LA COUR SUPRÊME DU CANADA ET SON
IMPACT SUR L'ARTICULATION DU BIJURIDISME
I – La menace d'assimilation du droit civil par la common law
On perçoit souvent la Cour suprême du Canada comme un symbole de la cœxistence des traditions de droit civil et de common law. Créée en 1875 par le Parlement du Canada en vertu du pouvoir prévu à l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867[6] et composée de juges en provenance du Québec et des autres provinces[7], la Cour suprême du Canada devait devenir la cour générale d'appel pour le Canada. Il faudra toutefois attendre 1949 pour qu'elle ait ce rôle dans toutes les matières, y inclut les matières civiles[8]. Elle deviendra le tribunal de dernière instance pour toutes les causes, en provenance de toutes les provinces du Canada, qu'il s'agisse de droit civil ou de common law.
La création de la Cour suprême du Canada fait partie du mouvement de construction d'institutions nationales pour le Canada et son rôle s'inscrit dans le mouvement d'unification des droits nationaux de la fin du XIXe siècle[9]. Lors de sa création, on voit donc dans cette cour un moyen de développer un droit national unifié[10]. Ce rôle s'est largement manifesté par une faveur accordée à la common law dans l'interprétation du droit civil dans les premières années durant lesquelles la cour a siégé (A). Toutefois, face à la menace d'assimilation du droit civil par la common law et aux assauts de celle-ci sur la cohérence interne du droit civil, un mouvement de défense de l'intégrité du droit civil s'est développé. Celui-ci allait favoriser l'affirmation du droit civil en tant que système autonome de la common law (B).
A – L'influence prépondérante de la common law sur le droit civil
Peu avant la création de la Cour suprême du Canada, le Code civil du Bas Canada était adopté en 1866, codifiant les lois du Bas-Canada alors en vigueur en matière civile afin de les rendre plus accessibles aux populations anglaise et française.[11] Les lois alors appliquées sur le territoire du Bas-Canada et codifiées par le Code civil du Bas Canada étaient de sources mixtes, reflétant la cohabitation des deux traditions : règles tirées de la Coutume de Paris à laquelle s'ajoutaient certaines règles modifiées par des statuts de la province et quelques règles provenant de parties des lois d'Angleterre[12]. Compte tenu de la mixité des sources, la tentation d'interpréter certaines des règles codifiées selon les principes de la common law et les précédente anglais était forte, tout comme la croyance que les règles inspirées de la common law devaient avoir un certain caractère uniforme dans leur interprétation.
Un des exemples les plus utilisés pour démontrer cette croyance d'universalité des règles du Code civil et de la common law, tant dans leurs fondements que dans leur application, est certes celui de Canadian Pacific Railway Co. c. Robinson[13] où le juge Taschereau, pourtant civiliste, refusait d'accorder des dommages-intérêts pour solatium doloris en vertu de l'article 1056 du Code civil du Bas Canada en raison du fait que cet article ne pouvait être interprété comme tel, car le résultat eut été différent de celui de la common law. Pour certains, cette approche du juge Taschereau se voulait universaliste et ouverte à la multiplicité des sources[14]. Pour d'autres, il s'agissait d'un emprunt pur à la common law, qui n'a pas été fait en respectant l'économie générale du droit civil[15].
Dans d'autres cas, une distinction était établie quant au mode de raisonnement et à l'emprunt de sources « étrangères » selon que la disposition du Code tirait son inspiration d'une règle de common law ou d'une règle de droit civil. Dans le premier cas, il était courant de croire que, du même coup, on pouvait importer, dans l'interprétation de la règle énoncée dans le Code, le régime d'application d'une règle de common law dans son intégralité. Ainsi, par exemple, en matière testamentaire, il est clair que le principe de la liberté testamentaire est emprunté au droit anglais[16]. Il était donc courant de croire que toute question portant sur l'interprétation d'un testament et de la validité de ses clauses devait être approchée selon le droit anglais et ses techniques d'interprétation[17]. Il en fut ainsi dans l'affaire Renaud c. Lamothe[18] où les propos du juge Girouard sont révélateurs de cette tendance :
Lorsque le Code de la province de Québec est semblable au Code français, je comprends que la jurisprudence française doit être notre guide, au moins une haute autorité, qui a rarement été ignorée par cette cour, si jamais elle le fût, quelque différente qu'elle soit du droit anglais. […] Mais si notre Code est différent, s'il décrète un principe du droit anglais, n'est-il pas raisonnable de recourir à la jurisprudence anglaise pour l'interpréter? Or, — et ceci n'est pas contesté, — la liberté pleine et entière de tester nous vient de l'Angleterre. La France ne l'a jamais connue. Peut-on alors mieux faire que de suivre les principes consacrés par le Conseil privé dans une cause analogue, celle de King v. Tunstall, décidée en 1874, et rapportée aux Law Reports[19].
