Interaction entre les capacités de développement des enfants et l'environnement d'une salle d'audience : Incidences sur la compétence à témoigner
1.INTRODUCTION (suite)
1.1 Les enfants et les tribunaux
Au cours des vingt dernières années, le nombre d'enfants qui témoignent chaque année devant une cour pénale canadienne a augmenté de façon régulière. Loin d'être accidentelle, cette situation est due à la culmination de nombreux facteurs qui ont pris naissance au cours des deux dernières décennies. Cela a commencé par un changement d'attitude lent mais positif de la part des professionnels aidants vis-à-vis de la capacité des enfants à fournir des renseignements exacts au sujet d'événements s'étant produits dans leur vie. Ce changement d'attitude graduel envers les divulgations faites par des enfants a été renforcé en grande partie par les recherches en sciences sociales portant sur les capacités de témoignage des enfants qui ont été réalisées durant les années 80 aux États-Unis (Berliner et Barbieri, 1984; Goodman, 1984; Melton et Thompson, 1987; Myers, 1987; Whitcomb, Shapiro et Stellwagen, 1985). Dans les cliniques de santé mentale et les centres de traitement résidentiels, on commença à déceler chez de plus en plus d'enfants des symptômes comportementaux et émotionnels indicateurs d'abus antérieurs. Les travailleurs sociaux, les donneurs de soin ainsi que d'autres professionnels commencèrent à poser des questions de plus en plus précises, auxquelles les enfants répondirent en relatant des récits d'abus commis à leur endroit.
Cette attitude généralement plus favorable vis-à-vis de la crédibilité des enfants chez les professionnels, qui s'est développée au Canada au milieu des années 80, a coïncidé avec la publication du rapport de la Commission royale Badgley, selon lequel les abus commis envers les enfants représentaient un problème important au pays (Comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes, 1984). En réalité, cette étude nationale n'a fait que confirmer ce que les professionnels soupçonnaient déjà au sujet des cas qu'ils avaient à traiter, mais les conclusions de la Commission ont permis de sensibiliser davantage la population quant à l'étendue du problème. Des statistiques alarmantes se dégagent du rapport de la Commission, comme celles touchant l'incidence et la fréquence des enfants victimes d'abus au Canada, et le traitement apparemment inadéquat des cas d'abus par les systèmes censés les protéger. Les résultats ont suscité de vives discussions à tous les paliers de gouvernement. Comment notre société pouvait-elle mieux protéger les enfants canadiens contre la violence sexuelle et physique? On a déterminé qu'il fallait tout d'abord se mettre à l'écoute des enfants.
Le fait de mieux accepter le dévoilement de mauvais traitements présumés par des enfants a mené à une augmentation graduelle des cas signalés aux organismes compétents tels la police et la Société d'aide à l'enfance. Il est devenu rapidement évident que l'étape suivante devait comporter la mise en place, par lesdits organismes, de mesures appropriées en réponse aux abus dévoilés par les enfants.
Motivé par ce changement d'attitude positif, et reconnaissant le besoin urgent de réagir plus efficacement à ce problème social, le Canada a entrepris d'élaborer de nouvelles mesures légales afin de lutter contre les mauvais traitements dont sont victimes les enfants. Des lois ont été modifiées en 1988, notamment par suite de l'adoption du projet de loi C-15 en 1988 (Loi modifiant le Code criminel du Canada et Loi sur l'éducation, 1985). Ce projet de loi contenait des modifications importantes à la Loi sur la preuve au Canada et au Code criminel du Canada en ce qui a trait aux enfants-témoins et aux poursuites liées à des sévices sexuels infligés à des enfants. Les nouvelles dispositions comprenaient de nouvelles mesures protectrices importantes, plus particulièrement au regard des infractions sexuelles touchant les enfants, ainsi que des mesures visant à aider les enfants à témoigner au sujet de leur victimisation. D'autres modifications ont été introduites en 1993 (Loi modifiant le Code criminel du Canada et Loi sur les jeunes contrevenants, 1993).
Du point de vue de la participation des enfants au sein du système judiciaire, l'élimination de la nécessité de corroborer les témoignages sans serment et le rejet de la distinction entre un témoignage avec serment et un témoignage sans serment pour les enfants âgés de moins de quatorze ans figurent parmi les modifications législatives les plus importantes. Ces deux mesures visant l'acceptation des témoignages d'enfants par les tribunaux, qui était autrefois limitée, ont permis à toutes fins pratiques d'ouvrir les salles d'audience aux enfants afin qu'ils puissent témoigner, même s'ils n'étaient pas en mesure de prêter serment ou en l'absence de corroboration. Étant donné la nature particulièrement clandestine des abus sexuels commis envers les enfants, qui bien souvent ne sont accompagnés ni de blessures ni de rapports médicaux (Sas, Cunningham, Hurley, Dick et Farnsworth, 1995), et parce que de nombreux jeunes enfants ont de la difficulté à définir ce qu'est un serment (Bala, 1993; Sas et coll., 1993; Wilson, 1989; Wolfe, Sas et Wilson, 1987), ces deux modifications législatives ont permis à davantage d'enfants de témoigner devant les tribunaux de la violence dont ils ont été victimes.
