Le nouveau visage de l'emprisonnement avec sursis
- 3.1 L'aggravation des peines
- 3.2 Les crimes graves : proportionnalité, dissuasion et dénonciation
- 3.3 La justice réparatrice
- 3.4 Les délinquants autochtones
- Conclusion
3. L'emprisonnement avec sursis, la justice réparatrice, l'aggravation des peines et les délinquants autochtones
Kent Roach[97]
Professeur de droit et de criminologie, Université de Toronto
Introduction
Les six décisions que la Cour suprême a prononcées récemment dans le domaine de l'emprisonnement avec sursis offrent l'occasion de réfléchir sur une des innovations les plus importantes et les plus controversées qu'ait connu le régime des peines depuis des années, à savoir l'emprisonnement avec sursis. Ces décisions n'apportent pas de réponse à toutes les questions et elles proposent parfois des pistes ambiguës voire contradictoires. Cela n'est guère surprenant puisque l'emprisonnement avec sursis, tel Janus, a lui-même une double nature. Certains critiquent cette mesure parce qu'elle revient à donner une petite tape à des gens qu'il faudrait punir sévèrement et parce qu'elle n'est en fait qu'une ordonnance de probation améliorée. D'autres par contre reprochent à cette mesure d'aggraver les peines imposées à des délinquants qui n'auraient autrement jamais été incarcérés.
La Cour suprême répond en partie à ces deux genres de critiques, mais le résultat final est un compromis peu satisfaisant. La Cour tente de renforcer l'emprisonnement avec sursis et de le distinguer de la probation et elle a pour ce faire encouragé le recours à des conditions punitives comme la détention à domicile, le couvre-feu et à des conditions correctives exigeantes comme les ordonnances de traitement. Elle autorise également les juges de première instance à prononcer des ordonnances de sursis dont la durée est supérieure à la période d'emprisonnement équivalente et elle crée une nouvelle présomption selon laquelle les délinquants doivent être incarcérés pour toute la durée de leur emprisonnement avec sursis dès qu'est établi un manquement aux conditions imposées. Ces éléments vont peut-être avoir pour effet de renforcer l'emprisonnement avec sursis, mais ils vont peut-être également entraîner une aggravation des peines, voire même éventuellement l'incarcération des délinquants qui purgent des peines d'emprisonnement avec sursis.
Parallèlement, la Cour n'a sans doute pas convaincu les critiques (et même peut-être elle-même) que l'emprisonnement avec sursis est une peine suffisamment sévère pour permettre de sanctionner les crimes graves. La Cour a écarté les arguments présentés par la Couronne selon lesquels l'emprisonnement avec sursis est par nature une réponse non proportionnée aux crimes graves comme l'agression sexuelle et la conduite dangereuse ayant causé la mort, mais elle a toutefois déclaré que la nécessité de dénoncer ces crimes et de prévenir la récidive peut justifier le recours à l'emprisonnement. Cet aspect de la décision de la Cour risque également d'aggraver les peines en diminuant les cas où l'emprisonnement avec sursis constitue une véritable alternative à l'incarcération. C'est pourquoi je ne pense pas que l'emprisonnement avec sursis va réduire le recours à l'incarcération en général et en particulier, à celle des Autochtones. En fait, avec cette décision, l'emprisonnement avec sursis risque même de favoriser un recours accru à l'incarcération pour les Autochtones et les autres délinquants.
Ces décisions sur l'emprisonnement avec sursis comportent un autre aspect important; la Cour fait de la justice réparatrice une approche à la détermination de la peine qui justifie le recours à l'emprisonnement avec sursis. Le fait de baser sa position sur la justice réparatrice ajoute à l'ambiguïté et à la complexité de la jurisprudence dans ce domaine parce qu'habituellement la justice réparatrice n'est pas considérée comme un principe pénologique et qu'elle recouvre diverses choses pour diverses personnes. Il y a également le risque que la façon dont la Cour conçoit la justice réparatrice et que l'assimilation qu'elle opère entre la modération dans le recours à l'emprisonnement et l'imposition de conditions correctives exigeantes au sursis à l'emprisonnement, ajoutées au refus de la Cour de prévoir le sursis à l'emprisonnement pour les affaires plus graves, ait pour effet d'aggraver les peines et peut-être aussi d'augmenter le taux d'incarcération des Autochtones.
La première partie de cette brève étude va porter sur la question de l'aggravation des peines. La deuxième partie va traiter de la façon dont la Cour conçoit l'emprisonnement avec sursis pour les crimes graves, notamment ce qu'elle entend par proportionnalité, dénonciation et dissuasion. La troisième partie va porter sur la façon dont la Cour a défini la justice réparatrice. Enfin, la quatrième partie va traiter des effets possibles sur les délinquants autochtones de la jurisprudence de la Cour en matière d'emprisonnement avec sursis.
