Partie I : Observations Préliminaires – de la Théorie à la Pratique

La croissance des droits des victimes

À partir des années 1970, les victimes d’actes criminels ont commencé à passer du statut de simple « chair à canon liée à la preuve » pour le procureur (Cavadino et Dignan, 1996, p. 155) à des participants actifs exigeant que leurs voix et leurs opinions soient prises en compte par les professionnels de la justice pénale. Les années 1970 ont été marquées par des réformes importantes en matière d’indemnisation pour les préjudices subis à la suite d’un acte criminel. Les années 1980 représentent l’institutionnalisation de la participation des victimes au processus, par la création de droits et d’indemnités. Quant aux années 1990, on y retient un bilan d’une évolution rapide du statut de la victime d’un acte criminel.

Le contexte historique et politique dans lequel cette transformation a commencé a peut-être changé au cours des deux dernières décennies, mais l’intérêt des universitaires et des responsables gouvernementaux ne s’est pas estompé. En ce qui concerne l’origine du mouvement pour les droits des victimes, il faut reconnaître que, des années 1960 à 1991, le taux de crimes violents au Canada a augmenté de façon spectaculaire, soit de près de 400 % (Easton, Furness et Brantingham, 2014; Statistique Canada, 1992), et que de nombreux acteurs politiques ont commencé à se faire les champions d’une guerre contre le crime et à s’engager à améliorer le sort des victimes d’actes criminels. Il se peut que le mouvement pour les droits des victimes soit en partie né de l’exploitation politique de la peur, mais il faut également reconnaître qu’indépendamment de tout objectif politique, les victimes d’actes criminels (et le grand public) ont constamment exprimé un manque de confiance dans l’administration de la justice. Les spécialistes des sciences sociales ont commencé à documenter le phénomène de la « victimisation secondaire », selon lequel les victimes d’un acte criminel subissent un traumatisme et une anxiété accrus à la suite de leur interaction avec le système de justice pénale.

Depuis les années 1990, l’incidence des crimes violents s’est stabilisée et a réduit, mais l’intérêt pour la promotion de réformes visant à améliorer le sort des victimes n’a pas diminué. Les taux de criminalité ont peut-être diminué à long terme, mais les sondages d’opinion publique démontrent toujours un faible niveau de confiance à l’égard de l’administration de la justice (Institut Angus Reid 2020; Ekos Research Associates Inc. 2017; 2019; ministère de la Justice du Canada, 2019b; Cotter, 2015). Un sondage Angus Reid de 2020 montre que seulement 36 % des Canadiens ont confiance envers les tribunaux, ce qui est en baisse par rapport au 41 % évalué en 2018 et au 44 % de 2016 (Institut Angus Reid 2020). D’autres sondages d’opinion peuvent montrer des niveaux de confiance plus élevés dans la population générale (ministère de la Justice du Canada 2019b), mais les victimes d’actes criminels expriment systématiquement un manque de confiance dans la capacité du système à les aider (Lindsay 2014a; 2014b; ministère de la Justice du Canada 2017; 2019a; Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels 2017e). Comme l’a déclaré l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels en 2017 : « les victimes n’ont pas confiance dans notre système de justice pénale » (2017e:5). De même, un rapport du ministère de la Justice du Canada de 2019 a noté que « bien que certains progrès aient été réalisés en ce qui concerne les droits des victimes, bon nombre d’entre elles n’ont toujours pas confiance dans le système » (2019a:5). Le manque de confiance exprimé par les victimes d’actes criminels dans la capacité du système de justice pénale à les aider se reflète également dans les sondages d’opinion récents, qui montrent que « près de deux fois plus de Canadiens expriment une confiance élevée dans la capacité du système à respecter les droits des accusés par rapport à l’aide aux victimes d’actes criminels » (ministère de la Justice du Canada, 2009, p. 26).

