Les crimes motivés par la haine au Canada : Un préjudice disproportionné

2.0 LA MÉTHODOLOGIE

2.0 LA MÉTHODOLOGIE

Avant de présenter les statistiques sur le nombre de crimes motivés par la haine et sur le taux de signalisation de ceux-ci, examinons d'abord la définition qu'on en donne.

2.1 Les crimes motivés par la haine : le problème de la définition

La question de la définition constitue probablement le problème le plus difficile à régler en matière de classification et d'enregistrement des crimes motivés par la haine. Il faut examiner les données empiriques contenues dans ce rapport à la lumière des définitions qui ont guidé leur compilation. Si les définitions de ce type de crime varient énormément, les statistiques qui visent à mesurer la fréquence de l'activité seront contradictoires. Dans le présent chapitre, nous examinerons principalement les définitions utilisées par divers services de police du Canada et d'autres pays. Tout d'abord, nous tenons à soumettre au lecteur une définition générale fournie par quelques chercheurs dans ce domaine. Selon Garafalo et Martin (1991: 17) :

Un crime est motivé par la haine lorsqu'il est inspiré par une caractéristique de la victime qui révèle qu'elle fait partie d'un groupe à l'égard duquel le contrevenant nourrit une certaine antipathie.

Nous le verrons, les définitions utilisées par divers services de police sont plus précises et plus restrictives.

2.2 La définition des crimes motivés par la haine dans d'autres pays

2.2.1 Le Royaume-Uni

Pour les services de police du Royaume-Uni, ces crimes sont fondés sur le racisme. Constitue un crime motivé par la haine:

a) tout incident qui, pour l'agent enquêteur ou l'agent responsable de la plainte, a été motivé par le racisme; ou,

b) tout incident qui, selon une personne quelconque, a été motivé par le racisme (Maung et Mirrlees-Black, 1994).

La définition utilisée en Grande-Bretagne n'est pas complète en ce qu'elle exclut les crimes motivés par la haine qui visent des victimes autres que les minorités raciales. Ainsi, d'autres crimes motivés par la haine, notamment les actes dirigés contre les juifs ou les homosexuels ne font pas partie des statistiques officielles compilées par la police et nefont l'objet d'aucune enquête périodique sur les victimes des actes de violence (British Crime Survey). Par contre, cette définition a l'avantage d'invoquer précisément la perception de la victime, même si cette perception n'est pas celle de l'agent enquêteur.

2.2.2 Les États-Unis

Aux États-Unis, on trouve diverses définitions des crimes motivés par la haine. À preuve, les exemples suivants :

Crime motivé par la haine : toute action illégale visant à apeurer, agresser, injurier, intimider ou harceler un individu en tout ou en partie à cause de préjugés contre sa race, sa religion, son origine ethnique ou son orientation sexuelle, que ces caractéristiques soient réelles ou perçues (IACP National Law Enforcement Policy Centre, 1991).

Une action qui semble motivée par la race, la religion ou l'origine ethnique de la victime ou qui, selon la victime, est motivée par sa race, sa religion ou son origine ethnique (Maryland : voir Cook, 1992).

2.3 Définitions canadiennes des crimes motivés par la haine ou les préjugés

Certains services de police ont donné une définition claire de ces crimes en réponse à la demande du ministère de la Justice du Canada; pour d'autres, la définition ci-dessous est celle proposée par les directives relatives aux crimes motivés par des préjugés qui sont fournies aux agents de police.[3]

Service de police de la communauté urbaine de Toronto

Un crime motivé par la haine est une infraction criminelle perpétrée contre une personne ou contre un bien à cause uniquement de la race, de la religion, de la nationalité, de l'origine ethnique, de l'orientation sexuelle, du sexe ou de la déficience de la victime.

Service de police d'Halifax

Un crime motivé par la haine est une infraction criminelle perpétrée contre une personne ou un bien qui est motivée en tout ou en partie par la race, la religion, la nationalité, l'origine ethnique, le sexe, la déficience ou l'orientation sexuelle de la victime.

Service de police d'Edmonton

Crime motivé par des préjugés : une infraction criminelle perpétrée contre une personne ou un bien qui est motivée uniquement par la race, la religion, la nationalité, l'origine ethnique ou une caractéristique sexuelle de la victime.

