Rapport de recherche sur le droit de la famille au Nunavut
2. CONTEXTE
L’une des principales raisons pour lesquelles nous avons entrepris cette recherche tient au fait que le Nunavut est un cas particulier au chapitre du développement du droit de la famille. Il bénéficie d’un contexte politique unique, d’un vaste Territoire et d’une majorité autochtone à la culture distincte et forte. Néanmoins, ce territoire fait partie du Canada et participe à nombre des institutions nationales. Les contextes, tant local que national, ont des répercussions considérables sur l’élaboration et la mise en œuvre du droit de la famille au Nunavut.
2.1 Profil du Territoire
2.1.1 Le contexte politique
Le Territoire du Nunavut — patrie des Inuits au sein de la confédération canadienne — est né d’une loi[4]promulguée aux termes d’un accord politique conclu entre la Fédération Tunngavik du Nunavut, le gouvernement du Canada et le gouvernement du Territoire. Le nouveau Territoire dont il est fait mention dans l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut[5] a été créé dans le cadre de la résolution officielle sur les revendications territoriales des Inuits de l’Arctique de l’Est. L’accord sur les revendications territoriales de 1993 et la création du Territoire, le 1er avril 1999, furent le fruit d’une lutte intense, menée de longue date et largement appuyée par les membres de la communauté en faveur de l’autodétermination[6].
Le nouveau gouvernement du Nunavut tente d’atteindre un équilibre unique en son genre. D’une part, il s’agit d’un gouvernement populaire avec des législateurs élus et responsables devant tous les citoyens, et des institutions gouvernementales (pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire) semblables à celles qui existent dans le reste du Canada. Les lois et règlements des Territoires du Nord-Ouest ont été maintenus et sont en vigueur au Nunavut depuis le 1er avril 1999; mais, plutôt que d’entreprendre la tâche immense de tout recommencer, le gouvernement a prévu d’apporter progressivement les changements nécessaires à la structure existante. D’autre part, afin de refléter son histoire unique et sa population, le gouvernement s’est engagé à faire du savoir et du savoir faire traditionnels des Inuits — concept connu sous l’expression « Inuit Qaujimajatuqangit » — la pierre angulaire du développement de toute la politique sociale et de toutes les institutions du Territoire[7]. L’élaboration des politiques sur le droit de la famille comme les réponses aux données fournies par ce rapport devront s’inspirer de ce contexte politique.
2.1.2 La géographie
Le Nunavut est un territoire qui s’étend sur près de deux millions de kilomètres carrés (1 994 000 kilomètres carrés). Il forme près du cinquième de la masse terrestre du Canada. Plus de la moitié du Territoire se situe au-dessus du cercle polaire et connaît une période où la nuit dure 24 heures l’hiver et une période où la lumière du jour brille 24 heures l’été. La majorité de la population vit dans 28 petites collectivités disséminées sur le Territoire dans trois régions principales qui sont, d’est en ouest, l’île de Baffin, le Kivalliq (également connu sous le nom de Keewatin) et le Kitikmeot.
La géographie du Territoire a des répercussions importantes sur l’implantation des services sociaux. Les collectivités sont extrêmement isolées et ne peuvent être rejointes que par avion ou par bateau ou encore par des routes terrestres extrêmement difficiles. Cet éloignement réduit l’accès aux services, élève considérablement le coût de leur prestation et nuit souvent à la capacité des membres de la communauté de sentir qu’ils participent à la conception ou à l’élaboration de ces services locaux. Dans le contexte juridique, le phénomène du tribunal itinérant, qu’est la cour de circuit, illustre très bien ce genre de problème.
Qui plus est, les petites collectivités fondées sur des structures sociales aux liens très étroits engendrent des problèmes particuliers au plan juridique et au plan du droit de la famille. Plusieurs rapports ont dénoncé l’importance que jouait la géographie dans la violence faite aux femmes[8]. Les victimes de violence déclarent souvent n’avoir nulle part où aller, ce qui accroît terriblement leur vulnérabilité. Il est bien connu que les conflits au sein d’une collectivité mettent généralement en cause d’autres personnes que les personnes directement concernées. Les membres de la famille élargie peuvent prendre parti, ce qui représente un problème de taille dans une collectivité où l’anonymat est impossible à respecter et où les nécessités de l’existence s’obtiennent grâce aux contacts personnels. Le comportement des couples et leurs problèmes se retrouvent bien souvent sur la place publique. Le milieu social peut aussi exercer suffisamment de pression pour forcer les conjoints à rester ensemble. En cas de rupture, il arrive souvent qu’un des conjoints, ou même les deux, doive quitter la collectivité et renoncer de ce fait au soutien de son réseau social.
2.1.3 Les indicateurs démographiques et sociaux
Selon les données de Statistique Canada, on estimait à 27 700 personnes la population totale du Nunavut en l’an 2000. Cette population diffère de celle du reste du Canada de bien des façons. L’une des différences les plus importantes est sans aucun doute qu’elle est composée en grande majorité d’Inuits (83 p. cent en 1996) et que cette proportion continue de croître[9]. Les Inuits sont l’un des peuples autochtones du Canada et la plupart des Inuits du Canada vivent à l’intérieur des frontières du Nunavut, dans l’Arctique canadien[10].
L’usage largement répandu des langues autochtones, l’inuktitut et l’inuinaqtun, est un indicateur de la force et de la résistance de la culture inuite. De toutes les langues autochtones, c’est l’inuktitut qui se porte le mieux au Canada : selon le recensement de 1996, l’inuktitut était la langue maternelle de 17 660 personnes au Nunavut (71,6 p. cent). Quelque 14 740 personnes (59,8 p. cent) parlent l’inuktitut à la maison et 19 595 (79,5 p. cent de la population totale) peuvent s’exprimer dans cette langue. Un pourcentage important de la population parle uniquement l’inuktitut : 3 640 personnes (14,8 p. cent) ne parlent ni le français ni l’anglais[11]. L’usage répandu de l’inuktitut et de l’inuinaqtun et le pourcentage non négligeable de la population unilingue ont eu des répercussions importantes sur le système judiciaire et la mise en place de services sociaux dans le Territoire.