En outre, de nombreux commentateurs et observateurs continuent de penser que le processus de justice pénale est un terrain propice à la victimisation secondaire. Il a été dit que [traduction] « si l’on entreprenait intentionnellement de concevoir un système pour provoquer les symptômes du trouble de stress post-traumatique, il pourrait ressembler beaucoup à une cour de justice » (Herman, 2003, p. 159). En 2006, Wemmers et Cyr ont repris le refrain commun selon lequel « les victimes font souvent état d’un sentiment de victimisation secondaire ou de seconde blessure qui fait référence à la souffrance accrue résultant des réactions insensibles des autres, en particulier du système de justice pénale » (2006b:103). En 2017, l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels a également noté que « les interactions avec le système de justice pénale du Canada mènent souvent à […] une revictimisation […] et […] les expériences douloureuses au sein du système ont irrémédiablement modifié leur vie et leur notion de la justice et de la collectivité. » (2017e:5).

Le manque de confiance dans le système, et la capacité du système à revictimiser la victime, peuvent alimenter l’intérêt continu des universitaires et des gouvernements à débattre d’une nouvelle réforme de la loi en faveur des victimes. Cependant, il est important de reconnaître qu’il existe autre raison pour laquelle les droits des victimes constituent un ouvrage inachevé, soit qu’il subsiste un débat philosophique ou théorique non résolu sur le rôle approprié de la victime dans un système de justice institutionnalisé et monopolisé par l’État. En dépit de l’ascendant historique de la victime (comme indiqué dans le rapport de 2001), notre système de poursuites publiques par des agents de l’État est bien établi depuis plus de 200 ans. Le système a été bâti selon l’idée d’exclusion de la participation des profanes (à l’exception du jury) et lorsque les victimes ont commencé à demander une reconnaissance dans les années 1960, elles ont été considérées comme des « barbares aux portes » (Cassell, 1999). Cela a déclenché un débat académique prolifique, soutenu sur les justifications philosophiques d’une nouvelle intégration de la victime dans le processus de justice pénale.

De la théorie à la pratique

Dans le rapport de 2001, une grande partie du temps a été consacrée à la lutte pour trouver un fondement théorique solide à la réintégration de la victime dans le processus moderne. Le rapport a examiné les efforts des théoriciens pour intégrer les droits des victimes dans un processus conçu pour obtenir des effets punitifs, dénonciateurs et dissuasifs. L’entreprise universitaire qui consiste à lutter pour fournir une assise pénologique adéquate aux droits des victimes a généré une vaste documentation qui a reformulé la nomenclature et les fondements philosophiques d’une théorie punitive de la justice (Cavadino et Dignan, 1996; Sebba, 1996). Qu’il s’agisse de « rapprochement » (Marshall, 1985; Umbreit, 1985; Galaway et Hudson, 1990), de « justice réparatrice » (Dignan, 1992), de « justice relationnelle » (Burnside 1994) ou de « justice restauratrice » (Cragg, 1992; Zehr, 1990), l’accent a été mis sur la fonction de « rétablissement de l’équilibre » de la justice punitive comme principe de base pour la réintégration de la victime.

Le thème et l’objectif prédominants dans la documentation actuelle restent encore philosophiques ou théoriques. Comme l’a récemment noté Susan McDonald : « il y a moins de recherche académique dans l’évaluation des programmes et l’examen des réformes législatives avec une perspective empirique (par opposition à une perspective théorique) » (2020b, p. 4). Les commentateurs continuent d’essayer de s’appuyer sur le manuel précurseur de Herbert Packer de 1968, « Two Models of the Criminal Process », en reformulant les modèles de Packer ou en construisant de nouveaux modèles théoriques qui pourraient accepter et accommoder l’intrusion des profanes (Beloof 2007; Hughes & Mossman 2001; Wilson 2005; Jain 2019; Cassell 2009; Sorochinsky 2009 ; Edwards 2003). Les universitaires canadiens ont contribué à cette entreprise, en commençant par le professeur Roach (1999), avec ses modèles de droits des victimes punitifs et non punitifs, et plus récemment avec le professeur Manikis (2019a), avec son Penal Parsimony Model (modèle de parcimonie pénale). Le fait que le débat théorique n’a pas été résolu peut expliquer en partie la réticence persistante des juristes chargés d’interpréter et d’appliquer la loi à adopter pleinement les droits des victimes.

