longue durée, mais que leur nombre est loin d’approcher celui des incidents de violence familiale signalés à la police. Il y a lieu de mener d’autres recherches pour comprendre pourquoi il en est ainsi. Les études commandées par différents gouvernements offrent des explications partielles : il faut mieux former les policiers pour s’assurer qu’ils connaissent bien la loi et en encouragent l’utilisation; les intervenants du domaine de la justice doivent s’entendre sur les situations dans lesquelles il y a lieu de recourir à cette mesure, surtout lorsqu’on se réfère au Code criminel; et il faut sensibiliser davantage le public pour informer les victimes de ce recours éventuel.
Ces lois recueillent un large appui de la part des victimes dans les provinces et territoires où elles ont été adoptées[132]. Les évaluations démontrent que les victimes se réjouissent du fait que la protection est immédiate et qu’elles accueillent avec satisfaction les mesures pratiques que constituent l’occupation exclusive du foyer conjugal, de même que le soin et la garde temporaire des enfants.
Constitutionnalité
Lorsque les premières de ces lois sont entrées en vigueur dans les provinces, on craignait qu’elles soient déclarées inconstitutionnelles. Des tribunaux manitobains sont présentement saisis d’une contestation de ce type et l’accusé a déposé un avis auprès de la Cour d’appel du Manitoba. Bien que l’accusé ait été débouté de sa requête et qu’il ait été condamné, on prévoit qu’il fera appel de cette décision. Une seule autre loi a été contestée, celle de l’Île-du-Prince-Édouard. Le débat portait sur l’inclusion de la violence psychologique dans la définition de la violence familiale. Le tribunal a toutefois jugé que la définition n’était pas trop large. Dans cette affaire, on contestait également la capacité de légiférer de la province et les dispositions relatives au préavis à envoyer à l’intimé. Le tribunal a statué que l’assemblée législative de la province avait compétence pour adopter cette loi, mais il a conclu que les dispositions portant sur l’avis étaient insuffisantes. Ces dispositions ont été modifiées en 1998.
Rapports avec le Code criminel
Certains ont également dit craindre que ces lois en viennent à remplacer le Code criminel, et ce, malgré le fait qu’elles sont censées le compléter. Il est permis de penser que c’est effectivement le cas jusqu’à un certain point, car les policiers citent l’hésitation des victimes à porter des accusations au criminel comme une des raisons pour lesquelles elles invoquent une loi civile[133]. Il semble également que la loi est invoquée dans des cas où la preuve n’est pas suffisante pour justifier des accusations au criminel[134]. Toutefois, en règle générale, il semble que cette loi soit utilisée en complément des accusations portées en vertu du Code criminel. Les gouvernements doivent continuer à faire preuve de vigilance tant en ce qui concerne le suivi de l’utilisation des dispositions législatives que dans la mise en application continue de mesures déterminées (formation, notes de service sur les principes et la pratique, bon leadership) pour s’assurer qu’elles ne remplacent pas les poursuites pénales.
Application de la loi aux réserves ou aux terres octroyées à la suite d’une entente
Parmi les autres enjeux qui ont été cernés, mentionnons l’application de la loi aux biens immobiliers sur les réserves ou sur les terres octroyées à la suite d’une entente, surtout lorsqu’il s’agit d’accorder à la victime l’occupation exclusive du foyer conjugal. En ce qui a trait aux réserves, l’usage, l’occupation et la possession de biens immeubles sont soumis aux dispositions particulières de la Loi sur les Indiens (par exemple les articles 20, 24, 28, 49 et 50 de la Loi sur les Indiens, L.R. 1985 ch. I-5). Bien que certaines bandes vivant sur les réserves peuvent avoir adopter des règlements ou des usages accordant à la victime de violence conjugale l’occupation exclusive du foyer familial, la légalité de telles lois a été remise en cause. Lorsque des bandes ont signé un accord sur des revendications territoriales, et selon les termes de l’entente, il est possible pour elles d’exercer leur juridiction en ce qui a trait à la violence familiale. Dans de tels cas, les bandes peuvent soit adopter leur propre législation, soit incorporer les lois provinciales pour référence.
Portée de l’inclusion
La loi de certains gouvernements a une portée suffisamment large pour englober d’autres personnes que les conjoints et les partenaires intimes, tels que les enfants d’une victime de violence conjugale, les personnes âgées ou d’autres personnes qui ne sont pas capables de se protéger elles-mêmes. La plupart des gouvernements incluent la protection des couples de même sexe. En Saskatchewan, les résultats de deux études qui ont été menées indiquent que, si des ordonnances d’intervention d’urgence sont utilisées dans le cas de situations de violence conjugale, bien peu le sont dans le cas des enfants, des parents âgés ou d’autres cohabitants victimes de violence. En Alberta, des travailleurs sociaux intervenant auprès des enfants ont reçu une formation sur le recours à la loi dans les cas de violence faite aux enfants.
Suivi et exécution des ordonnances de protection et violations
Les gouvernements traitent la désobéissance à une ordonnance d’intervention d’urgence soit comme une violation de l’article 127 du Code criminel, soit comme une infraction expressément prévue par la loi. Le suivi des manquements aux ordonnances s’est avéré difficile dans la plupart des provinces et territoires, étant donné qu’on ne distingue pas ces ordonnances des autres cas d’infraction à l’article 127 du Code criminel. Il s’ensuit qu’il n’est pas possible dans l’état actuel des choses de déterminer les répercussions que ces ordonnances ont pu avoir sur la réduction ou l’élimination des incidents de violence familiale ou des menaces de violence.