Une autre caractéristique propre à la population du Nunavut est sa forte proportion de jeunes. Le Nunavut a l’une des populations les plus jeunes et les plus rapides en expansion de toutes les provinces ou territoires du Canada. Près de la moitié (48 p. cent) de la population est âgée de moins de 15 ans et 56 p. cent de moins de 25 ans. Le jeune âge relatif de la population a des conséquences évidentes : un plus grand pourcentage des Nunavummiuts sont des parents, les ménages comptent plus de membres et les personnes deviennent parents plus tôt dans leur vie. Nous examinerons ces tendances plus en détail ci-dessous.
Les réalités sociales auxquelles sont confrontées les Inuits sont semblables à celles des autres peuples autochtones du reste du Canada et sont bien souvent très dures. Mentionnons entre autres les problèmes de pauvreté, de mauvaise santé et de pénurie de logements.
Le taux de chômage des Inuits est beaucoup plus élevé qu’ailleurs au Canada, et beaucoup plus élevé que dans la population non inuite du Nunavut. Selon les chiffres de l’Enquête sur la population active au Nunavut (1999), 28 p. cent des Inuits y étaient sans emploi comparativement à 2,7 p. cent pour les non-Inuits. Le taux de chômage chez les hommes inuits y était légèrement plus élevé que chez les femmes (29,1 p. cent comparativement à 26,7 p. cent).
Dans plusieurs des collectivités de petite taille du Nunavut, seulement 40 p. cent ou moins de la population avaient un emploi au moment de l’enquête[12].
De graves problèmes de santé minent la population du Nunavut et ont des effets considérables sur le fonctionnement des familles. On ne peut séjourner au Nunavut sans prendre conscience de la réalité tragique que cache un taux de suicide six fois plus élevé que celui de la moyenne nationale[13]. Cette statistique stupéfiante montre clairement l’existence de graves problèmes de santé mentale dans les collectivités. Bien que les Inuits soient en bonne santé physique à bien des égards, un trop grand nombre d’entre eux meurent de traumatismes[14] et tant l’alcoolisme que la toxicomanie causent d’énormes problèmes qui ont provoqué l’adoption d’une réglementation parmi les plus sévères du genre au Canada. L’accès à l’alcool est interdit ou contrôlé dans la plupart des collectivités nordiques. Résultat, le profil de la consommation d’alcool dans le Territoire est étrange : dans l’ensemble, les taux de consommation d’alcool au Nunavut sont sensiblement inférieurs à la moyenne canadienne, (57,8 p. cent par rapport à 78,4 p. cent)[15]. En revanche, la consommation excessive d’alcool (plus de cinq consommations en une seule occasion) chez les personnes qui boivent est très fréquente (25,6 p. cent par rapport à 8,8 p. cent). Mentionnons aussi que l’abus d’alcool est souvent signalé comme un facteur aggravant dans les cas de violence familiale et qu’il est l’une des principales causes d’intervention dans les ménages pour protéger les enfants.
On s’accorde en général pour dire que le manque de logements au coût abordable constitue l’un des problèmes les plus pressants. Le coût du logement au Nunavut est très élevé. Compte tenu du faible revenu des particuliers et des ménages, les résidents du Nunavut ont de la difficulté à trouver où se loger sans l’aide du gouvernement. Près de 60 p. cent des Nunavummiuts occupent des logements sociaux. Plus de 99 p. cent des locataires des logements sociaux du Territoire sont des Autochtones et plus de 96 p. cent des ménages du Nunavut dans le besoin sont également des Autochtones[16]. Le Territoire du Nunavut dispose actuellement de 3 579 logements sociaux[17], mais au mois d’août 2000, environ 1 100[18] familles attendaient une aide quelconque à l’habitation. Si l’on ajoute à cela les 2 579[19]jeunes âgés entre 14 et 18 ans, il faut s’attendre à ce que la demande augmente de 260 habitations par année au cours des cinq prochaines années.
2.2 Le concept de l’inuit Qaujimajatuqangit (iQ) et les familles inuites
Dans son premier énoncé de principes, le Mandat de Bathurst, le Cabinet du gouvernement du Nunavut a affirmé que le concept de « l’Inuit Qaujimajatuqangit fournirait le cadre dans lequel il entendait bâtir un gouvernement ouvert et responsable
»[20]. On a souvent imputé l’échec de nombreux programmes sociaux à l’incompatibilité entre des programmes imposés et conçus par le sud du pays et la manière de vivre des Inuits.
Affirmer l’importance du concept du IQ ne contredit pas pour autant l’importance de la diversité chez les Inuits, hier comme aujourd’hui. Il existe une diversité régionale considérable. L’âge, le sexe, la religion, la situation sociale et la langue sont autant de facteurs qui façonnent l’expérience personnelle des Inuits et leur participation à leur culture. Nous remarquons souvent que chaque collectivité est unique et que chacune a sa propre histoire, ses propres problèmes, objectifs et ressources. Le fait de ne pas avoir tenu compte de cette diversité a constitué une autre entrave importante à la création de programmes sociaux. Ce problème a été exacerbé par une optique socio-scientifique — particulièrement marquée dans les études juridiques — où l’on décrivait la structure sociale inuite comme « simple » ou même comme « anarchique » car elle ne reflétait pas les institutions gouvernementales de type occidental[21]. Ces mêmes spécialistes ont étudié le mode de vie inuit sans prêter beaucoup d’attention au rôle déterminant de la dynamique familiale dans le maintien de l’ordre et du bien-être. Une planification des programmes imposée de l’extérieur a reproduit les thèses des spécialistes en sciences sociales sans tenir compte de l’opinion des membres de la communauté.
