Rapport de recherche sur le droit de la famille au Nunavut
1. INTRODUCTION
Le 1er avril 1999, le nouveau Territoire du Nunavut était créé, dans la partie orientale des Territoires du Nord-Ouest. Les lois existantes des Territoires du Nord-Ouest y ont été maintenues, avec quelques modifications. Le Nunavut est alors devenu admissible à l’obtention de fonds du ministère de la Justice du Canada, par l’entremise de l’Équipe sur les pensions alimentaires pour enfants. Ces fonds devaient être affectés à la mise en oeuvre des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants. Le ministère de la Justice du Nunavut, après avoir fait siennes ces lignes directrices à travers la législation des Territoires du Nord-Ouest, et après avoir utilisé le financement de base pour mettre en place un Programme d’exécution des ordonnances alimentaires pour le Territoire en 1999-2000, a proposé d’utiliser les fonds prévus pour la mise en œuvre à des recherches essentielles à l’élaboration du futur droit de la famille au Nunavut.
Le ministère de la Justice du Nunavut y a vu l’occasion d’explorer un domaine où peu de recherches encore n’avaient été faites. Le droit de la famille semble être éclipsé par deux facteurs principaux. D’abord, la nécessité pressante, dans le Nord canadien, de devoir procéder à une réforme de la justice pénale laisse souvent peu de place aux interventions dans d’autres secteurs. Ensuite, comme le Nunavut et les Territoires du Nord-Ouest n’ont toujours disposé que de très peu de ressources pour le droit de la famille, les gouvernements ont eu tendance à se fier aux études, au droit, aux politiques et aux modèles juridiques du reste du Canada. C’est ce qui s’est passé avec la réforme nationale en matière de droit de la famille même si celle-ci n’est pas toujours compatible avec la vie de la famille ou le caractère distinct de la culture dans le Nord.
1.1 Objectif de la recherche
Le nouveau gouvernement du Nunavut a voulu mieux comprendre comment les membres des collectivités percevaient le droit de la famille et son utilisation. Bien que le Nunavut ait hérité des lois du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, il a pour mandat de réexaminer ces lois et ces programmes pour s’assurer qu’ils conviennent au Territoire et plus précisément à sa majorité inuite. Ce mandat a incité certains groupes à se demander s’il était possible de concilier d’une part le droit de la famille actuel et les services existants qui s’y rattachent et, d’autre part, les intérêts et les besoins de la communauté. Bien que l’on reconnaisse généralement l’existence de certaines difficultés concernant par exemple l’accès au droit de la famille au Nunavut, on comprend mal, par ailleurs, certains des autres problèmes et solutions possibles de sorte que la nécessité d’un tel projet de recherche s’est avérée évidente. Voici certaines des questions auxquelles il fallait répondre :
- Quels sont les principaux besoins des collectivités en matière de services de justice familiale actuellement non satisfaits?
- Quelle serait la meilleure façon de répondre à ces besoins, d’après les membres des collectivités?
- Quels sont les services disponibles et quels sont ceux qu’on utilise au niveau des collectivités?
- Le gouvernement peut-il remanier les services existants pour mieux les adapter à la vie d’un plus grand nombre de personnes vivant dans les collectivités?
- Quels sont les aspects satisfaisants ou non satisfaisants des lois et des services actuels?
- A-t-on déjà mis en place certains modèles?
- Comment les membres des collectivités souhaitent-ils résoudre les problèmes découlant de l’éclatement de la famille et quel rôle, le cas échéant, les tribunaux peuvent-ils jouer à cet égard?
- Quel est le rôle de l’information juridique dans l’accès à la justice?
- Qu’est-ce que les membres des collectivité savent, ignorent ou souhaitent savoir?
- Que faudrait-il pour que l’information sur le droit de la famille devienne utile aux membres des collectivités?
- Comment ce droit pourrait-il venir renforcer les valeurs communautaires de soins et d’aide à donner aux enfants?
- Comment ce droit pourrait-il favoriser la sécurité des femmes et des enfants victimes de violence au foyer?
- Quelles instances du droit de la famille seraient-elles susceptibles de promouvoir l’objectif d’équité entre partenaires au moment d’une séparation ou d’un divorce?
Globalement, les objectifs de cette recherche étaient de :
- rassembler des données sur des questions se rapportant au droit de la famille, telles que l’adoption, le divorce, la séparation, l’utilisation des services;
- recueillir des témoignages sur la façon dont les familles du Nunavut, en particulier au sein de la population inuite, gèrent et traitent les questions de droit de la famille au niveau des collectivités;
- mieux comprendre les problèmes d’accès au droit de la famille et, aussi, améliorer les communications pour sensibiliser la population au droit de la famille, aux droits découlant du droit de la famille et aux services juridiques connexes offerts au Nunavut.