Il est intéressant de noter que la décision King c. Tunstall[20], citée par le juge Girouard, est une décision du Conseil privé portant sur une question en provenance du Québec, rendue l'année précédant la création de la Cour suprême. King v. Tunstall est précédente anglais, portant sur le droit civil de la province de Québec, appliquant toutefois le droit anglais à toute question relevant de l'exercice et des effets de la liberté testamentaire.
Autre fait intéressant à noter dans Renaud, l'origine anglaise de la règle n'a pas été le seul motif de rejet de la demande de « l'héritier ». Comme le motif soulevé par le demandeur en était un d'ordre public, le juge Girouard a aussi fondé la décision de la Cour sur la nécessité d'appliquer uniformément la règle applicable à la capacité de donner et de recevoir par testament :
[I]l est de l'intérêt de la province de Québec et de toute la Puissance, que, sur un sujet comme celui que nous considérons, il y ait uniformité de jurisprudence. Singulier spectacle que serait celui où un legs, comme celui fait aux héritiers Renaud, serait valide dans toutes les provinces, à l'exception de Québec et ce pour des raisons d'ordre ou d'intérêt public[21].
Il apparaît, de façon générale, que le rapport entre droit civil et common law ne s'est pas toujours articulé de manière à voir, entre les deux traditions, une relation de réciprocité et d'égalité. Les critiques des premiers jugements de la Cour suprême du Canada ont généralement souligné la place prépondérante de la common law durant cette période, même dans l'interprétation du droit civil québécois. Plusieurs ont déjà fait une analyse de l'évolution de la Cour suprême du Canada en ce qui a trait à l'interprétation et à la place qu'elle a accordée au droit civil dans ses jugements. Nous ne comptons pas refaire ce parcours[22]. Il convient toutefois de noter quelques éléments importants de cette époque qui peuvent, dans une certaine mesure, nous éclairer sur le développement des relations entre droit civil et common law et la reconnaissance assez tardive de la place égale du droit civil dans ses rapports avec le droit fédéral et la common law.
Dans le contexte canadien de la fin du XIXe siècle, l'unification du droit national ne pouvait se fonder sur le droit civil, ni même en tenir compte formellement. Cette exclusion du droit civil dans le mouvement d'unification du droit se manifeste à même les jugements qui, plutôt que de laisser entrevoir un échange de solutions entre les deux systèmes et une certaine réciprocité des influences, proposent une analyse comparative du droit unidirectionnelle : de la common law vers le droit civil[23]. On est alors bien loin de la reconnaissance de l'égale valeur des traditions et du courant de reconnaissance du droit civil comme un droit différent et autonome de la common law en contexte canadien.
Ainsi, est-il courant de croire que la common law canadienne s'est peu inspirée du droit civil. On trouve malgré tout dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada de l'époque précédant le rapatriement de la juridiction d'appel au Canada, des cas où la règle de droit civil a eu une influence sur la règle de common law. Mais, comme le constatait H. Patrick Glenn[24], cette influence s'opère généralement par arrêts interposés, c'est-à-dire, par la citation de décisions anglaises citant des sources civilistes françaises.
L'affaire Canadian Merchant Marine Ltd. c. Canadian Trading Co.[25] est l'exemple le plus souvent retenu par les auteurs afin de rendre compte de ce processus de rapprochement de la common law au droit civil, car les juges Duff, Anglin et Brodeur y citent la décision anglaise Taylor c. Caldwell [26], dont les motifs seraient en partie inspirés des écrits de Pothier en ce qui a trait aux conditions implicites d'un contrat. À la lecture de l'arrêt Taylor, on se rend compte que Pothier n'est pas cité comme source, mais tout simplement à titre d'exemple de solutions étrangères dont les principes sur lesquels se fonde une solution sont similaires à ceux du droit anglais[27]. Il ne s'agit donc par d'une influence du droit civil, mais d'un simple renvoi comparatif semblable à ceux que l'on trouve dans la jurisprudence moderne. Tout en reconnaissant le principe de l'arrêt Taylor, les trois juges en ont tous rejeté l'application dans l'affaire Canadian Merchant Marine, compte tenu de la nature du contrat. On peut donc difficilement voir dans cette décision une influence du droit civil sur la common law.