Au risque de généraliser, on peut cependant avancer que la famille a toujours été l’un des piliers importants du mode de vie inuit. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les Inuits ont vécu en groupes de familles élargies. Une ou deux familles se déplaçaient, se regroupaient et chassaient ensemble tout au long de l’année. L’été, quelques familles pouvaient se rassembler. L’histoire nomade des Inuits, et surtout l’importance de la famille tout au long de cette histoire, se reflète dans la vie contemporaine de la communauté. Au sein de pratiquement toutes les grandes collectivités, la population se compose d’une poignée de familles, et les liens solidaires entre les membres d’une même famille y sont parfois très forts. Ila- est la racine du mot désignant la « famille élargie », ilagiit, signifie « qui appartient » ou « qui est avec moi, qui n’est pas mon ennemi »[22]. Quand surgit un désaccord important, la pression sociale peut perturber l’accès aux services et aux occasions possibles, en plus de miner le respect de la collectivité pour un de ses membres. La personne visée peut se voir forcée de ne plus fréquenter la coop (ou magasin local) ou un programme donné d’éducation pour adultes de manière à ne pas avoir à rencontrer les membres de la famille de sa conjointe ou de son conjoint; les membres de la famille d’un individu au « comportement inconvenant » peuvent craindre des représailles s’ils travaillent pour un parent de la personne que l’on perçoit comme ayant été lésée.
La collectivité de Chesterfield Inlet représente un exemple patent de l’empiètement de la collectivité sur la famille et vice versa. Dans le cadre de notre recherche, nous devions avoir une rencontre communautaire dans chaque lieu où nous menions notre enquête. Au cours de la rencontre à Chesterfield Inlet, il est vite apparu évident que la collectivité se composait, en fait, d’une seule famille. Chaque personne était la descendante d’un seul couple ou était mariée à l’un des descendants de ce couple. La famille de cette collectivité s’étendait sur cinq générations. Un des anciens allait déclarer vers la fin de la rencontre que l’occasion qui se présentait de parler de droit de la famille était en fait une occasion d’aborder les problèmes de tous ordres que soulèvent les relations entre les membres de la collectivité dans son ensemble.
Un message revenait sans cesse au cours des entrevues et des rencontres : l’éclatement de la famille était indissociable de tout un ensemble de problèmes sociaux. Les réponses à l’enquête ont abondé également en ce sens. Le Mandat de Bathurst, qui prévoit qu’en 2020, le Nunavut sera un endroit où :
« Des collectivités à visage humain, sûres d’elles-mêmes, savent répondre aux besoins des individus et des familles
;- L’éducation et l’instruction des enfants, les "Iilagiinniq" (liens de parenté) et les "Innuqatigiinniq" (liens avec la collectivité) s’insèrent dans un processus communautaire collectif. »[23].
reconnaît aussi ce fait.
Un droit de la famille qui tenterait d’aborder les problèmes d’aide, de garde des enfants ou de propriété sans égard à la vie des personnes, à la structure unique de la famille inuite élargie et aux questions concernant la collectivité dans son ensemble, risquerait de ne pas répondre au concept de l’Inuit Qaujimajatuqangit et, par conséquent, manquerait d’efficacité.
Au sein des familles, les Inuits ont des traditions bien définies en ce qui concerne l’éducation des enfants, les rôles et responsabilités des membres de la famille immédiate et de la famille élargie, les difficultés relationnelles et même la violence[24]. Nous avons consigné ces traditions, quand cela s’avérait possible, dans la discussion sur les résultats de notre étude. Plus précisément, nous avons examiné le rôle actif de la famille élargie dans l’éducation des enfants. L’expression la plus commune de ce phénomène est celle de la tradition de l’adoption selon les coutumes. Il existe également un certain nombre d’ententes moins officielles concernant la garde des enfants et régulièrement appliquées par les membres de la famille. Un autre point important est le rôle central des parents dans les décisions relatives aux mariages et aux ruptures.
Dans l’ensemble, il ressort de la recherche ainsi que des données et des conclusions du présent rapport qu’il est nécessaire d’explorer davantage le concept de l’Inuit Qaujimajatuqangit dans la mesure où il peut être rattaché au droit de la famille. Notre étude montre qu’il est essentiel de procéder à un examen systématique de ces questions tant avec les anciens qu’avec les membres intéressés de la communauté.
2.3 Le système juridique du Nunavut
2.3.1 Tribunal unifié, cour de circuit et droit de la famille
Le Nunavut représente un cas à part dans l’élaboration du système juridique au Canada puisqu’il est le premier Territoire à s’être doté d’une structure judiciaire unifiée comportant un tribunal de première instance à palier unique. Depuis le 1er avril 1999, les pouvoirs, obligations et fonctions précédemment attribués aux tribunaux, aux juges et aux juges de paix des T.N.-O. sont désormais dévolus à la Cour de justice du Nunavut[25]. Comme nous l’avons souligné précédemment, la Cour de justice du Nunavut fonctionne sur une base itinérante, comme une cour de circuit. Sauf dans le cas de Iqaluit, les collectivités n’ont accès au système judiciaire que tous les trois à six mois, quand une cour de circuit, composée d’un juge de la Cour de justice du Nunavut, d’avocats, d’interprètes et d’autres fonctionnaires judiciaires, se rend sur place. Il existe de nombreux récits sur les activités de la cour de circuit, et plus précisément sur les débuts de ce système[26], qui jettent une lumière crue sur la nature étrange que représente le processus pour la communauté.