Au cours des deux dernières décennies, il est peu probable que de nombreux professionnels du droit et juristes reprennent le ton accusateur des commentaires de l’éminent criminaliste Eddie Greenspan, qui a déclaré que [traduction] « progressivement, la nouvelle notion de droits des victimes a empoisonné le bassin des valeurs traditionnelles du droit pénal » (2001:90); cependant, nous trouvons des juristes qui répètent les mots souvent cités de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, qui a déclaré en 1992 que nous devons comprendre le concept de « la réalité selon laquelle le système de justice pénale n’a jamais été conçu pour guérir les souffrances des victimes de crime ». [R. c. Sweeney (1992), 71 C.C.C. (38d) 82, p. 95 (B.C.C.A.)] 1992:95). Par exemple, en 2012, la Cour provinciale de la Colombie-Britannique a fait remarquer que [traduction] « le processus de détermination de la peine est fondamentalement incapable de répondre aux besoins légitimes des victimes et de leurs survivants » (R. c. Smith, 2012, p. 8) et, en 2013, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a souligné ce qui suit [traduction] « il faut se rappeler qu’un procès pénal, y compris la phase de détermination de la peine, n’est pas une procédure tripartite. Un délinquant condamné a commis un crime - un acte contre la société dans son ensemble. C’est un intérêt public, et non un intérêt privé, qui doit être servi dans la détermination de la peine (R. c. Berner, 2013, p. 16; citant R. c. Bremner. 2000, p. 26 et R. c. Gabriel, 1999, p. 22). La conception actuelle et conventionnelle des juristes n’accepte pas facilement qu’il existe une justification théorique pour une participation accrue de la victime au processus.

La résolution des débats théoriques n’est pas un exercice purement académique. La cohérence et la clarté de la pratique sont plus faciles à obtenir lorsque tout le monde travaille dans le même cadre théorique. Un exemple de la manière dont une théorie non résolue peut conduire à des incohérences pratiques se trouve dans le domaine de l’indemnisation des victimes. Comme nous le verrons plus loin, de vives critiques ont été exprimées quant à l’efficacité et à l’efficience des régimes d’indemnisation provinciaux qui existent depuis la fin des années 1960. Les lacunes de ces programmes pourraient être attribuées au fait que, dès le départ, il n’y a pas eu de consensus sur la justification théorique de la prise en charge par l’État des blessures infligées par des tiers.

Trois modèles ont été avancés pour justifier l’indemnisation par l’État. Premièrement, il y avait l’argument selon lequel l’État avait un devoir légal ou moral de protéger ses résidents, ce qui entraînait un devoir moral d’offrir une indemnisation pour les pertes. Deuxièmement, il y avait la justification du « bien-être social », l’indemnisation étant une extension naturelle de l’État‑providence en développement, semblable aux objectifs sous-jacents à l’indemnisation des travailleurs, c’est-à-dire transférer les risques liés à l’emploi à une institution plus importante, qui pourrait beaucoup plus facilement supporter les coûts associés au préjudice. La troisième justification de ces programmes était entièrement différente en ce sens qu’elle adoptait une approche utilitaire de la question en faisant valoir que l’État bénéficierait de l’octroi d’une indemnisation parce que celle-ci encouragerait les victimes à signaler les crimes et à coopérer avec les responsables de l’application de la loi.