Dans la plupart des provinces et territoires, la police enregistre les ordonnances de protection ou d’interdiction qui sont prononcées en matière de violence familiale dans une base de données du Centre d’information de la police canadienne, dans les « dossiers personnels » sous la rubrique « intérêt spécial pour la police » ou « probation ». La Colombie-Britannique a créé un registre des ordonnances de protection (Protection Order Registry) dans lequel sont enregistrées toutes les ordonnances et les conditions se rapportant à la sécurité d’une personne déterminée, y compris les engagements de ne pas troubler la paix, les ordonnances civiles d’interdiction et les ordonnances judiciaires de mise en liberté provisoire (sous caution). Il s’agit d’un registre distinct, mais les usagers du Centre d’information de la police canadienne peuvent y accéder grâce à une interface.
La répression des violations d’ordonnances civiles[135], tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières des différents gouvernements, a été signalée comme étant une grave préoccupation de la part des provinces et des territoires. Cette question est présentement étudiée par le Comité de coordination des hauts fonctionnaires – Justice familiale. Plusieurs gouvernements ont adopté la Loi uniforme sur l’exécution des jugements canadiens qui prévoit l’exécution réciproque des ordonnances de protection prononcées en matière civile. D’autres provinces et territoires n’ont pas encore adopté cette loi.
v. Défis
Les gouvernements qui n’ont pas encore édicté de loi civile en matière de violence familiale doivent se demander si, parmi l’arsenal de mesures qui permettent de répondre à la problématique de la violence familiale, ils ne devraient pas accorder la priorité à ce type de mesures législatives, compte tenu du fait que la plupart de ces recours existent déjà et que les taux d’utilisation peuvent être faibles. Il ressort toutefois des études qui ont été menées que ces lois recueillent l’appui des victimes et des intervenants. Ils s’entendent tous pour dire que les recours complémentaires sont très avantageux pour certaines victimes et qu’ils facilitent une intervention précoce.
Il semble que certains gouvernements recourent à des lois civiles au lieu de porter des accusations au criminel, même lorsqu’il existe des motifs valables de déposer des accusations. Pour s’assurer que les lois civiles ne soient pas utilisées de manière à supplanter le Code criminel, il est impératif d’en surveiller l’application et d’en évaluer les répercussions.
Des préoccupations ont été exprimées au sujet de l’impossibilité d’exécuter les ordonnances prononcées en vertu des lois provinciales sur la violence familiale dans certains cas et en particulier dans les collectivités nordiques ou isolées. On craint en conséquence que les ordonnances en question procurent un faux sentiment de sécurité aux victimes. De plus, l’accès aux services pour les victimes dans le Grand Nord et dans les collectivités isolées constitue un défi et un obstacle possible à l’adoption d’une telle loi.
Outre les questions et les préoccupations que nous venons d’exposer, le principal obstacle que doivent surmonter les gouvernements est l’acquisition de ressources suffisantes pour mettre la loi en application : formation, consultation, rapports avec les intervenants, éducation du public, coordination et résolution de problèmes, suivi et évaluation.
vi. Recommandation
Le principal avantage que comportent les lois civiles sur la violence familiale réside dans le caractère immédiat de la protection et la nature pratique de l’intervention qu’elles proposent par le biais des mesures qu’elles mettent en œuvre à l’intention des victimes et de leurs enfants. Bien que bon nombre des recours qu’elles ouvrent se retrouvent déjà dans d’autres lois, les lois provinciales sur la violence familiale ont pour avantage de réunir en un seul texte législatif bon nombre des mesures les plus importantes.
Lois sur la violence familiale
Il est recommandé aux gouvernements d’examiner si l’adoption de dispositions législatives civiles en matière de violence familiale fournirait des voies de recours plus immédiates et générales que les dispositions actuelles, celles par exemple du Code criminel. Il est recommandé d’examiner les importantes dispositions autorisant l’occupation exclusive du foyer par la victime, la possession temporaire de biens personnels, les soins et la garde temporaire des enfants, et interdisant la vente, la conversion ou l’endommagement des biens personnels. Les dispositions prescrivant l’expulsion du conjoint violent et la saisie d’armes sont également importantes. Dans les gouvernements où elle a été adoptée, la loi civile ne doit pas être utilisée pour éviter de porter des accusations au criminel lorsqu’il existe des motifs raisonnables de porter de telles accusations. Toutefois, des procédures criminelles et civiles peuvent être intentées parallèlement.
Les facteurs de réussite suivants devraient guider la mise en application de la loi :
- La formation devrait être offerte bien avant l’entrée en vigueur de cette loi et devrait inclure des renseignements concernant son rapport avec le Code criminel.
- Il est important de s’assurer du soutien de la collectivité et des principaux intervenants.
- Des mécanismes et des comités de coordination devraient être établis pour assurer que les problèmes sont définis et abordés tôt (par exemple les problèmes de formation ou d’interprétation).
- La loi devrait faire l’objet d’un suivi attentif et d’une évaluation minutieuse; on devrait prévoir des moyens de repérer les inobservations à la loi.
- L’éducation du public devrait accompagner cette législation afin d’assurer la conscientisation des victimes et des collectivités à l’égard de la loi.
- Les problèmes liés à l’application de la loi dans les réserves ou sur les terres octroyées à la suite d’une entente devraient être abordés en consultation avec les collectivités concernées afin d’obtenir leur appui pour assurer la protection des victimes et de leurs enfants et offrir le même niveau de protection aux personnes qui résident dans les réserves et hors de celles-ci.
- L’apport de ressources juridiques appropriées sera nécessaire pour aider les femmes visées par des ordonnances d’assistance aux victimes à plus long terme pour que ces mesures correctives soient efficaces.
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