Pour ce qui est des questions familiales, le système judiciaire a connu d’autres problèmes systémiques qu’ont décrits de nombreuses études, notamment The Justice House: Report of the Special Advisor on Gender Equality [27],le rapport du Groupe de travail sur la réforme du droit de la famille dans les T.N.-O[28],et les options concernant l’organisation judiciaire au Nunavut[29]. Ces rapports ont tous, sans exception, dénoncé le manque d’accès à la justice, quand il s’agissait de questions touchant le droit de la famille, avec les structures judiciaires actuelles.
Ces lacunes découlent de plusieurs facteurs dont beaucoup sont indépendants de la volonté de quiconque. Pour n’en mentionner qu’un seul, principal responsable de l’absence d’accès aux services de justice familiale, disons que la justice du Nunavut accorde la priorité au droit criminel[30]. Ce choix de priorité reflète à la fois la réalité d’un taux très élevé d’actes criminels signalés sur le Territoire mais aussi les graves inquiétudes de la communauté à l’égard de cette criminalité et des réponses que peut lui apporter le système juridique. Toutefois, le fait de mettre ainsi l’accent sur la justice pénale engendre d’autres problèmes qui ont des conséquences néfastes sur le droit de la famille.
Les avocats spécialisés en droit de la famille sont peu nombreux. Pour l’instant, un seul avocat spécialisé en droit de la famille occupe un poste à temps plein à la Commission des services juridiques. On espère que deux autres postes d’avocat spécialisé en droit de la famille seront comblés. Aucun des avocats de pratique privée au Nunavut s’intéresse beaucoup au droit de la famille. Mis à part les deux avocats recrutés, les Nunavummiuts doivent recourir, pour se faire représenter, à un avocat des T.N.-O. ou parfois d’une province. Ces services seraient hors de prix pour quiconque devrait engager un procès au Nunavut. En ce qui a trait aux ressources communautaires, les travailleurs sociaux auprès du tribunal (en poste dans bien des collectivités, mais pas dans toutes les collectivités du Nunavut) n’ont encore reçu aucune formation en droit de la famille et les juges de paix ne traitent pas des affaires relevant du droit de la famille.
La structure de la cour de circuit a aggravé les difficultés dans la prestation des services de justice familiale. Les questions familiales ont systématiquement été reléguées au dernier rang de l’interminable liste du rôle, et on ne les aborde que si l’on a épuisé toutes les causes criminelles. Les avocats de la cour de circuit sont extrêmement occupés, surtout quand ils arrivent dans une collectivité où ils doivent souvent rencontrer les clients pour la première fois, le jour même où ils doivent les représenter. Très peu d’avocats — à supposer même qu’il y en ait — qui accompagnent la cour de circuit pratiquent le droit de la famille, de sorte que les personnes aux prises avec des conflits familiaux sont dans l’impossibilité d’obtenir des conseils juridiques. Dans le passé, il appartenait aux procureurs de la couronne de s’occuper de l’exécution des ordonnances alimentaires.
Au cours de nos visites dans les collectivités, nous avons appris que très peu des résidents du Nunavut considèraient la cour de circuit comme le lieu où traiter des questions liées au droit de la famille. Cette perception des choses se reflète clairement dans la réalité. En 1992, selon Katherine Peterson, conseillère spéciale sur l’égalité des sexes dans les T.N.-O., seulement dix des femmes de l’Arctique de l’Est vivant à l’extérieur d’Iqaluit bénéficiaient d’une ordonnance de pension alimentaire pour enfants, enregistrée auprès du Programme d’exécution des ordonnances alimentaires (PEOA) des Territoires du Nord-Ouest[31]. Au cours des neuf dernières années, la situation s’est cependant grandement améliorée et 81 bénéficiaires, dont 65 vivent à l’extérieur d’Iqaluit, profitent actuellement d’ordonnances en vertu du programme du Nunavut[32]. En revanche, comme le montre notre recherche, ce chiffre est encore bien en deçà des dix p. cent de personnes susceptibles d’être admissibles à cette aide.
Cette structure judiciaire unifiée a pour effet de simplifier considérablement les questions liées au droit de la famille. Les causes relatives à la garde des enfants et aux droits de visite, aux pensions alimentaires, à la propriété et à la protection de l’enfance seront toutes entendues par le même tribunal. Dans les cas de violence familiale, le même tribunal se chargera aussi des poursuites criminelles, il sera ainsi plus difficile d’ignorer la violence s’il y a eu des accusations criminelles. Les jeunes contrevenants seront eux aussi jugés par ce tribunal quand des programmes de déjudiciarisation ne seront pas disponibles ou lorsqu’ils ne seront pas appropriés. Cette compétence multiple du tribunal pourra être intéressante si elle simplifie les questions de compétence et si elle se concentre sur les questions de pouvoir et de sécurité, dans les causes de droit de la famille, qui empiètent sur le système de justice pénale. Mais, il faudra élaborer des règles de procédure et des structures de soutien pour que les parties soient capables de pouvoir encore accéder au tribunal inférieur dans le contexte de ce qui constitue aujourd’hui une juridiction supérieure plus complexe. Et surtout, le risque est réel de voir le droit de la famille occuper encore et toujours le dernier rang des priorités, compte tenu du volume écrasant des demandes qui pèsent sur le système de justice pénale. Enfin, il faut souligner que ce tribunal unifié ne comprendra pas les services sociaux qu’on associe parfois aux tribunaux unifiés de la famille dans le sud du Canada.