Au cours des années 90, un certain nombre de cas de violence sexuelle et physique infligée à des enfants ont été dévoilés au public. Ces cas ont fait ressortir l'importance de donner suite aux divulgations d'abus faites par les enfants. La sensibilisation des Canadiens quant à l'étendue des mauvais traitements infligés aux enfants s'est accrue de façon notable lorsqu'ont été révélés les détails horribles d'un cas de mauvais traitements hautement médiatisé survenu à l'orphelinat de Mount Cashel, à Terre-Neuve (Harris, 1990). Cette affaire a soulevé une foule de questions. Comment était-il possible que tant d'enfants (maintenant adultes) aient souffert sans que personne ne le sache? Et en dépit des rumeurs de mauvais traitements au Mount Cashel, comment se fait-il que rien n'ait été fait?
Après le dévoilement de cette affaire, le public a été exposé, par le fait d'une couverture médiatique d'envergure, à la victimisation de groupes importants d'enfants résidant dans des pensionnats et d'autres établissements, à la prolifération des réseaux de pornographie infantile sur Internet et à l'existence de réseaux d'exploitation sexuelle infantile dans les grandes villes canadiennes (Sas, Hurley, Cunningham et Austin, 1997). Outre ces cas mettant en cause plusieurs victimes et plusieurs agresseurs, il s'est produit un certain nombre d'événements médiatisés où les victimes étaient des personnalités bien connues. Parmi ces cas, nous pouvons citer celui de Sheldon Kennedy. Sheldon Kennedy était une jeune vedette du hockey qui jouait pour l'équipe Swift Current Broncos de Saskatoon. À l'âge de 20 ans, il a dévoilé avoir été abusé sexuellement par son entraîneur, Graham James. Ce cas a propulsé à l'avant–scène le problème des mauvais traitements infligés aux enfants.
Comme nous pouvions nous y attendre, l'augmentation des cas médiatisés d'abus à l'égard d'enfants dans le cadre desquels des enfants ont été appelés à témoigner a donné lieu à des protestations accrues de la part des avocats de la défense concernant la véracité des récits faisant état d'actes de violence sexuelle et physique commis envers de jeunes enfants. Aux États-Unis, l'affaire Kelly Michaels (State v. Michaels, 1994) et l'affaire McMartin (Montoya, 1993), qui mettaient toutes deux en cause un grand nombre d'enfants d'âge préscolaire dans une garderie, ainsi que l'affaire Martinsville qui s'est déroulée en Saskatchewan (Roberts, 1995), ont mis en lumière les dangers potentiels que pouvaient comporter les récits d'agression d'enfants lorsque ces derniers subissaient des interrogatoires inappropriés et suggestifs. En comparaison, l'affaire Prescott (Blishen et Gummer, date inconnue; Pagnello, 1992) est un exemple d'une enquête criminelle visant plusieurs victimes et plusieurs agresseurs qui a été bien menée.
En réponse aux préoccupations soulevées par suite des cas survenus en Amérique du Nord et aux critiques relatives à des enquêtes menées dans d'autres pays (R v. Ellis, 1994)1 les chercheurs dans le domaine des sciences sociales mettent l'accent, depuis les cinq dernières années, sur la question délicate de la suggestibilité des enfants face aux questions suggestives et tendancieuses qui leur sont posées dans le cadre des entrevues judiciaires. De nombreuses études ont été effectuées sur la contamination potentielle des récits des enfants par les interrogateurs et sur la suggestibilité de la mémoire des enfants (p. ex. Bruck, Hembrooke et Ceci, 1997; Ceci et Bruck, 1993, 1995; Lyon, 1999; Poole et Lindsay, 1997, 2001).
Ces études sur la suggestibilité et la mémoire des enfants ont soulevé des préoccupations quant à l'exactitude des souvenirs chez les très jeunes enfants. Ces études ont toutes révélé que la mémoire des enfants était moins bonne que celle des adultes et était plus influençable à de l'information inventée après les faits. Certains avocats de la défense ont même soulevé la question à savoir si les jeunes enfants pouvaient fournir des récits crédibles devant un tribunal judiciaire.
Par suite de la réaction défavorable envers les témoignages d'enfants dans les salles d'audience, et à la lumière des résultats issus des études portant sur la suggestibilité des enfants, on a tenté d'élaborer des lignes directrices plus claires concernant les interrogatoires d'enfants ainsi que de meilleurs protocoles en matière de violence pour les organismes chargés de mener des enquêtes judiciaires (Coulborn-Faller, 1996; Poole et Lamb, 1998; Saywitz, 1995; Saywitz et Elliot, 1999). Ces nouveaux résultats de recherche ont fait de l'amélioration de la qualité et de l'intégrité des enquêtes une priorité.
En résumé, il s'est produit au cours des dernières vingt années de nombreux changements quant à la façon dont nous traitons le problème des enfants maltraités. Parmi les changements les plus notables, nous pouvons citer l'intervention accrue de la justice et le nombre de plus en plus important d'enfants-témoins à titre de plaignants dans des poursuites judiciaires. Dans la partie qui suit, nous aborderons la question de la présence des enfants dans les salles d'audience, et en particulier les attentes imposées aux enfants qui témoignent. Cette partie servira d'arrière-plan aux parties suivantes, qui porteront sur les divers aspects du développement des enfants et des effets de ceux-ci sur leur capacité à témoigner.
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