Il ne serait pas très important d’articuler un fondement philosophique cohérent et constant pour l’indemnisation par l’État si la théorie n’avait pas d’incidence sur la pratique. Cependant, comme le professeur Burns l’affirme vigoureusement, les différentes orientations philosophiques conduisent à des stratégies de mise en œuvre différentes :

[traduction]

[...] l’objectif d’un régime doit être déterminé avant que ce régime puisse être correctement administré. Les parties ambiguës d’une loi peuvent être mieux interprétées et appliquées si la raison d’être de la loi est connue. Encore une fois, les objectifs d’un régime doivent être déterminés avant que le régime lui-même puisse être évalué. Si son objectif est simplement d’apaiser le public, par exemple, son succès peut être mesuré par l’efficacité avec laquelle il a fait taire les critiques envers le système de justice pénale. Le nombre de personnes qui demandent une indemnisation et le sort final de leurs demandes ne sont pas pertinents pour évaluer un tel régime. Pourtant, il est clair que ces deux éléments sont significatifs dans l’évaluation d’un système dont l’objectif est de soulager, dans une certaine mesure, les souffrances causées par les crimes violents. L’objectif du régime législatif doit être déterminé avant de pouvoir l’interpréter comme un événement dans l’histoire sociale ou législative. S’il reflète une extension de notre conception des obligations de l’État, il doit être interprété à la lumière de l’augmentation des obligations imposées par les tribunaux aux organismes gouvernementaux. S’il reflète une conception élargie des obligations de l’État-providence, il doit être interprété sous un autre angle. La manière dont nous interprétons le rôle du régime dans l’histoire sociale suggérera différentes extensions à l’avenir (Burns, 1992, pp. 94 et 95).

Recherche d’un équilibre – Trois cas difficiles

Un fondement théorique ou philosophique cohérent aiderait les responsables de la justice à résoudre le problème plus pratique et plus réel de l’équilibre à trouver entre les intérêts de la victime, les intérêts de l’accusé, les intérêts de la communauté et les intérêts de l’État. Trouver un juste équilibre est une tâche difficile et les personnes raisonnables sont souvent en désaccord. Trois affaires très médiatisées dans trois administrations démontrent les difficultés pratiques à trouver un juste équilibre qui donne la priorité aux intérêts des victimes. En Nouvelle-Zélande, un tribunal de première instance a imposé une « sanction réparatrice » en accordant, à la victime d’un vol avec violence, une indemnité de 15 000 $ pour une chirurgie plastique visant à effacer une cicatrice gênante. La victime a indiqué au tribunal que l’emprisonnement n’aurait aucune valeur et l’accusé a accepté de payer la chirurgie. La décision a ensuite été annulée par la Cour d’appel de Nouvelle-Zélande, qui a imposé une peine d’emprisonnement de trois ans, en déclarant que [traduction] « [Nous] ne voudrions pas que ce jugement soit vu comme un rejet de la notion de justice réparatrice […] Ces politiques doivent toutefois être comparées à d’autres politiques de détermination de la peine […] traitant avec les cas de violences graves. Le choix de l’aspect qui doit prédominer dépendra de l’évaluation de l’équilibre à trouver dans chaque cas particulier. » (R. c. Clotworthy, 1998, 661).

Cette décision a suscité un certain nombre de commentaires et de critiques (Manikis, 2019a; Roach, 2005; Bowen et Thompson, 1999) et il a été suggéré que la Cour [traduction] « a réussi à reléguer la victime à la périphérie du système de justice pénale, là où les victimes se trouvaient depuis la mise en œuvre le système de justice pénale occidental en Nouvelle-Zélande » (Bowen et Thompson, 1999).

Sept ans plus tard, un tribunal de première instance de Toronto a adopté une approche réparatrice similaire en matière de détermination de la peine pour une fusillade en voiture très médiatisée qui a laissé une femme paralysée dans un restaurant. En plus d’une peine d’emprisonnement, le juge de première instance a ordonné que deux millions de dollars soient versés à la victime à titre de dédommagement. D’une part, cette approche a été perçue comme un « jour spécial pour les victimes », car « une peine allégée était un compromis valable pour un dédommagement important de la victime d’un crime horrible » (Edwards et Rankin, 2011). D’autre part, le spectre de personnes riches bénéficiant d’une réduction de peine de prison en échange d’une tentative de réparation de la victime a été perçu par certains comme l’utilisation de l’« argent sale » pour créer un « odieux et horrible précédent » (ibid.).