2.3.2 L’essor de la justice communautaire
Parallèlement à la structure judiciaire, le système juridique du Nunavut met l’accent sur l’élaboration de projets de justice communautaire[33]. Pratiquement chaque collectivité a son comité de justice communautaire (« CJC ») malgré des différences énormes entre les collectivités en termes de ressources, d’histoire et d’aspirations. Les CJC ont pour mission de travailler à la réconciliation et au ressourcement, quand un acte criminel a été commis (et, dans certaines collectivités, quand des personnes ou des couples prennent contact avec eux de leur propre chef). La consultation, sur une base individuelle (souvent avec la participation d’un aîné) ou sur une base familiale, est leur principal outil d’intervention.
Les CJC sont composés de bénévoles qui se réunissent régulièrement pour mettre au point des solutions de rechange au système judiciaire actuel. La plupart des cas concernent des contrevenants que leur ont référés la Gendarmerie royale du Canada et, à l’occasion, les procureurs de la Couronne. Les CJC ont l’appui du ministère de la Justice du Nunavut et du ministère de la Justice du Canada. Ils négocient actuellement des protocoles de déjudiciarisation avec la GRC, la Couronne et le ministère de la Justice du Nunavut pour chacune des collectivités.
Parmi les autres projets de justice communautaire, mentionnons le recrutement et la formation d’un plus grand nombre de juges de paix (89 au Nunavut en 1996)[34], le renforcement du programme des gendarmes communautaires (en ce moment, 22 gendarmes communautaires sont de service dans 15 collectivités du Nunavut), et tout un ensemble d’activités de prévention de la criminalité. Actuellement, les travailleurs sociaux supervisent les services de probation bien que l’on tente de mettre en place, dans chaque collectivité, des mécanismes de supervision communautaire distincts des services sociaux.
L’une des principales questions est de savoir comment mettre en place des services de droit de la famille conformes à ces initiatives sans toutefois utiliser à outrance des ressources déjà surexploitées. Peut-être faudra-t-il, à une date ultérieure, étudier plus à fond le rôle que pourraient éventuellement jouer les juges de paix ou les comités de justice communautaire dans la prestation d’une partie des services envisagés ci-dessous. On ne peut toutefois présumer pour l’instant que les CJC ou les juges de paix seront les instances appropriées pour faire ce travail.
2.3.3 La violence, les familles et la police
Le Nunavut est aux prises avec un problème de criminalité violente qui a fait l’objet de rapports solidement documentés sur la violence en général et sur la violence faite aux femmes en particulier[35].
La violence n’est évidemment pas un phénomène nouveau dans le Nord. De nombreuses histoires inuites déplorent le sort des victimes de violence. D’après l’une de ces histoires, le narval (mammifère marin qui apparaît aujourd’hui sur les armoiries du Nunavut) représente en réalité une victime de violence qui a grimpé sur une falaise pour échapper à son agresseur. Quand elle a vu qu’il allait l’attraper, elle a tressé ses cheveux pour en faire une longue natte dont elle s’est servi pour descendre de la falaise jusqu’à la mer; la célèbre défense du narval est le vestige de cette natte torsadée; et les taches sur sa peau blanche seraient en fait, dit-on, des traces d’ecchymoses.
En 1996, les Territoires du Nord-Ouest avaient le taux le plus élevé de crimes avec violence au Canada; le Centre canadien de la statistique juridique signalait un taux d’agression de 560 p. cent plus élevé que la moyenne nationale, et ce chiffre atteignait 730 p. cent dans les cas d’agressions sexuelles[36]. De plus, d’après les statistiques du Canada sur les peuples autochtones, les femmes autochtones sont beaucoup plus souvent victimes de violence que les femmes non autochtones. Huit p. cent des femmes non autochtones ont signalé avoir été victimes de violence conjugale au cours des cinq dernières années comparativement à 25 p. cent des femmes autochtones[37]. La différence statistique sur la violence conjugale faite aux hommes autochtones comparativement aux hommes non autochtones est moins importante. Les chiffres sont respectivement de 12 p. cent et de 7 p. cent.
Malgré la masse des preuves bien documentées sur la fréquence des agressions sexuelles dans certaines collectivités du Nunavut[38], un rapport au moins indique que « les taux d’agressions sexuelles signalées, avérées et classées sont particulièrement bas. »
[39] Non seulement le nombre des cas donnant lieu à des poursuites est peu élevé, mais peu se soldent par une condamnation ou autre mesure. C’est peut-être pour cette raison, et en dépit d’un taux de condamnation somme toute très élevé dans les Territoires[40], qu’on persiste à croire, surtout parmi les groupes de défense des femmes, que les agressions sexuelles et la violence faite aux femmes ne sont pas prises au sérieux par le système
juridique du Territoire[41]. Les statistiques les plus englobantes sur la criminalité n’indiquent pas à l’heure actuelle si les agressions surviennent à la suite d’une scène de ménage, pas plus qu’elles ne donnent de précisions sur les victimes et notamment sur leur sexe. Toutefois, il est certain que le plus souvent, les poursuites sont intentées contre des hommes adultes; à l’occasion, un rapport peut indiquer que les cas de violence familiale sont nombreux au Nunavut.
Notons également que des collectivités plus petites, comme Chesterfield Inlet, Whale Cove, Grise Fjord, Hall Beach, Repulse Bay et Umingmaktok, ont un taux de criminalité déclaré sensiblement plus bas. Cette situation peut s’expliquer de différentes façons. La pression sociale informelle y est peut-être plus forte, ou peut-être y déclare-t-on moins souvent les infractions, en partie parce qu’il n’y a pas d’agent de la GRC dans plusieurs de ces collectivités.
Le problème de la violence sous-tend une grande partie du débat sur le droit de la famille dans le Territoire et sera discuté dans plusieurs chapitres de ce rapport.