Service de police d'Ottawa

Une infraction criminelle perpétrée contre une personne ou un bien lorsque le contrevenant ou le suspect est motivé par la haine ou les préjugés qu'il entretient à l'égard d'un groupe racial, religieux, ethnique ou sexuel ou de l'orientation sexuelle ou de la déficience d'un groupe.

Service de police de Winnipeg

Un crime motivé par la haine est une infraction de type traditionnel lorsque le contrevenant est motivé par les préjugés qu'il entretient à l'égard de la religion, de la race, de la nationalité ou de l'orientation sexuelle.[4]

Service de police de Montréal

La police de Montréal applique la même définition que celle de Toronto, (susmentionnée).

Ministère du Solliciteur général - Services correctionnels du Canada

Le crime est motivé par de la haine ou des préjugés fondés sur la race, la religion, l'origine ethnique ou l'orientation sexuelle de la victime.

Manuel sur les normes policières (Policing Standards Manual) Province de l'Ontario

Une infraction criminelle perpétrée contre une personne ou un bien lorsque le suspect ou le contrevenant entretient de la haine ou des préjugés à l'égard de la race, de la religion, de l'origine ethnique, de l'orientation sexuelle ou de la déficience d'un groupe.

Police provinciale de l'Ontario

Un acte criminel perpétré contre une personne ou un bien qui est fondé uniquement ou en partie sur la race, la religion, l'origine ethnique, l'orientation sexuelle ou la déficience de la victime.

Gendarmerie royale du Canada (GRC)

Officiellement, la GRC ne se sert pas de la catégorie « crime motivé par la haine ».Toutefois, les sections d'enquêtes relatives à la sécurité nationale de la GRC se penchent sur certains crimes motivés par la haine. Certaines formes d'extrémisme, notamment l'extrémisme criminel, politique ou religieux peuvent entraîner des actes que d'aucuns qualifieront de crimes motivés par la haine.[5] La plupart des crimes motivés par la haine décrits dans le présent rapport relèvent de la compétence des services de police municipaux ou provinciaux plutôt que de la GRC dans son rôle fédéral. La GRC recueille des renseignements sur les crimes graves motivés par certaines idéologies mais n'établit aucune statistique systématique sur les actes criminels inspirés par la haine.

Cette liste plutôt brève soulève une question de taille : jusqu'à quel point est-ce que la définition du crime motivé par la haine doit être globale? Certes, les définitions appliquées à Toronto et à Edmonton où, par exemple, le crime doit être motivé uniquement par une caractéristique de la victime, et celles plus larges qui comportent l'expression « en tout ou en partie » sont très différentes. Il n'y a aucun doute qu'il faut adopter une définition uniforme aux fins de comparer les statistiques des diverses provinces.

2.4 L'adoption d'une définition uniforme

Avant de recueillir systématiquement des statistiques sur les crimes motivés par la haine, il faudra adopter une définition uniforme du crime motivé par la haine ou les préjugés. Pour ce faire, un examen détaillé des définitions appliquées à l'heure actuelle par les services de police canadiens ou les organismes de l'extérieur du système de justice pénale, notamment B'nai Brith, s'impose. Certaines parties de la définition seront décisives. Par exemple, en vertu de la définition appliquée par les services de police de la ville d'Halifax, le crime motivé par la haine est une infraction motivée « en tout ou en partie » par la haine fondée sur certaines caractéristiques de la victime. La police de la communauté urbaine de Toronto applique une définition plus étroite du crime qui est fondé « uniquement » sur la race, la religion, la nationalité, l'origine ethnique, l'orientation sexuelle, le sexe ou la déficience de la victime.

Si la définition plus générale est adoptée, la police canadienne enregistrera certainement un nombre beaucoup plus élevé de crimes motivés par la haine. La version de Toronto semble trop étroite; presque aucun crime n'est commis pour un seul motif. À l'instar de la plupart des comportements humains, le crime motivé par la haine est probablement fondé sur de nombreux motifs. Encore une fois, l'expérience européenne s'avère intéressante. Les crimes motivés par la haine perpétrés contre les minorités en Angleterre ou contre les citoyens juifs en France n'ont pas été perpétrés au hasard en ce sens qu'un seul membre d'un groupe minoritaire en particulier a été visé. Quelle que soit la définition adoptée, elle doit s'appliquer à l'ensemble du pays; en cas contraire, les statistiques sur les crimes motivés par la haine seront inexactes.