Enfin, en 2018, lorsque Larry Nassar devait être condamné aux États-Unis pour deux décennies d’abus sexuels à l’encontre de gymnastes professionnelles, la juge qui a prononcé la sentence s’est donnée beaucoup de mal pour donner la parole à une multitude de victimes lors de la détermination de la peine. Plus de 150 victimes se sont exprimées avant que la peine ne soit prononcée dans cette affaire, qui était suivie attentivement par le public. Alors que certains ont félicité la juge d’avoir pris le temps de s’assurer que toutes les victimes soient entendues et de les avoir soutenues tout au long du processus de détermination de la peine, d’autres ont affirmé que ce type de spectacle n’aide pas un juge à déterminer une peine adéquate et que la juge « a abandonné le rôle approprié d’arbitre neutre, a pris parti et a diffusé de manière inappropriée ses opinions » (Green et Roiphe, 2019a, p. 383).

En l’absence d’un consensus sur le fondement philosophique des droits des victimes, il n’est pas surprenant que les juges aient des difficultés à trouver un juste équilibre et à intégrer la victime d’une manière qui ne suscite pas de réprobation ni de critique. Cependant, en rédigeant le rapport de 2001, il est apparu clairement qu’un fondement philosophique obscur était beaucoup moins important pour contrecarrer le développement des droits des victimes que la résistance au changement manifestée par les professionnels du droit. 

Neutralisation professionnelle

De nombreux commentateurs ont affirmé que les victimes n’ont pas été intégrées dans les processus de justice pénale en raison de la résistance institutionnelle. Cela veut dire que les professionnels du droit s’engagent souvent dans une forme de « neutralisation professionnelle » (Davis, Kunreuther et Connick, 1984; Erez et Tontodonato, 1992; Erez, 1994; Kury, Kaiser et Teske, 1994; Erez et Roeger, 1999; Erez et Laster, 1999) pour empêcher la pleine application des droits des victimes. Étant donné que [traduction] « les professionnels de la justice pénale sont peu enclins à agir conformément aux souhaits et aux besoins des victimes, puisqu’ils ne sont pas directement responsables devant elles, que ce soit sur le plan juridique ou organisationnel » (Garakwe, 1994, p. 599‑600), cette observation n’est pas entièrement surprenante.

La neutralisation professionnelle n’est pas le fruit de la malveillance ou du mépris à l’égard des victimes. En revanche, les fonctionnaires ne respectent pas les droits des victimes en grande partie à cause de l’inertie, des enseignements du passé, de l’insensibilité aux besoins inhabituels des victimes, du manque de formation et des incitations institutionnelles inadéquates et mal orientées (Mosteller, 1999, p. 449). Depuis le rapport de 2001, les articles universitaires n’ont pas étudié cette question de manière sérieuse ou systématique; cependant, il existe une certaine littérature au Canada qui identifie toujours les points de vue et les pratiques des professionnels du droit comme un obstacle majeur au développement des droits des victimes. Par exemple, la professeure Wemmers a noté en 2005 que [traduction] « le plus grand obstacle au changement est l’attitude de nombreux professionnels du droit travaillant dans l’ensemble du système de justice pénale, qui considèrent que les victimes n’appartiennent pas au système » (2005a, p. 27). De même, comme l’a fait remarquer un participant au cours du processus de consultation des victimes d’actes criminels lancé par l’ombudsman fédéral en 2017, « il s’agit de changer d’attitude et de prendre un engagement. Cela exige que l’État assume ses responsabilités afin de véritablement soutenir les victimes » (2017e:5). Malgré ces résultats, le professeur Roberts a néanmoins affirmé en 2008 que la recherche démontrait une [traduction] « acceptation professionnelle beaucoup plus grande du rôle de la victime aujourd’hui » que jamais auparavant (2008b, p. 48).