La liste des questions pouvant donner lieu à une recherche potentielle était longue et il était clair que l’entreprise ne serait pas des plus faciles. Du point de vue du ministère de la Justice du Nunavut, il était toutefois important de trouver des réponses — mêmes incomplètes — à ces questions comme point de départ d’une réforme éventuelle du droit de la famille et de l’implantation de services. Nous espérons que l’information contenue dans cette étude permettra d’améliorer l’accès au droit de la famille et l’efficacité du processus tout en haussant le niveau de satisfaction des personnes vis à vis du droit de la famille et des services connexes offerts dans le Territoire.
Ce rapport a été conçu et rédigé principalement en fonction de deux auditoires principaux. Il constitue d’abord une tentative pour regrouper l’information sur le droit de la famille dont se serviront les décideurs et autres intervenants du Nord. L’objectif de ce rapport est de fournir des renseignements pertinents à l’élaboration de programmes et de politiques qui soient ancrés dans l’expérience concrète des familles du Nunavut plutôt que fondés sur les abstractions d’un système juridique ou sur des critères utilisés dans le sud. En second lieu, ce rapport deviendra une source de renseignements sur les questions de droit de la famille propres au Nord, et il s’adressera en cela aux décideurs du sud du pays qui conçoivent des programmes ayant des répercussions à l’échelle nationale. Un lecteur du Nord pourra très bien se passer du chapitre sur le contexte entourant les conclusions de notre étude, alors qu’un lecteur du sud devra d’abord se familiariser avec ce contexte avant d’examiner les ressemblances et les différences que révèlent les conclusions de la recherche entre les normes du Nunavut et les normes nationales.
1.2 Partenariat et recherche participative
Le fait d’avoir un petit gouvernement présente de précieux avantages, dont la possibilité extraordinaire de faire participer de nombreux intervenants de milieux différents à l’élaboration des décisions et des recommandations sur l’orientation de la politique relative au droit de la famille, et notamment à l’élaboration de ce projet de recherche.
Au départ, le gouvernement du Nunavut a voulu s’associer à la Commission des services juridiques chargée, pour le Territoire, de la vulgarisation juridique[1]. Il fut conjointement proposé de consacrer la première année des fonds importants de l’Initiative relative aux pensions alimentaires pour enfants, à la recherche, à l’évaluation des besoins, à l’étude des lois et aux questions que soulèvent les services et l’information. Le ministère de la Justice du Nunavut travaille aussi étroitement avec la Maligarnit Qimirrujiit, soit la Commission d’examen des lois du Nunavut.
Le ministère de la Justice du Canada a soutenu la proposition du Nunavut de procéder à cette étude et a largement contribué à son élaboration. Le service de recherche de l’Équipe sur les pensions alimentaires pour enfants a mis à notre disposition un chercheur dont nous avons grandement utilisé l’aide et les conseils. Le financement provenant de l’Initiative relative aux pensions alimentaires pour enfants a rendu possible la réalisation de ce projet en nous permettant de recruter un avocat à mi-temps et un chercheur à temps plein recruté localement. Ce dernier, un Inuit bilingue ayant l’expérience du développement communautaire, a aidé à la conception et à la mise en œuvre de différents projets sur une période de plusieurs mois. Comme nous le mentionnons ci-dessous dans la description des projets de recherche, les études ont été entreprises avec l’entière participation de la communauté. En plus du présent rapport d’ensemble, la recherche a permis l’élaboration d’une nouvelle Stratégie en matière de droit de la famille au Nunavut (Voir l’annexe IV).
1.3 Programme de recherche[2]
En 1999, le Nunavut a proposé de mener cette étude dans un délai correspondant à l’exercice financier 1999-2000 (du 1er avril 1999 au 31 mars 2000). Les projets décrits ci-dessous ont été menés à terme au cours de cette période bien que certains suivis et certaines tâches aient eu lieu ultérieurement. Par exemple, la saisie et l’analyse des données de l’enquête menée auprès des ménages ont été effectuées vers la fin de l’an 2000 grâce au financement et aux ressources du ministère de la Justice du Nunavut, de la Division de la recherche et de la statistique du ministère de la Justice du Canada, et de l’Équipe sur les pensions alimentaires pour enfants. Le programme de recherche consistait à réunir des données provenant de cinq sources principales :
- des données existantes;
- une enquête auprès des ménages;
- des rencontres avec des intervenants ou des membres des collectivités;
- un répertoire des services établi dans la plupart des collectivités;
- des commentaires préliminaires de la Maligarnit Qimirrujiit.