Comme l'a souligné la Police de la communauté urbaine de Toronto dans sa réponse au ministère de la Justice du Canada :

Il est essentiel, à notre avis, que la définition et les critères qui permettent de déterminer le nombre des crimes motivés par la haine soient uniformes, de sorte que lorsqu'il s'agit de faire des comparaisons et d'élaborer des programmes, nous disposions de données solides et précises ... [en cas contraire] la Police de la communauté urbaine de Toronto pourrait signaler 150 crimes motivés par la haine alors qu'un autre service de police n'en signalerait que 70. Ces chiffres, fondés sur des définitions et des critères différents, seraient peu utiles aux fins d'analyse et d'élaboration de programmes.

La question de la définition du crime aux États-Unis présente également un certain intérêt. En 1994, plus de 35 États avaient adopté des lois sur les crimes motivés par la haine. Ces lois étaient différentes, mais tous les États avaient dû se pencher sur la question du degré de motivation requis. La jurisprudence américaine sur cette question est assez abondante et, dans l'ensemble, les réponses qu'elle apporte se situent entre la motivation unique et la motivation accessoire. C'est-à-dire que l'État doit démontrer que la haine qui motivait l'accusé constituait le motif principal du crime plutôt qu'un motif secondaire. Toutefois, la poursuite n'est pas tenue d'établir que le crime n'aurait pas été commis si le contrevenant n'avait pas été motivé par la haine.

L'adoption d'une définition qui impose un motif exclusif entraînera une très importante sous-estimation de la fréquence de crimes motivés par la haine. Plusieurs crimes motivés par la haine ne seront pas classés dans cette catégorie si une définition aussi étroite est adoptée.

Une comparaison des statistiques sur les crimes motivés par la haine compilées par deux services de police qui appliquent des définitions différentes, savoir ceux de Toronto et d'Ottawa permet de confirmer ce point. Tel que susmentionné, la ville de Toronto applique une définition fondée sur un motif exclusif. A Ottawa, toutefois, les lignes directrices sur les crimes motivés par les préjugés énoncent ce qui suit :

La présence d'un préjugé n'est relevée que si l'enquête révèle un nombre suffisant de faits objectifs qui permettent de conclure que les actions du contrevenant étaient motivées, en tout ou en partie, par un préjugé (Service de police d'Ottawa, 1994).

Si, à priori, la haine à l'égard de certaines races ou ethnies est la même dans les deux centres urbains, le nombre de crimes motivés par la haine devrait être beaucoup plus élevé à Toronto. Environ cinq fois plus d'infractions en vertu du Code criminel sont perpétrées à Toronto qu'à Ottawa (Centre canadien de la statistique juridique, 1994[6]). Il serait donc raisonnable de s'attendre à ce que le taux de crimes motivés par la haine signalés soit environ cinq fois plus élevé à Toronto qu'a Ottawa. En fait, la proportion plus élevée de minorités raciales et ethniques de Toronto, comparativement à celle d'Ottawa, donne à croire que la plus grande ville canadienne compte un taux encore plus élevé de crimes motivés par la haine, car ces groupes minoritaires sont les principales cibles de ce type de crime. Les données de B'nai Brith pour la même année confirment que le nombre de crimes motivés par la haine devrait être beaucoup plus élevé à Toronto (1993). En vertu des données de B'nai Brith, environ la moitié des actes antisémites commis au Canada se produisent à Toronto, alors qu'Ottawa ne compte que 16 p. 100 de l'ensemble de ces actes.

Que révèlent les statistiques de la police sur les crimes motivés par la haine? En1993, la police de Toronto a déclaré 155 incidents reliés à des crimes motivés par la haine. À Ottawa, pour la même période, 176 incidents ont été signalés. Ces chiffres s'expliquent du fait qu'un service de police applique un critère plus sévère aux fins de la définition d'un crime motivé par la haine (définition qui exige un motif exclusif). Les données américaines permettent de tirer les mêmes conclusions. Levin et McDevitt (1993: 171) constate que :

La ville de New York a enregistré 525 crimes motivés par des préjugés en 1991 alors que Boston ne déclare que 218 incidents; or, Boston ne compte qu'un dixième de la population de New York. Cette statistique est certainement due à la définition plus large du crime motivé par la haine adoptée par la police de Boston ou, plus précisément, au critère d'intention moins sévère auquel il doit être satisfait aux fins de la classification d'un crime motivé par les préjugés.