Il se peut qu’il n’y ait pas eu de réexamen systématique de l’effet et de l’incidence de la neutralisation professionnelle au cours des deux dernières décennies, mais certaines preuves empiriques dans les études d’évaluation soutiennent implicitement l’affirmation selon laquelle la résistance professionnelle reste un problème. Par exemple :

Culture juridique

Depuis le début du mouvement pour les droits des victimes, il y a eu un débat animé sur la question de savoir si les droits des victimes devaient être élevés et enchâssés dans un ensemble de droits constitutionnels. Un défenseur et partisan de la volonté de constitutionnaliser ces droits a changé de point de vue sur cette question et, en 2005, a conclu que toute modification constitutionnelle serait une victoire creuse sans un changement de la culture juridique de résistance et de neutralisation. Il a écrit ce qui suit :

[traduction]

À mon avis, il est nécessaire de développer une nouvelle culture juridique avant de se tourner vers le processus d’amendement, au lieu d’espérer que la modification donnera naissance à une culture favorable à la modification. Dans notre culture juridique actuelle, les victimes d’actes criminels sont largement ignorées. Il y a peu d’avocats et de défenseurs disponibles pour aider les victimes, même si une assistance juridique était indispensable pour une victime souhaitant obtenir une plus grande participation dans un système hautement professionnalisé. Cela n’est pas surprenant si l’on considère que la formation juridique comprend rarement des cours ou des programmes sur les droits des victimes [...]. La représentation juridique des victimes d’actes criminels au Canada est un événement rare […]. Cela est inquiétant si l’on considère que le droit à un avocat pour l’accusé est considéré comme indispensable à sa participation au processus. Par conséquent, la formation et l’éducation adéquates des professionnels du droit constituent une première étape nécessaire au développement d’une culture juridique dans laquelle une loi sur les droits des victimes pourrait fleurir (Young, 2005, p. 469).

En 2002, un sentiment similaire du point de vue américain a été exprimé par l’un des auteurs du premier recueil de jurisprudence sur les droits des victimes en Amérique du Nord :

[traduction]

Alors que nous nous tournons vers l’avenir des droits des victimes d’actes criminels en Amérique, il ne fait aucun doute que les avocats des victimes d’actes criminels sont dans une position unique. Ces avocats détiennent les clés pour ouvrir les portes de la justice pour de nombreuses victimes d’actes criminels. Sur la base de la prévalence des violations des droits des victimes, il est évident que les avocats ont de nombreuses occasions d’assurer le respect et l’application des droits des victimes. Les avocats peuvent créer un précédent simplement en retirant ces lois des tablettes et en leur donnant vie au moyen de la défense juridique. En s’engageant dans cette entreprise, les avocats s’inscrivent dans la noble tradition de consacrer leurs compétences et leur temps à la défense des libertés civiles (Gillis et Beloof 2002, p. 703).

Depuis la rédaction du rapport de 2001, le droit à l’assistance d’un avocat s’est quelque peu amélioré, comme nous le verrons plus loin; toutefois, la question demeure de savoir si la culture juridique a suffisamment changé pour que les professionnels du droit respectent les droits des victimes. Un indicateur brut d’un changement de culture depuis 2001 serait la présence de programmes d’enseignement postsecondaire pour les avocats et les autres fournisseurs de services. En 2004, Steve Sullivan (ancien ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels) et le professeur Alan Young ont été chargés par le ministère de la Justice du Canada de rédiger un recueil de jurisprudence sur les droits des victimes à l’intention des facultés de droit canadiennes. En 2010, ce recueil de jurisprudence, avec quelques modifications, est devenu le matériel pédagogique d’un cours sur les droits des victimes au Algonquin College d’Ottawa. Depuis lors, le cours et le recueil de jurisprudence font partie du programme d’études du Lambton College, du St. Lawrence College et du Sault College. Le cours est décrit comme suit :