2.3.4 La protection de l’enfance et la prise en charge par l’État des responsabilités parentales
Le droit de la famille qui régit les séparations et les divorces veille aussi à la protection de l’enfance. Bien que ce soit le cas dans tout le Canada, ces deux facettes du droit se chevauchent particulièrement souvent dans le Nord. Le taux des enfants pris en charge y est très élevé[42]. Dans la mesure où la population considère le droit de la famille comme un phénomène distinct du droit criminel, on l’associe souvent au processus de retrait des enfants du foyer familial.
On peut expliquer de bien des façons les taux élevés d’enfants pris en charge. L’expérience des parents inuits s’inscrit dans le contexte plus large du retrait des enfants autochtones de leur famille ou de leur collectivité. Comme l’ont souligné de nombreuses études, ce phénomène du retrait, amplement répandu dans le passé, a eu de graves répercussions de génération en génération; de nombreux adultes ayant eu durant leur enfance des contacts limités ou dommageables avec leurs parents, leur propre expérience de parents peut représenter un défi[43]. Qui plus est, même si les internats n’étaient pas aussi répandus dans l’Arctique de l’Est que dans le reste du Canada, et même si l’expérience de l’internat a pu varier d’un individu à l’autre, nombreux sont les survivants des internats qui font le lien entre l’expérience qu’ils ont vécue quand on les a retirés de leur famille pour les mettre à l’école, le manque de confiance dans leurs propres aptitudes parentales et la perte de ces aptitudes. Ces facteurs peuvent influencer grandement la capacité d’un individu d’affirmer qu’il agit, en sa qualité de parent, dans l’intérêt supérieur de son enfant.
2.3.5 Réforme du droit de la famille : dans le Territoire et au Canada
Le gouvernement fédéral et le gouvernement du Territoire se partagent les compétences en matière de droit de la famille au Nunavut. Le gouvernement fédéral régit les mariages et les divorces, en vertu de l’article 91 (26) de la Constitution; le gouvernement territorial détient aussi, en vertu de la Loi sur le Nunavut, de larges pouvoirs comparables à ceux des provinces en matière de droit de la famille. Le gouvernement territorial régit la garde des enfants et le droit de visite, les pensions alimentaires et le partage du patrimoine familial, sauf dans le contexte d’un divorce. Il régit également la protection de l’enfance, l’adoption et la tutelle. Au cours des quelques dernières années, les deux ordres de gouvernement ont entamé un processus de réforme.
2.3.4.1 Le processus territorial
Au terme d’une longue période d’étude menée par le Groupe de travail ministériel sur la réforme du droit de la famille[44],le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest a refondu son droit de la famille à la suite d’un certain nombre de mesures législatives. En 1994, la première loi, la Loi de reconnaissance de l’adoption selon les coutumes autochtones[45], était adoptée et créait un corps de commissaires à l’adoption issus de la communauté, dont la tâche était d’officialiser les adoptions qui avaient eu lieu conformément aux coutumes autochtones (Voir la discussion sur l’adoption, ci-après). Tout un nouvel ensemble de lois est entré en vigueur en 1998 avec la promulgation de la Loi sur le droit de l’enfance[46], de la Loi sur le droit de la famille[47], de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille[48] et de la Loi sur l’adoption[49] qui régit les cas d’adoption privée visés par une ordonnance du tribunal. Seule une loi en matière de droit de la famille a été largement épargnée par ces changements, la Loi sur l’exécution des ordonnances alimentaires[50], laquelle donne au directeur du Programme d’exécution des ordonnances alimentaires le pouvoir de faire appliquer les ententes et les ordonnances alimentaires.
La Loi sur le droit de l’enfance porte sur presque toutes les questions juridiques se rapportant aux enfants dans le contexte du droit « privé » de la famille. Elle prévoit l’égalité des droits des enfants, sans égard aux parents ou à toute question de légitimité. Elle porte sur la preuve de paternité, quand celle-ci est mise en doute. Elle comporte des dispositions sur la tutelle des enfants et sur leur part du patrimoine familial. Elle régit les pensions alimentaires pour enfants, établit l’obligation pour les parents de subvenir aux besoins de leurs enfants, et voit à l’application par les tribunaux des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants. Cette loi permet l’élaboration d’« ententes parentales » et d’autres types de contrats familiaux qui peuvent être annulés par décision judiciaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant.
La Loi sur le droit de l’enfance régit également la garde des enfants et le droit de visite. Les deux parents ont, en principe, des droits égaux en ce qui a trait à la garde, à moins que le contexte de départ ne soit modifié. Une personne qui obtient le droit de garde « a tous les droits et toutes les responsabilités d’un parent », y compris le pouvoir d’agir pour l’enfant et en son nom. Lorsque plusieurs personnes ont la garde de l’enfant, l’une ou l’autre de ces personnes peut exercer ces droits et accepter d’assumer les responsabilités de parent. La loi stipule que l’exercice du droit de garde et des droits accessoires à la garde est « suspendu », sous réserve d’une entente ou d’une ordonnance de la cour, si les parents viennent à se séparer et ne vivent plus au même endroit. Cette « suspension » survient avec l’accord ou l’assentiment du parent qui ne vit plus avec l’enfant. Le droit de visite n’est pas suspendu dans ce cas. Ce droit comprend le droit de visite proprement dit et la possibilité de s’informer de la santé de l’enfant, de son cheminement scolaire et de son bien-être.