1.3.1 Examen des données existantes
Afin d’évaluer nos besoins en matière de données, nous avons brièvement examiné un large éventail de statistiques sociales disponibles pour le Nunavut. Cet examen avait trois objectifs : premièrement, nous ne voulions pas reproduire dans notre étude le travail de recherche déjà fait. Deuxièmement, nous voulions être capables d’évaluer certains aspects de notre étude en comparant nos propres données à d’autres données disponibles pour le reste du Canada. Enfin, nous voulions replacer les questions liées au droit de la famille au Nunavut dans le contexte plus large des problèmes sociaux qui affectent les Nunavummiuts (les habitants du Nunavut). En effet, il fallait absolument examiner certains facteurs comme les tendances démographiques, le taux d’occupation des logements, l’existence d’une criminalité violente et le chômage, autant d’éléments qui ont de graves répercussions sur les ressources dont diposent les personnes aux prises avec un éclatement de la famille, si l’on voulait privilégier une approche holistique des questions liées au droit de la famille.
1.3.2 Enquête auprès des ménages
L’enquête auprès des ménages a été conçue pour fournir des renseignements quantitatifs et en partie qualitatifs sur les relations familiales, et plus précisément sur les conséquences de l’éclatement familial sur ces relations, et des difficultés qui s’y rattachent. Des entrevues menées localement ont permis de procéder à une enquête détaillée auprès de 342 ménages des collectivités du Nunavut. Celles-ci ont été choisies dans toutes les régions du Nunavut et étaient de différentes tailles. Le matériel d’enquête (Annexe II) se fondait dans l’ensemble sur l’Enquête sociale générale, cycle 10, de 1995. L’échantillon comprenait 311 Inuits, soit 91 p. cent de l’échantillon total, proportion légèrement au-dessus de la proportion d’Inuits dans l’ensemble de la population. Parmi les participants à l’enquête, il y a eu 193 femmes et 149 hommes. Bien que l’échantillon ne soit pas tout à fait représentatif, cette vaste enquête nous renseigne sur de nombreuses questions fondamentales.
1.3.4 Répertoire des services
Afin de mieux saisir l’ampleur des services d’aide aux familles disponibles au Nunavut, nous avons mené des entrevues auprès de responsables municipaux dans dix-sept collectivités du Nunavut. Nous leur avons demandé leur point de vue sur les problèmes relevant du droit de la famille et sur les services existants. Les renseignements recueillis dans le cadre de l’enquête auprès des ménages nous ont permis de mieux situer les réponses obtenues en termes de ressources disponibles pour répondre aux problèmes familiaux de chaque collectivité. (Le questionnaire se trouve à l’annexe III.)
1.3.3 Rencontres communautaires et entrevues
Dans le cadre de l’enquête auprès des ménages, au moins un responsable du secteur des politiques au ministère de la Justice du Nunavut, et le plus souvent deux responsables, se sont rendus dans chacune des cinq collectivités visées par l’enquête pour y tenir des rencontres communautaires, mener des entrevues et procéder à des interventions directes. À l’extérieur de la capitale, Iqaluit, des assemblées publiques ont eu lieu dans chaque collectivité pour expliquer la nature de l’enquête et solliciter de l’information sur les problèmes éprouvés par chacun à l’intérieur du cadre actuel du système de droit de la famille. Nous avons annoncé les assemblées à la radio et sur la chaîne de télévision locale et avons communiqué à l’avance avec un certain nombre de responsables locaux pour les inviter à participer. Bien que la participation ait varié d’une collectivité à l’autre, nous avons rencontré de très nombreuses personnes, dont des agents de services sociaux, des membres du grand public, des femmes et des hommes issus de tous les groupes d’âges. (La liste partielle des participants se trouve à l’annexe V.)
Dans chaque collectivité, nous avons mené des entrevues individuelles avec les personnes souhaitant faire part de leur expérience particulière. Enfin, nous avons mené un certain nombre d’interventions directes dans chaque collectivité, notamment des visites dans des écoles secondaires et des collèges, et des annonces dans les églises locales et à la radio. En fonction du contexte, nous avons expliqué à la population la nature de nos recherches, fourni des renseignements sur le droit de la famille et sollicité des commentaires et des réactions.
1.3.5 Commentaires préliminaires de la Commission d’examen des lois
Comme nous l’avons mentionné précédemment, le droit de la famille a été défini comme un secteur d’action prioritaire pour que la majorité inuite dispose de lois et de lois conformes au QI, soit la façon inuite de faire les choses. En 1999, le gouvernement du Nunavut a créé la Commission d’examen des lois, organisme composé de cinq commissaires provenant de trois régions, pour consulter les collectivités et procéder à un examen global du cadre législatif du Territoire afin de s’assurer que les lois s’appliquent aux Inuits de façon appropriée. Au moment de mettre sur pied la commission, le premier ministre Paul Okalik a déclaré que le rôle de cette commission était d’éliminer les obstacles législatifs que rencontraient les Inuits. Les commissaires ont examiné un certain nombre de stratégies pour évaluer la pertinence globale des lois dans un certain nombre de secteurs clés. Leur premier rapport a porté sur les changements de noms[3]. Au cours des dix-huit derniers mois, le droit de la famille est devenu l’une de leurs priorités. À cet effet, les commissaires vont se rendre dans chacune des collectivités du Nunavut. Ce rapport leur fournira un contexte et une analyse statistiques qui facilitera la production de leur rapport final.