On pourrait aussi penser que l'influence du droit civil sur la common law aurait pu s'opérer par la citation de décisions du Conseil privé portant sur le droit civil québécois, ensuite appliquées comme précédente à une situation prenant naissance dans une juridiction de common law. Aucun exemple n'a été répertorié en ce sens[28].
La common law n'est pourtant pas en soi réfractaire aux emprunts au droit civil[29] mais, dans le contexte canadien d'alors, l'analyse des rapports entre le droit civil et la common law s'est surtout faite, durant la première moitié d'existence de la Cour suprême, à sens unique[30]. Jean‑Louis Baudouin soulignait d'ailleurs, dans un texte datant de 1975, qu'il lui avait été « impossible de relever un seul exemple significatif démontrant que, dans ses tentatives d'unification du droit, la Cour suprême ait fait sienne une solution du droit québécois et l'ait appliquée aux droits des autres provinces. »[31]
Cette absence de réciprocité apparente entre le droit civil québécois et la common law canadienne dans les jugements de la Cour suprême a suscité certaines réactions tant au sein de la Cour que chez les auteurs québécois.
B – Le mouvement d'affirmation du droit civil face à la common law
Le questionnement sur les rapports entre les deux traditions a surtout préoccupé la doctrine civiliste qui, durant une longue période, a défendu l'idée d'intégrité du droit civil, critiquant l'influence de la common law dans l'interprétation du droit civil québécois par les tribunaux[32]. Il n'est d'ailleurs pas surprenant que cette question n'ait pas préoccupé les juristes de common law. En effet, dans un mouvement d'unification du droit national au sein d'un pays lié à l'empire britannique, la reconnaissance et le rôle de la common law n'étaient aucunement menacés.
Pourtant, l'emprunt de solutions ou de modes d'analyse propres à un autre droit, qu'il soit de common law canadienne ou autre, ne peut qu'enrichir le droit récepteur. C'est ce que soulignait Jean-Louis Baudouin en parlant de l'interprétation du droit civil par la Cour suprême du Canada[33] et c'est d'ailleurs l'une des forces de l'analyse comparative du droit. Mais, au tournant du XXe siècle, le problème d'emprunt de règles d'interprétation à la common law se posait alors de façon aiguë à l'égard du Code civil.
Dans la tradition civiliste, un code n'est pas un texte statutaire. Il ne ressemble non plus en rien à une codification administrative ou à une codification en matière pénale. Même si dans tous ces cas il s'agit d'un « [c]orps plus ou moins organique de normes explicites ou implicites qui servent à régler la conduite humaine »[34], un code civil a ceci de particulier : il agit comme fonds général applicable à toute les situations, à défaut de règles d'exception[35]. Il constitue le droit commun du droit civil québécois. Il a donc le même rôle que la common law, au sens des règles développées par les tribunaux. Il n'est en rien une loi particulière qui est une loi d'exception[36]. Ce statut qui caractérise les codes civils appartenait, sans nul doute, au Code civil du Bas Canada[37] et aurait dû voir une influence directe sur son interprétation[38].
Le statut même du Code comme texte fondateur du droit civil québécois était toutefois mal reconnu par la Cour suprême[39]. L'une des conséquences de cette méconnaissance du rôle d'un code civil a été que le Code civil du Bas Canada a souvent été interprété en regard de la règle de common law.