Il est donc clair qu'il faut adopter une définition uniforme du crime motivé par la haine, de même qu'un critère uniforme d'application. Plusieurs groupes importants dans ce domaine, y compris la Police de la communauté urbaine de Toronto, l'ont recommandé.[7] De même, la définition plus large adoptée notamment par le service de police d'Ottawa semble la plus adéquate.

Bien entendu, une définition moins sévère comporte certains inconvénients. Si le motif n'est pas exclusif, il est probable que l'interprétation de ce qui constitue un crime motivé par la haine pourra varier et qu'il sera plus difficile de comparer les diverses statistiques obtenues.

2.5 Les rapports entre les diverses définitions du crime motivé par la haine et le projet de loi sur la réforme de la détermination de la peine

Une disposition fondamentale du récent projet de loi sur la réforme de la détermination de la peine (projet de loi C-41) prévoit des peines plus sévères pour les crimes motivés par la haine. Il serait donc essentiel que les définitions adoptées par la police et celle proposée par le projet de loi se ressemblent. Aux termes du projet de loi C-41, un crime motivé par la haine est une infraction qui : « est motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur la race, la nationalité, la couleur, la religion, le sexe, l'âge, la déficience mentale ou physique ou l'orientation sexuelle de la victime ».[8] Ce projet de loi est semblable aux dispositions législatives adoptées par d'autres pays. Par exemple, en vertu des modifications proposées à la Public Order Act de 1986 en Angleterre et au pays de Galles, la peine infligée est doublée pour toute infraction lorsque le tribunal est convaincu que l'infraction était motivée par le racisme.

Une comparaison de la définition du crime motivée par la haine proposée par le projet de loi sur la réforme de la détermination de la peine et des définitions appliquées par divers services de police révèle plusieurs incohérences. La définition proposée par le projet de loi est beaucoup plus large que plusieurs des définitions appliquées par les services de police. Par exemple, le projet de loi prévoit que lorsque le crime est motivé par la déficience physique de la victime, le tribunal peut infliger une peine plus sévère alors que ce motif ne figure pas dans la définition appliquée par le service de police de Winnipeg ou d'Edmonton. Il faut éliminer ces incohérences. Et, puisque la définition proposée par le projet de loi sur la réforme de la détermination de la peine a été approuvée par le Parlement, on peut soutenir à juste titre que la définition adoptée par les corps policiers devrait être conforme à la définition du projet de loi et non l'inverse.

Enfin, il faut souligner la nature de l'incident signalé à la police. Dans toutes les définitions susmentionnées, il faut que l'acte qui fait l'objet de l'enquête soit un acte criminel. Toutefois, certains pays ne visent pas uniquement les crimes éventuels. L'État du Maryland établit et analyse des statistiques sur les crimes motivés par la haine depuis 1981. Voici la définition adoptée aux fins de la cueillette de données :

Signaler tout acte qui semble motivé ou qui est perçu par la victime comme ayant été motivé par sa race, sa religion ou son origine ethnique (Cook, 1991: 107).

Il n'est pas nécessaire que l'acte viole quelque loi que ce soit.

2.6 Les limites des statistiques officielles sur les crimes motivés par la haine

2.6.1 Les crimes non signalés

Les statistiques du système de justice pénale comportent une lacune fondamentale, savoir qu'un certain nombre d'incidents ne sont jamais signalés à la police ni notés par cette dernière. Il s'agit de la statistique connue sous le nom de « chiffre noir » qui varie selon l'infraction à cause d'une multitude de facteurs, notamment la confiance du public à l'égard du système de justice pénale, la gravité du crime, l'importance des incitatifs financiers à signaler le crime et la possibilité que ce crime mette la victime dans l'embarras (voir Hood et Sparks, 1978). Pour certains crimes, comme l'agression sexuelle, le chiffre noir peut représenter plus de 90 pour cent des crimes réellement perpétrés alors que pour d'autres infractions, notamment le vol d'un véhicule ou le vol avec effraction (place d'affaires), le chiffre noir peut constituer aussi peu que 5 pour cent de l'ensemble des incidents.