[traduction]

Le fait d’être victime d’un acte criminel plonge une personne dans un certain nombre de systèmes juridiques. Les étudiants examinent de façon critique les systèmes juridiques du point de vue des victimes. L’accent est mis en particulier sur les systèmes de droit pénal et de la famille et sur la façon dont ils se croisent. Les lois pertinentes, ainsi que les recommandations des enquêtes et des études sont examinées. La justice réparatrice et les droits des victimes sont examinés au moyen de discussions et d’études de cas (Algonquin College 2020).

Malgré l’intérêt manifesté par les collèges communautaires, les facultés de droit se sont peu intéressées à l’initiation des étudiants en droit aux outils et aux compétences nécessaires à la défense des victimes. Depuis 2001, deux manuels ont finalement été publiés au Canada sur les droits des victimes et le droit (Barrett 2001; Perrin 2017), mais aucun recueil de jurisprudence n’a été publié sur le sujet et aucun cours sur les droits des victimes n’est régulièrement offert dans le cadre du programme d’études des facultés de droit canadiennes. En revanche, des dizaines de facultés de droit américaines proposent ces cours et de nombreuses universités américaines offrent un programme de certificat en défense des victimes pour former les étudiants à la prestation de services aux victimes. En outre, les facultés de droit américaines continuent à organiser des symposiums éducatifs et à consacrer des volumes de leurs revues juridiques à ces conférences (McGeorge School of Law 2019; Lewis & Clark Law School 2020; Cassell 2015 [Ohio State Journal of Criminal Law]).

Un changement de culture n’est peut-être pas indiqué par les pratiques actuelles des facultés de droit et de la profession juridique mais, depuis 2000, les acteurs étatiques ont consacré beaucoup de temps à la mission d’éduquer le public sur la portée et la disponibilité des droits des victimes. L’Initiative sur les victimes d’actes criminels du gouvernement du Canada a créé en 2000 le Centre de la politique concernant les victimes, dont le mandat comprend maintenant la mise en œuvre de la stratégie fédérale d’aide aux victimes. La Division de la recherche et de la statistique (DRS) du ministère de la Justice du Canada a publié en 2007 un numéro de sa revue annuelle, JusteRecherche, consacré uniquement aux questions de recherche sur les victimes d’actes criminels, et a créé le Recueil de recherches sur les victimes d’actes criminels en 2008. Depuis sa création, le Recueil a publié 12 numéros, tous consacrés à la recherche et aux questions politiques relatives aux droits des victimes.

Bien que le gouvernement fédéral ait pris l’initiative en matière d’éducation et d’information, des efforts similaires sont déployés par les autorités provinciales. Par exemple, l’Alberta a publié l’Alberta Victims of Crime Protocol, qui donne un aperçu pratique de ce que les victimes peuvent attendre du processus de justice pénale ainsi que des droits des victimes et des témoins (ministère de la Justice et du Solliciteur général de l’Alberta, 2013). Cependant, en effectuant les recherches pour le rapport de 2001 et pour le présent rapport, il est devenu évident que l’information disponible au public dans la plupart des provinces en ce qui concerne les droits des victimes et les services qui leur sont offerts est souvent obscure et n’est pas facilement accessible.

Au cours des deux dernières décennies, on ne peut affirmer avec certitude qu’il y a eu un changement significatif dans la culture juridique, de sorte que la neutralisation professionnelle n’est plus un obstacle à la réussite. Cependant, au cours des deux dernières décennies, on a continué à faire une réforme des lois de façon graduelle et progressive au Canada (ainsi que dans d’autres administrations) afin d’améliorer ou de protéger les droits des victimes. Le reste du présent rapport examine les progrès réalisés au cours des deux dernières décennies en ce qui concerne les droits de participation, les droits sociaux et la justice réparatrice.