Une des difficultés qui se posaient était que le Code était interprété comme une loi ordinaire, un simple statute, par les juges de common law, qu'ils soient à la Cour suprême ou au Conseil privé. Les propos de Lord Summer sur l'interprétation des articles 1053 et 1054 du Code civil du Bas Canada dans Quebec Railway, Light, Heat and Power Co. c. Vandry[40] en sont un exemple parfait. Préférant les autorités de droit anglais à celles du droit civil français, malgré la similarité des dispositions du Code civil du Bas Canada avec celles du Code Napoléon, il affirmait le caractère « statutaire » du Code :
Natural as this may be, the statutory character of the Civil Code must always be borne in mind. “The connection between Canadian Law and French Law dates from a time earlier than the compilation of the Code Napoléon, and neither its text nor the legal decisions thereon can bind Canadian Courts or even affect directly the duty of Canadian tribunals in interpreting their own law”: Mcclaren v. Attorney-General for Quebec. Thus, […] “recent French decisions, though entitled to the highest respect […] are not binding authority in Quebec” (McArthur v. Dominion Cartridge Co.)still less can they prevail to alter or control what is and always must be remembered to be the language of a Legislature established within the British Empire [nos soulignés][41].
La Cour suprême faisait siens ces propos dans Town of Montreal West c. Hough[42], avec le résultat que l'interprétation des termes « père, mère et enfants » de l'article 1056 du Code civil du Bas Canada[43] s'est faite non pas selon l'économie générale du Code mais au regard de la common law. En voyant la disposition comme une codification d'une loi canadienne inspirée du Lord Campbell's Act anglais, la Cour a considéré que leur sens devait être évalué selon le sens des termes « père, mère et enfants » établi par la jurisprudence de common law, en raison de l'origine anglaise de la règle[44]. De plus, compte tenu du fait que le Code ne prévoyait pas de définition particulière de ces termes applicables à l'ensemble du Code, on devait alors se conformer à la définition de droit commun établie par la common law.
Il est vrai que même interprétés au regard du seul droit civil, ces termes n'auraient pas inclus les enfants illégitimes dans la catégorie des descendants ou des enfants. Toutefois, malgré la similarité de la portée des termes « père, mère et enfants » en droit civil et en common law en ce qui a trait à l'exclusion des enfants illégitimes, le recours au droit anglais et l'interprétation des dispositions du Code comme des dispositions d'exception à la common law ont des effets insidieux.
En considérant le Code civil comme une simple loi particulière, une interprétation restrictive de ses dispositions est favorisée et, surtout, le Code civil n'est pas perçu comme l'expression du droit commun du droit civil québécois. De plus, en voyant le Code comme l'expression d'une même intention législative utilisant un même langage, qu'il s'agisse de droit civil ou de common law, le style du droit civil, son expression, son organisation sont alors assimilés à ceux de la common law. De tels propos opèrent en quelque sorte une négation de la dualité juridique établie par l'Acte de Québec de 1774 et par la Loi constitutionnelle de 1867, en considérant que le législateur, lié à l'empire britannique, ne peut avoir qu'une seule voix, celle de la common law.
Une autre difficulté d'interpréter le droit civil en regard de la règle de common law réside dans le recours indu aux précédente ou aux autorités de droit anglais, qui diffèrent des autorités du droit civil[45]. Ce recours au précédente peut découler de l'interprétation du Code comme une loi d'exception ou, encore, du fait que l'on considérait que la règle contenue dans une disposition du Code constituait un emprunt au droit anglais. Dans ce dernier cas, il était courant de croire qu'en cas d'ambiguïté, la disposition devait s'interpréter à l'aide des autorités anglaises[46]. C'est ce qui a été fait dans Town of Montreal West c. Hough[47], de même que dans Renaud c. Lamothe[48]. Dans d'autres cas, la similitude entre les règles du droit civil et celles de la common law quant aux solutions adoptées favorisait l'importation de précédente dans les motifs du jugement, sans pour autant que ne soit considérée la confusion entre les sources et les méthodes de la common law et celles du droit civil[49].
Une réflexion sur ces différentes manifestations de la relation entre le droit civil et la common law appuie l'idée selon laquelle l'enrichissement d'une tradition ne peut se faire par voie d'assimilation, au détriment des sources locales[50]. La reconnaissance du rôle d'une tradition donnée dans la formation de l'identité culturelle est essentielle à l'établissement d'un rapport. Le respect d'une tradition se place à cet égard au même titre que la langue[51] et c'est en grande partie en raison de la défense de cette identité que le mouvement d'affirmation de l'autonomie du droit civil s'est développé.