Quel serait le « chiffre noir » des crimes motivés par la haine? En l'absence de données fiables, toute estimation de la proportion des crimes non signalés risque d'être spéculative. Toutefois, il existe plusieurs raisons de croire qu'entre toutes les formes de criminalité, les crimes motivés par la haine sont probablement les infractions les moins signalées. Premièrement, les victimes (directes ou indirectes), de même que les témoins peuvent craindre de nouveaux actes de violence si la police s'en mêle. Dans d'autres pays, il est apparu que les témoins hésitent surtout à signaler les cas de violence motivée par la race puisque ces crimes sont fréquemment commis par des gangs ou par des groupes de contrevenants. L'Angleterre, par exemple, a connu plusieurs incidents semblables. Dernièrement, un Bengalais a failli être assassiné par un groupe de 20 jeunes de race blanche dont seulement un a été accusé. L'attaque a eu lieu en plein jour et néanmoins, le juge a mentionné, en infligeant la peine au contrevenant, que la police avait fait face à « un mur de silence au cours de son enquête », à cause de la peur de représailles (Manchester Guardian, 1994).

Deuxièmement, dans un grand nombre de crimes motivés par la haine, ce sont des biens qui ont subi des dommages; ces crimes ne peuvent être évités qu'en améliorant les moyens de surveillance. Ni les ressources publiques ni les ressources privées ne sauraient assurer la surveillance continue des biens. Dans plusieurs pays européens, le signalement, à la police, d'actes de vandalisme motivés par la haine a provoqué d'autres méfaits motivés par la haine.

De plus, certaines victimes de crimes motivés par la haine ne communiquent pas avec les services de police parce qu'elles craignent les mesures qu'applique le système de justice pénale. Les minorités raciales sont la cible principale des crimes motivés par la haine. En réalité, comme le révèlent les statistiques de la police qui seront présentées plus tard dans ce rapport, ces groupes constituent la cible principale des crimes motivés par la haine qui comportent des actes de violence. Ces mêmes minorités raciales sont peut-être convaincues que les crimes motivés par la haine font partie d'un problème plus large de racisme dans certaines des principales villes du Canada (voir la Ligue des droits de la personne, 1993). Cette perception s'étend également au système de justice pénale. Ainsi, les minorités raciales craindront probablement la réaction de la justice pénale au signalement d'un crime perpétré contre un membre de leur communauté et ce sentiment pourrait très bien les empêcher de signaler le crime. Une récente étude a révélé que les membres de la communauté musulmane de Toronto, par exemple, ont affirmé qu'ils ne se sentaient pas à l'aise de signaler un crime à la police. Ce malaise sera probablement encore plus grand si le crime a été motivé par de la haine ou des préjugés. En ce sens, les crimes motivés par la haine se distinguent des autres crimes.[9] Il est également vrai que certains immigrants ne font peut-être pas confiance au système de justice pénale (particulièrement les agents de police) à cause d'expériences négatives dans leur pays d'origine. Ces personnes doivent franchir une barrière supplémentaire. Les services de police doivent en être conscients et faire des efforts accrus pour établir des liens avec ces personnes.