1.4 Vue d’ensemble du rapport
L’essentiel de ce rapport comprend quatre chapitres :
- un aperçu du contexte du droit de la famille;
- un examen des résultats des programmes de recherche sur les questions juridiques de fond;
- un examen de la recherche entourant le processus juridique;
- des conclusions.
Dans le premier chapitre, sont abordés différents facteurs contextuels qui auront immanquablement un effet sur l’élaboration du droit de la famille et des programmes connexes dans le Territoire. Parmi ces facteurs, mentionnons la géographie du Territoire, des indicateurs démographiques et plusieurs indicateurs sociaux importants, des changements politiques survenus dans le Territoire et notamment l’importance donnée au QI et à la vie familiale. Le rapport comprend également un bref examen de la situation juridique sur le Territoire : les institutions, dont la cour de circuit et les comités de justice communautaire, certains problèmes comme la violence faite aux femmes, problème qui au Nunavut semble dominer les discussions sur le système juridique. Un examen du contexte juridique de la recherche au niveau de la communauté comporte un aperçu de la réforme récente du droit sur le Territoire et de la réforme de la garde et du droit de visite à l’échelle nationale. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les lecteurs nordiques peuvent décider de sauter ce chapitre puisque les aspects qui y sont abordés leur sont plutôt familiers.
L’aperçu des résultats de la recherche se divise en deux parties principales : un examen des questions juridiques de fond et une discussion du processus de recherche.
En ce qui a trait aux questions juridiques de fond, les conclusions relatives à l’unité familiale portent sur la taille et le caractère largement multigénérationnel des familles du Nunavut. Le rapport discute des deux principaux modes de constitution des familles. Tout d’abord, il couvre le mariage et les unions de fait (et notamment la fréquence de ces types d’union), les relations antérieures des participants, l’âge auquel on se marie et les attentes par rapport au mariage. Ensuite, il aborde l’adoption (tant l’adoption selon les coutumes que l’adoption traditionnelle) comme un phénomène à part étant donné sa fréquence et les régimes juridiques distincts qui la régissent. Puis, le rapport étudie l’éclatement des ménages en considérant, une fois de plus, la fréquence, les motifs qui mènent à la séparation et les questions propres aux séparations temporaires. Les questions économiques (pension alimentaire pour conjoint et propriété) qui découlent de la séparation ou du divorce sont discutées en mettant particulièrement l’accent sur la question du domicile conjugal dans un contexte de pénurie de logements. Le chapitre suivant traite des questions concernant les enfants. La première porte sur le type de famille : quelles sont les structures familiales dominantes dans le Territoire? Ensuite, lorsque les parents sont séparés ou divorcés, le rapport étudie les ententes qui régissent les types de contacts que les enfants entretiennent avec le parent résidant hors du domicile conjugal et la question de l’aide financière destinée à ces enfants.
Le quatrième chapitre porte sur tout ce qui touche au processus, aux services et à l’information juridique. Certaines données reflètent la façon dont les membre de la communauté traitent des questions concernant leurs enfants ainsi que la présence ou l’absence d’ententes ou d’ordonnances judiciaires. Un examen des services existants et de l’utilisation de ces services donne une idée des difficultés réelles que pourrait rencontrer tout modèle de réforme fondé sur des services spécialisés. Il existe une préférence marquée pour certains types de services. Enfin, un examen de l’information et des connaissances juridiques révèle de sérieuses lacunes, met en lumière l’importance que revêt l’information sur le droit de la famille, tout comme une attitude positive vis à vis de la vulgarisation juridique.
Le dernier chapitre, celui des conclusions, tente de replacer les résultats de la recherche dans un contexte plus large. Il propose un certain nombre de conclusions et de recommandations. Certaines concernent la recherche proprement dite : des considérations méthodologiques, des secteurs pouvant faire l’objet d’études à l’avenir et la pertinence de pousser plus loin la recherche, par exemple. D’autres conclusions et recommandations visent des domaines où une réforme — législative notamment — mais surtout l’élaboration de programmes et de services pourraient être envisagées, tout en discutant des risques potentiels liés à ces réformes éventuelles.
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