L'enrichissement d'une tradition par le contact avec les autres suppose en effet la reconnaissance de cette tradition comme étant sinon l'égale de l'autre, du moins comme constituant une tradition fondée sur un système complet par lui-même. Cet enrichissement exige aussi que l'intégration des emprunts au droit étranger se fasse dans le respect de l'organisation et des principes généraux du droit récepteur. C'est un peu pour cette raison que les réactions face aux jugements de la Cour suprême du Canada interprétant le droit civil avec les règles de common law ont été si nombreuses. La crainte de la force assimilatrice de la culture civiliste par celle de common law a ainsi largement contribué au mouvement de défense de l'intégrité du droit civil[52] dont l'un des piliers a été Mignault, lui-même juge à la Cour suprême[53].
À maintes reprises, Mignault a répété dans ses jugements l'autonomie du droit civil en tant que système et le fait que chacun des systèmes doit être abordé selon ses propres règles[54]. L'une des décisions marquantes sur ce point est Desrosiers c. The King[55], dans laquelle Mignault affirmait cette idée et soulignait le fait qu'il n'existe aucune raison d'importer le droit étranger, et plus particulièrement les précédente de droit anglais en raison du seul fait que les règles du droit civil étaient en accord avec celles de common law :
Il me semble respectueusement qu'il est temps de réagir contre l'habitude de recourir, dans les causes de la province de Québec, aux précédente du droit commun anglais, pour le motif que le code civil contiendrait une règle qui serait en accord avec un principe du droit anglais. Sur bien des points, et surtout en matière de mandat, le code civil et la common law contiennent des règles semblables. Cependant le droit civil constitue un système complet par lui-même et doit s'interpréter d'après ses propres règles. Si pour cause d'identité de principes juridiques on peut recourir au droit anglais pour interpréter le droit civil français, on pourrait avec autant de raisons citer les monuments de la jurisprudence française pour mettre en lumière les règles du droit anglais. Chaque système, je le répète, est complet par lui-même, et sauf le cas où un système prend dans l'autre un principe qui lui était auparavant étranger, on n'a pas besoin d'en sortir pour chercher la règle qu'il convient d'appliquer aux espèces bien diverses qui se présentent dans la pratique journalière[56].
Mignault avait tenu des propos similaires dans Colonial Real Estate Co. c. Communauté des Sœurs de la Charité de l'Hôpital Général de Montréal[57] et allait, dans Mile End Milling Co. c. Peterborough Cereal Co.[58], affirmer le besoin de conserver l'intégrité du droit civil en soulignant son regret face à la pratique des avocats de soumettre des autorités tirées de la common law.
Certains ont reproché à Mignault une attitude de repli sur soi en ce qui a trait au rapport que doit entretenir le droit civil avec la common law. L'image de la « cloison étanche et infranchissable sépar[ant] les deux grands systèmes juridiques »[59], tirée de l'un de ses textes, a souvent été citée comme une manifestation de ce repli et une fermeture à l'analyse comparative du droit et au dialogue entre les traditions[60]. Il faut toutefois replacer cette image dans son contexte pour en comprendre mieux la portée. L'image de la cloison concernait les cas où le texte du Code civil prévoyait le principe applicable à une situation donnée. Ainsi, disait-il, « [u]ne solution de la common law qui ne peut se concilier avec le texte du Code est condamnée d'avance. De ce côté, la porte est close contre toute pénétration. »[61] L'image de la cloison ne décrit donc pas une fermeture à l'analyse comparative mais plutôt une protection contre l'assimilation d'une tradition par l'autre ou l'immixtion ou l'absorption de l'une au profit ou au détriment de l'autre. Mignault n'excluait d'ailleurs pas les bienfaits de l'analyse comparative et la pertinence du recours au droit étranger lorsqu'une solution nouvelle devait être développée, plus particulièrement dans le cadre du processus de réforme des lois. Son idée maîtresse demeurait toutefois celle d'affirmer l'autonomie intrinsèque du droit civil, sa complétude par rapport à la common law.
Au cours de son séjour à la Cour suprême et par ses publications subséquentes, Mignault a réussi à favoriser l'idée selon laquelle il existe une pensée purement civiliste. Collaborateur à la Revue du droit, il n'était pas seul parmi les juristes québécois à défendre l'idée de la protection de l'intégrité du droit civil, mais son apport au développement du droit civil en tant que droit autonome est incontestable. Dans un tour d'horizon des années Mignault, J.-G. Castel affirmait que « [s]ous sa direction, la Cour suprême allait dorénavant appliquer plus strictement les principes et les méthodes du droit civil dans son interprétation du Code civil de la province de Québec. »
[62] Mais la marque qu'a laissée Mignault dans l'interprétation des rapports entre droit civil et common law dans un contexte de droit national n'a pu toutefois prendre pleinement son ampleur avant l'abolition des appels au Conseil privé en 1949.