Les victimes de crimes motivés par la haine hésitent peut-être à contacter la police à cause des réactions négatives que ce geste pourrait entraîner. Il est possible que les membres des communautés gaies et lesbiennes ne souhaitent pas rendre public le fait qu'ils se trouvaient à certains endroits ou ils peuvent craindre certaines répercussions négatives s'ils signalent un crime motivé par leur orientation sexuelle (voir Herek, 1994: 102-103 pour un commentaire sur ce type de « victimisation secondaire »). Dans d'autres pays, la recherche a clairement révélé que les répercussions négatives liées au signalement de crimes « anti-gais » sont telles que la grande majorité de ces crimes ne sont pas signalés (voir Herek, 1989). Aux États-Unis, une étude très importante a révélé que les membres de la collectivité gaie étaient les cibles les plus fréquentes des crimes motivés par la haine même si ces incidents étaient très peu souvent signalés au système de justice pénale (voir Coldren, 1991; Herek, 1994). De même, l'attitude de certains agents de police à l'égard de la communauté gaie pourrait très bien constituer une entrave au signalement des crimes motivés par la haine. Pour les seules raisons susmentionnées, il serait peu sage de conclure que le nombre de crimes perpétrés contre les gais enregistrés par la police représente le nombre total de crimes réellement commis. À cet égard, les témoignages entendus par le comité parlementaire chargé de l'examen du projet de loi C-41, le projet de loi qui prescrit des peines plus sévères pour des crimes motivés par la haine, sont révélateurs. Plusieurs députés se sont interrogés sur l'utilité d'inclure l'orientation sexuelle comme motif de haine puisque, selon les chiffres « le taux de commission de ces crimes n'est pas trop élevé » (Chambre des communes, 24 novembre 1995, 65:28).

Enfin, les crimes motivés par la haine ne sont peut-être pas signalés à cause de problèmes particuliers que soulèvent les enquêtes. Pour qu'un crime soit classé crime motivé par la haine, l'agent doit obtenir des éléments de preuve de la motivation du contrevenant. Dans plusieurs affaires de crimes contre la personne, cela veut dire le langage utilisé par le contrevenant. L'agent de police doit porter une attention particulière aux circonstances qui ont entouré la commission de l'infraction et, sans formation spéciale, il pourrait lui être difficile de le faire (voir Levin et McDevitt, 1993, chapitre 12).

Il y a donc de bonnes raisons de croire que le nombre de crimes motivés par la haine non signalés est beaucoup plus élevé que pour l'ensemble des crimes. Signalons également que certaines victimes seront plus susceptibles que d'autres de signaler le crime aux services de police. L'examen de cette question déborde le cadre du présent rapport mais des statistiques américaines révèlent que les crimes motivés par la haine dirigés contre la communauté gaie sont particulièrement susceptibles de n'être pas signalés au système de justice pénale. Berrill (1992: 115) par exemple, décrit les conclusions d'une enquête nationale effectuée auprès de plus de 2 000 personnes dans huit villes. L'enquête a révélé que 15 pour cent de ces personnes avaient subi des voies de fait, 42 pour cent avaient reçu des menaces de violence physique et au moins 93 pour cent avaient été harcelées d'une manière quelconque à cause de leur orientation sexuelle. Herek et Berrill (1992: 40a) résument les données supplémentaires obtenues par l'enquête et concluent que :

le nombre d'incidents signalés dans ces études est époustouflant....les données, tant quantitatives que qualitatives, obtenues jusqu'à maintenant dressent un portrait affolant des sentiments anti-gais qui existent.

2.6.1.1 Taux de signalement des crimes motivés par la haine dans d'autres

La présente étude est la première à fournir des renseignements sur les crimes motivés par la haine au Canada et il est donc difficile d'affirmer avec certitude le pourcentage des crimes qui sont signalés à la police. Au mieux, nous pouvons tirer certaines conclusions à partir de données semblables dans d'autres pays. Les données du Home Office du Royaume-Uni de 1981 révèlent qu'une seule attaque à caractère raciste sur dix avait été signalée à la police (voir Bowling, 1994). Une enquête plus récente effectuée à Londres a révélé un taux de signalement encore moins élevé : seulement 5 pour cent des attaques à caractère raciste avaient été signalées à la police (voir Borough of Newham de Londres, 1987).

La dernière enquête britannique sur la criminalité révèle que les taux de signalement sont inférieurs chez les répondants antillais de race noire lorsque le crime est motivé par la race. Ainsi, 30 pour cent des infractions à caractère raciste étaient signalés à la police par rapport à 43 pour cent des crimes ne comportant aucun élément raciste (pour des raisons qui ne sont pas claires, les répondants d'origine asiatique ne semblent pas réagir de la même façon). Les auteurs d'un récent rapport fondé sur le British Crime Survey (BCS) ont conclu que :

Selon le BCS, le nombre d'incidents motivés par la race (en Angleterre et au pays de Galles) serait beaucoup plus élevé que le nombre d'incidents enregistrés par la police. En 1991, en Angleterre et au pays de Galles, la police a enregistré 7 882 incidents à caractère raciste contre 130 000 crimes et menaces motivés par la haine au cours de cette même période selon l'estimation « la plus conservatrice » du BCS (Maung et Mirrlees- Black, 1994: 20-21).