Toute personne peut demander la garde d’un enfant, mais doit obtenir l’autorisation de la cour si elle n’est pas un parent de cet enfant. À l’occasion d’une requête pour la garde ou le droit de visite d’un enfant, toute décision doit être prise en fonction de « l’intérêt supérieur de l’enfant, et […] du respect des différentes valeurs et pratiques culturelles »
[51]. Il faut tenir compte d’une longue liste de considérations quand il s’agit de déterminer les besoins de l’enfant et le contexte dans lequel il va vivre. La cour doit aussi examiner « toute preuve » concernant le comportement violent d’une personne qui demande la garde d’un enfant ou un droit de visite, quand cette violence s’exerce contre une conjointe ou un conjoint actuel ou passé, un
enfant ou un membre du ménage ou de la famille. La cour doit en outre tenir compte des effets réels ou possibles de ce comportement sur l’enfant, mais elle doit s’abstenir de considérer la situation financière des parents. De plus, on exige explicitement de lier toute preuve du comportement passé du parent à la capacité de ce dernier de s’acquitter de ses responsabilités parentales. La cour a le pouvoir de rendre une ordonnance sur la garde et le droit de visite ou sur toute situation incidente.
Il existe encore tout un éventail de dispositions concernant la garde des enfants et le droit de visite, y compris le pouvoir de la cour d’émettre une ordonnance de visite surveillée, de nommer un expert des questions de garde des enfants ou de droit de visite, et celui de faire respecter les dispositions sur le droit de visite tant par le parent qui a la garde des enfants que par celui qui a le droit de visite. Il existe aussi certaines limites aux pouvoirs que peut exercer le tribunal quand les litiges concernant la garde relèvent de plus d’une juridiction, mais aussi vis à vis des dispositions sur l’enregistrement des ordonnances.
La Loi sur le droit de la famille prévoit des contrats familiaux exécutoires et des dispositions en cas d’éclatement des ménages, régis par le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette loi représente un changement considérable par rapport à la loi précédente. Elle prévoit des droits identiques pour les couples qui se séparent, peu importe qu’ils soient mariés ou vivent en union de fait, celle-ci étant définie par une cohabitation de deux années au moins ou une cohabitation présentant une certaine permanence avec enfant. La loi prévoit le versement d’une pension alimentaire au conjoint sur la base d’un partage équitable de l’actif et du passif de la relation conjugale, la reconnaissance de la contribution des deux conjoints à cette relation et la reconnaissance de l’impact de la garde des enfants sur la capacité du conjoint de gagner sa vie et de poursuivre une carrière. La loi donne une définition ample du patrimoine familial et prévoit la répartition égale des biens familiaux nets entre conjoints. Les dispositions sur le domicile conjugal traitent de propriété et de possession. La loi prévoit également des ordonnances de médiation judiciaire et des ordonnances de ne pas faire.
Une demande en divorce suspend automatiquement toute procédure entreprise en vertu de la Loi sur le droit de l’enfance ou de la Loi sur le droit de la famille. Les parties peuvent demander au tribunal de poursuivre une procédure en cours distincte de la procédure de divorce.
2.3.4.2 Le processus national
À l’échelle nationale, depuis l’adoption et la mise en oeuvre des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, la population s’interroge de plus en plus sur les moyens prévus par le système juridique pour régler les litiges, entre parents séparés, soulevés par la garde des enfants et le droit de visite. Ce problème a fait l’objet d’études sérieuses dans de nombreuses juridictions. En décembre 1997, le gouvernement du Canada a créé le Comité mixte spécial sur la garde des enfants et le droit de visite. Ce comité a fait des recherches et mené des consultations publiques pour analyser ces questions et leur trouver les réponses les plus favorables aux enfants. Les consultations publiques et le rapport qui en est résulté, Pour l’amour des enfants[52], ont suscité un large consensus sur le besoin de changements, tout en révélant à bien des égards des points de vue divergents sur le type de changements nécessaires. Le gouvernement du Canada s’est engagé à apporter certaines modifications à la Loi sur le divorce[53].
On reconnaît sans difficulté à tous les niveaux du système que, pour les enfants, l’éclatement de la famille n’est pas perçu dans ses aspects juridiques mais comme une expérience troublante et difficile, déstabilisante et remplie d’incertitudes. Il est certain que des réformes juridiques qui n’instaureraient pas de mesures visant à combler ces besoins socio-émotionnels seraient inefficaces. Des mesures efficaces pour venir en aide aux familles aux prises avec un divorce et faire en sorte que les intérêts des enfants soient protégés requièrent le soutien de la communauté et les efforts conjugués d’intervenants dans un ensemble de disciplines. La collaboration entre les ordres de gouvernements est, elle aussi, nécessaire du fait qu’ils se partagent les compétences en matière de droit de la famille.
En réaction au débat public croissant sur cette question, on a pris la décision de mettre sur pied un projet fédéral-provincial-territorial (FPT) de recherche multidisciplinaire et de consultation pour :
- cerner les problèmes relatifs à la garde et au droit de visite qui surgissent avant, pendant et après les conflits familiaux;
- définir des choix possibles de réformes des lois et de création de services;
- promouvoir la création de services intégrés multisectoriels pour répondre à l’ensemble des besoins des enfants;
- élaborer une stratégie de mise en œuvre de ces réformes et services.
Le Comité FPT actuel sur le droit de la famille, organisme d’orientation stratégique à long terme, s’est vu confier le projet. Le comité, composé de conseillers en politique de droit de la famille du gouvernement fédéral et de chaque province et territoire, a élaboré une déclaration de principes et des objectifs sur la réforme de la garde des enfants et du droit de visite[54]. L’objectif premier du projet est de recommander des ententes sur la garde et le droit de visite qui favorisent avant tout l’intérêt supérieur de l’enfant. À la lumière de cet objectif, les réformes devraient :
- réduire les conflits et les procès entre parents et membres de la famille élargie;
- encourager des relations positives entre les enfants, leurs parents et les membres de la famille élargie;
- au besoin, protéger les enfants des conséquences néfastes de situations hautement conflictuelles et génératrices de violence.