Jusqu'à l'abolition des appels au Conseil privé en matière civile, le rapport de force dans la relation entre la common law et le droit civil allait nécessairement demeurer inégal. Malgré le fait que le droit civil n'était pas complètement étranger au Conseil privé en raison des causes en provenance de l'Écosse et de la présence de lords écossais sur certains panels, de façon générale, la règle du précédente était favorisée, y compris en ce qui avait trait aux causes en provenance du Québec[63]. D'ailleurs, tant que la Cour suprême n'est pas devenue le dernier tribunal d'appel pour le Canada, elle s'est sentie liée par les précédente du Conseil privé[64].
Même Mignault, malgré ses nombreuses affirmations concernant la complétude du système civiliste et sa pleine autonomie au regard de ses modes de raisonnement et de ses sources, se sentait lié par les précédentes du Conseil privé. Étonnamment, dans Canadian Vickers Ltd. c. Smith[65], Mignault a offert des motifs fondés sur le précédente établi dans Quebec Railway, Light, Heat and Power Co. c. Vandry[66] et Watt & Scott Case[67]et l'a suivi. Il vaut la peine de reprendre les propos de Mignault :
In the Watt & Scott Case, their Lordships explained the meaning of their decision in the Vandry Case, and these two decisions should be read together. It is therefore authoritatively determined that article 1054 establishes, for damages caused by a thing which a person has under his care, a liability which is defeasible only by proof of inability to prevent the damage[68].
Ce qui est surprenant toutefois dans les motifs du juge Mignault est que, dans la décision Quebec Railway, Light, Heat and Power Co. c. Vandry[69], le Code civil a été considéré comme une simple loi. Le Conseil privé avait adopté un mode de raisonnement étranger à la tradition civiliste en ce qui a trait à l'interprétation d'un code civil en le considérant comme un droit d'exception par rapport à la règle de common law.
Mais comme le disait Albert Mayrand en parlant de la force du précédente du Conseil privé durant la période coloniale de la Cour suprême, les décisions du Conseil privé s'imposaient non en raison de leur autorité persuasive, mais par leur force contraignante en leur qualité de précédente[70].
Par ailleurs, bien qu'il existe quelques exemples où la règle de droit civil a été appliquée en tant que telle par le Conseil privé, il allait de soi, dans un contexte colonial, que les tribunaux interprètent le droit au regard de la législation impériale et en assurent la conformité avec celle-ci[71]. Cette situation avait pour effet de limiter le développement, au sein même de la Cour suprême du Canada, d'une ouverture face à la reconnaissance des caractères distinctifs des deux traditions, dont leurs méthodes d'interprétation respectives et le rôle particulier du Code civil dans le corpus législatif québécois.
À la suite de l'abolition des appels au Conseil privé, la Cour suprême du Canada devient finalement une véritable cour de dernier appel pour le Canada[72] et peut adopter ses propres orientations. Elle l'a d'ailleurs fait en matière de libertés civiles[73]. L'idée d'une interprétation du droit compatible au droit de la métropole n'étant plus formellement présente, il devient aussi plus facile d'adopter une ouverture plus grande face à la spécificité du droit civil québécois. La largesse des règles de la responsabilité civile « délictuelle » en droit civil québécois par l'application de l'article 1053 du Code civil du Bas Canada a été utilisée, dans ce même courant de reconnaissance des libertés civiles par la Cour suprême, afin de fonder une action en dommages-intérêts pour des atteintes à des droits fondamentaux[74].
Les questionnements et les critiques sur les rapports entre le droit civil et la common law tels qu'ils apparaissent des décisions de la Cour suprême ont favorisé le développement, par les auteurs et les juges, d'une conscience du droit civil comme un droit différent de la common law et permis, dans une certaine mesure, de favoriser la construction des fondations d'un droit civil autonome et moderne. La nouvelle liberté judiciaire de la Cour suprême du Canada favorisera aussi une plus grande reconnaissance de cette autonomie et une meilleure articulation des rapports entre les deux traditions telles qu'elles interagissent au Canada.
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