La mesure du succès

La récapitulation ou l’énumération de tous les changements législatifs et politiques intervenus au cours des deux dernières décennies suggère que des progrès ont été réalisés dans la défense des intérêts des victimes d’actes criminels. Cependant, le volume et la portée de la réforme du droit entre les années 1980 et 2000 ont été à la fois plus importants et plus spectaculaires, mais l’un des thèmes qui ressortent du rapport de 2001 est que les efforts considérables déployés pour intégrer la victime n’ont pas été entièrement couronnés de succès. La conclusion générale du rapport 2001 était la suivante :

L’ensemble de la preuve concernant la satisfaction des victimes à l’égard d’une participation accrue au processus judiciaire n’est pas convaincant. En outre, aucune preuve ne démontre que la participation de la victime puisse diminuer la détresse de la victime (sauf en ce qui concerne le fait que la participation par l’entremise de la déclaration de la victime peut donner lieu à un nombre accru d’ordonnances de dédommagement et que le dédommagement contribue à diminuer la détresse de la victime. L’absence de preuves peut suggérer l’une de trois possibilités :

  1. la participation de la victime n’entraîne pas la satisfaction de la victime;
  2. La participation de la victime n’a pas entraîné une satisfaction accrue parce que les droits de participer sont en ce moment sous‑utilisés et qu’ils sont purement symboliques;
  3. les études actuelles ne sont pas concluantes et sont déficientes. Nous devons donc réaliser de meilleures études.

Quelle que soit l’explication la plus plausible, il existe une proposition bien établie sur la situation de la preuve actuelle : les victimes ne ressentent pas une plus grande satisfaction lorsqu’elles participent au processus criminel actuel, mais elles éprouvent un certain soulagement de leur détresse ainsi qu’une satisfaction accrue lorsque leurs affaires sont résolues à l’extérieur des tribunaux criminels dans certains cas. Au minimum, cette proposition devrait amener les vrais défenseurs des droits des victimes à prendre en compte et à étudier davantage les solutions de rechange aux tribunaux criminels contradictoires. (Young, 2001b, p. 62).

Pour bon nombre d’universitaires, de chercheurs et d’agents de l’État qui ont écrit dans ce domaine, la mesure du succès d’une réforme des lois et des politiques consiste à déterminer si la satisfaction des victimes et leur confiance dans le système ont augmenté. La satisfaction étant un critère insaisissable et subjectif pour mesurer l’efficacité d’une réforme, la plupart des universitaires et des chercheurs se posent généralement cinq questions pour mesurer le succès d’une réforme :

  1. Dans quelle mesure les droits ou les services sont-ils connus de la victime?
  2. S’ils sont connus, les droits ou les services sont-ils sous-utilisés?
  3. Existe-t-il une initiative législative (y compris sa mise en œuvre) ou un service qui a entraîné une satisfaction accrue des victimes ou une réduction de la victimisation secondaire?
  4. Si une initiative ou un service n’a pas entraîné une satisfaction accrue, ce défaut peut-il être attribué à une « neutralisation professionnelle »?
  5. Existe-t-il des preuves confirmant les études antérieures qui indiquaient et soutenaient que la satisfaction des victimes de crimes est davantage liée au processus qu’au résultat?

En examinant les développements concernant les droits de participation et les droits sociaux au cours des deux dernières décennies, le présent rapport identifiera toute recherche empirique qui aborde ces cinq questions pour chaque droit particulier. Contrairement aux rapports précédents, ce bref rapport ne fera aucune déclaration prescriptive quant à ce qui pourrait être nécessaire pour une future réforme du droit. Le reste du présent rapport a plutôt pour objectif plus modeste de décrire la croissance continue de la réforme des lois et des politiques relatives aux victimes et de tirer des conclusions préliminaires sur la question de savoir si ces réformes semblent vraiment répondre aux besoins et aux préoccupations légitimes des victimes d’actes criminels.