Ce rapport s’inscrit à la base du processus mixte. Comme nous l’avons mentionné précédemment, avec la création du gouvernement territorial du Nunavut, il fut décidé que l’une des priorités, en matière de droit de la famille (en plus de la création d’un nouveau Bureau d’exécution des ordonnances alimentaires) était de mener une recherche sur l’évaluation des besoins d’information sur le droit de la famille et les services connexes dans le Territoire. Cette recherche devait aussi être l’occasion d’évaluer les récentes lois territoriales en vigueur.
Le ministère de la Justice du Nunavut a jugé qu’il serait prématuré de se pencher sur les questions de la garde et du droit de visite sans examiner par la même occasion d’autres problèmes connexes. À l’heure actuelle, le droit de la famille est rarement discuté au niveau de la communauté, et une enquête exagérément technique sur la garde et le droit de visite uniquement aurait probablement engendré du mécontentement chez les personnes désireuses de participer à l’élaboration du droit de la famille dans le Territoire. Comme il y avait eu peu de recherches de ce genre dans les territoires, le ministère de la Justice du Nunavut a décidé de profiter de l’occasion qui s’offrait pour recueillir de l’information sur l’ensemble des questions touchant au droit de la famille afin de raffiner ses propres priorités. Le ministère de la Justice du Canada a soutenu cette approche.
La présente recherche devrait faciliter le processus FPT car il s’agit du seul document rédigé dans les territoires sur leurs besoins vraisemblablement uniques en services de justice familiale. La recherche facilitera en particulier la préparation des consultations sur la garde et le droit de visite, qui se tiendront au Nunavut en 2001. Au Nunavut, la Commission d’examen des lois, la Maligarnit Qimirrujiit (MQ), a la responsabilité de mener les consultations au niveau des collectivités. Au cours du printemps, les cinq commissaires se rendront dans au moins la moitié des collectivités du Nunavut pour sonder la population sur la question de la garde et du droit de visite ainsi que sur d’autres aspects plus généraux du droit de la famille. En outre, un groupe de travail élargi sur le droit de la famille au Nunavut, comprenant les deux avocats du Nunavut travaillant sur le terrain, des représentants de la magistrature, la directrice des adoptions, le directeur de la Protection de l’enfance, la directrice du Programme d’exécution des ordonnances alimentaires auprès des services sociaux d’Iqaluit ainsi que des représentants du Conseil du développement social du Nunavut et un certain nombre de travailleurs sociaux, entreprendront aussi des consultations sur la garde et le droit de visite. Les commissaires de la MQ participeront eux aussi à ces consultations centralisées.
2.4 Résumé du contexte
Un certain nombre de questions contextuelles incontournables façonnent la vie familiale et, indirectement, le droit de la famille au Nunavut. La chose la plus importante est peut-être de déterminer non seulement les liens qui existent entre le concept de l’Inuit Qaujimajatuqangit et les modèles de comportements familiaux qui transparaissent dans les résultats de la recherche, mais aussi de voir dans quelle mesure les principes juridiques et les services existants peuvent répondre à ce QI.
Ces questions fondamentales peuvent être subdivisées en fonction des sujets abordés dans ce chapitre. D’abord, le contexte géographique domine la vie — et la question de la prestation des services — au Nunavut. La répartition de la population en de petites collectivités isolées dont les membres entretiennent entre eux des liens très étroits est un fait social fondamental qui régit tant le mode de vie des personnes et des familles que les activités du secteur public. En cherchant à comprendre pourquoi certains comportements existent de façon récurrente et comment répondre aux besoins sociaux, il est essentiel de garder à l’esprit le contexte dans lequel évolue la communauté.
Il faut également porter une attention particulière aux problèmes sociaux graves que connaît le Nunavut. La croissance de la population et la forte proportion de jeunes auront des conséquences importantes sur la formation des familles. Certains problèmes sociaux graves peuvent contribuer à l’éclatement de la famille ou en compliquer l’issue. Le chômage, la pénurie de logements, la pauvreté endémique et d’autres problèmes de santé graves, dont la dépression, le suicide, l’alcoolisme et la toxicomanie constituent autant de problèmes auxquels sont confrontés les Nunavummiuts, mais leurs effets directs et indirects sur la vie de la famille et le droit de la famille n’ont pas encore fait l’objet d’une étude adéquate. L’un de ces problèmes sociaux relève directement du droit de la famille : l’ampleur de la violence faite aux femmes. À ce jour, on a surtout répondu à ce problème par des mesures de criminalisation. Trouver des mesures civiles qui répondront à la violence tout en permettant de régler de façon constructive le cas des relations destructrices et abusives, voilà tout un défi pour le droit de la famille.
Le système judiciaire actuel, en particulier la cour de circuit, est souvent l’objet de critiques car il ne répond pas aux besoins du droit de la famille. En revanche, certains changements récents, notamment la structure judiciaire unifiée et le renforcement des institutions judiciaires communautaires, comme les juges de paix et les comités de justice communautaire, pourraient permettre d’améliorer l’accès au système. Les lois sur la famille ont aussi connu des changements importants, notamment la simplification de la reconnaissance de l’adoption selon les coutumes, l’élargissement substantiel des droits des conjoints de fait, une définition plus précise du rôle des contrats familiaux, la clarification des droits de garde et de visite et des facteurs liés à l’« intérêt supérieur de l’enfant ». En prévision d’une réforme possible de la législation fédérale sur le divorce, et compte tenu du processus mixte de consultation, il est primordial d’examiner l’incidence éventuelle du cadre législatif en pleine évolution; de voir si les changements apportés ont ou devraient avoir une incidence sur les services au niveau du Territoire et des collectivités; et d’évaluer ce que la population connaît du système judiciaire.
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