En fait, le chiffre noir est encore plus élevé puisque la police applique une définition plus large d'un incident à caractère raciste que celle utilisée par le BCS. Il n'y a aucune raison de croire que les agressions à caractère raciste seraient signalées en plus grand nombre au Canada. Ces données révèlent que les crimes motivés par la haine qui entraînent des blessures corporelles comptent parmi les formes de criminalité les moins susceptibles d'être signalées au système de justice pénale.

2.6.2 Problèmes de classification

Les statistiques officielles ne tiennent peut-être pas compte de certains crimes motivés par la haine puisqu'il appartient à l'agent de police de classer les infractions adéquatement. On comprendra que les agents de police hésitent à prendre une décision sur la motivation d'un suspect. Or, s'ils ne comprennent pas l'importance de déterminer si un crime a été motivé par la haine, les agents de police peuvent tout simplement éviter la question en prenant pour acquis qu'une agression est une agression peu importe le motif. Prenons par exemple, une altercation qui se transforme rapidement en bagarre. Au cours de la lutte, les adversaires se lancent des insultes à caractère raciste et une accusation criminelle est portée. S'agit-il d'un crime motivé par la haine? L'agression était-elle raciste? Le cas échéant, le racisme était-il le seul motif de l'attaque ou s'agissait-il tout simplement d'un facteur qui a contribué à exacerber le conflit? Seul l'accusé connaît la réponse[10], et il est peu probable qu'il s'exprime ouvertement sur cette question. Les crimes perpétrés contre les biens d'une minorité soulèvent un problème analogue au moment de l'enquête. À moins que le vandalisme adopte une forme particulière (notamment l'usage de symboles racistes), il pourrait ne pas être classé parmi les crimes motivés par la haine.

Les statistiques sur les crimes motivés par la haine comportent une autre lacune qui porte cette fois sur la nature du crime. Tel que susmentionné, seule une minorité d'agressions sexuelles sont signalées à la police. Par conséquent, il est probable qu'une étude sur la nature des agressions sexuelles fondée sur les affaires entendues par les tribunaux ne reflétera pas la véritable nature du crime. On peut en dire autant des crimes motivés par la haine. Les crimes motivés par la haine que décrivent les statistiques officielles pourraient s'avérer bien différents du type de crime que révélerait une enquête effectuée auprès des victimes et qui tiendrait compte d'incidents qui n'ont pas été signalés par le système de justice pénale.

Pour diverses raisons donc, les statistiques sur les crimes motivés par la haine qui ont été compilées jusqu'à maintenant sous-estiment probablement le nombre de ces crimes et présentent une image trompeuse du type de crimes perpétrés et des groupes qui sont plus susceptibles d'être visés.

Conclusion

La recherche effectuée dans d'autres pays nous amène à conclure que seul un petit pourcentage des crimes motivés par la haine -- peut-être un crime sur dix -- est signalé au système de justice pénale.

2.7 Sources de données

Les données examinées dans le présent rapport ont été obtenues de diverses sources. Toutefois, rappelons que ces sources ne forment qu'une petite partie des groupes canadiens qui s'intéressent aux crimes motivés par la haine. Le ministère de la Justice du Canada a obtenu ces données grâce à une demande de renseignements acheminée, en 1994, aux services de police de l'ensemble du pays, de même qu'à certains organismes dont B'nai Brith du Canada, qui établissent des statistiques sur les crimes motivés par la haine. De par leur nature, les crimes motivés par la haine sont difficiles à cerner. Cela veut probablement dire que, plus que pour tout autre crime, seules les données tirées de plusieurs sources permettront d'en fixer précisément le nombre. Ces sources comprennent notamment les statistiques de la justice pénale (telles que les données obtenues par la police), les enquêtes sur les actes de violence, de même que les sources de l'extérieur du système de justice pénale telles que les enquêtes périodiques menées par B'nai Brith ou les appels aux lignes téléphoniques d'urgence gaies et lesbiennes.