3.1 L'aggravation des peines
Selon moi, l'aggravation des peines fait référence à tout processus qui amène les délinquants à faire l'objet de sanctions plus rigoureuses qu'auparavant. Il y a donc aggravation des peines lorsque les délinquants qui auraient été condamnés à une amende ou fait l'objet d'une ordonnance de probation sont maintenant condamnés à l'emprisonnement avec sursis. Il y a également aggravation lorsque le délinquant qui n'aurait pas été normalement incarcéré est envoyé en prison parce qu'il n'a pas respecté une ordonnance de sursis à l'emprisonnement ou qui va être emprisonné pour une durée plus longue que s'il n'avait jamais fait l'objet d'une ordonnance d'emprisonnement avec sursis. C'est peut-être là une définition un peu plus large de ce que l'on entend habituellement par aggravation des peines, mais je pense qu'elle peut être utile pour les décideurs.
L'expérience canadienne en matière d'emprisonnement avec sursis suggère fortement que cette mesure a entraîné une aggravation des peines.[98] Depuis deux ans que l'emprisonnement avec sursis existe, plus de 28 000 ordonnances de sursis à l'emprisonnement ont été prononcées.[99] Il est évident que la population carcérale n'a pas connu une diminution correspondante même si l'emprisonnement avec sursis a été défini comme une peine d'emprisonnement devant être purgée dans la collectivité et assortie de conditions rigoureuses.
Sur un certain plan, la Cour a répondu aux préoccupations que soulève cet effet d'aggravation des peines dans les décisions qu'elle a prononcées récemment dans ce domaine. Elle a tenté de définir l'emprisonnement avec sursis comme étant une sanction rigoureuse, à la limite de l'emprisonnement. C'est pourquoi le juge en chef Lamer déclare qu'il convient de renforcer la différence existant entre l'emprisonnement avec sursis et la probation en imposant des conditions punitives comme la détention à domicile et les couvre-feu. Il ajoute :
Le juge qui rend une ordonnance de sursis à l'emprisonnement sans l'assortir de conditions punitives devrait exposer la raison particulière expliquant cette décision. En effet, le juge qui détermine la peine ne doit jamais oublier que le sursis à l'emprisonnement ne doit être prononcé qu'à l'égard des délinquants qui autrement iraient en prison. S'il est d'avis qu'il est inutile d'imposer des conditions punitives, c'est alors la probation, et non le sursis à l'emprisonnement, qui est selon toute vraisemblance la mesure appropriée.[100]
La Cour déploie un effort louable pour situer l'emprisonnement avec sursis dans la partie du registre des peines où se trouvent les peines les plus rigoureuses, juste en deçà de l'emprisonnement. Si les tribunaux suivent ce conseil, il va en résulter une diminution du recours au sursis à l'emprisonnement et une augmentation des ordonnances de probation et des autres sanctions de nature moins sévère. Il convient de réserver l'emprisonnement avec sursis aux crimes graves qui appellent l'imposition de conditions punitives et correctives rigoureuses sans aller jusqu'à l'emprisonnement.
J'estime que le scénario décrit ci-dessus est bien trop optimiste pour diverses raisons. Comme nous allons le voir dans la seconde partie de la présente étude, la Cour indique que l'emprisonnement avec sursis est rarement approprié pour les infractions graves pour lesquelles la peine doit viser la dénonciation et la dissuasion. C'est pourtant dans ces affaires que le sursis à l'emprisonnement pourrait bien souvent constituer une véritable alternative à l'incarcération. L'avertissement lancé contre l'emploi de l'emprisonnement avec sursis dans les affaires les plus graves vient réduire la possibilité du recours à cette mesure comme une véritable alternative à une sévère peine de prison.
Il existe un autre sujet de préoccupation à savoir que, lorsque l'emprisonnement avec sursis est ordonné, la Cour fournit pratiquement une recette pour aggraver cette peine. Elle déclare en effet que la durée de l'emprisonnement avec sursis peut être plus longue que celle de la peine d'emprisonnement qui aurait pu être infligée. Cela peut se justifier si l'emprisonnement avec sursis est utilisé comme une véritable alternative à l'incarcération, mais si ce n'est pas le cas, cela veut dire que les délinquants vont être assujettis à certaines conditions pendant une durée plus longue que s'ils faisaient l'objet d'une ordonnance de probation. Cela entraîne directement une aggravation des peines. Cela augmente également les risques de manquement aux conditions imposées. La Cour indique ensuite aux juges de première instance que les conditions punitives comme la détention à domicile et le couvre-feu, « devraient être la règle plutôt que l'exception »
.[101] Cette attitude augmente elle aussi les risques de manquement, en particulier dans les provinces qui utilisent la surveillance électronique et donc font facilement respecter ce genre de conditions. Pour être juste, il convient toutefois de noter que la Cour indique également aux juges que « ces conditions seront sans effet si le délinquant est incapable de les respecter et, en plus, elles accroîtront la probabilité qu'il soit emprisonné pour les avoir violés »
.[102] Cette remarque ainsi que le commentaire de la Cour au sujet de la nécessité d'imposer des conditions adaptées à la situation devraient toutefois être interprétées dans le contexte de l'incarcération à titre d'alternative.
Enfin, et c'est sur ce point que portera la troisième partie de notre étude, l'importance accordée par la Cour à la justice réparatrice risque également de contribuer à l'aggravation des peines en encourageant les juges à imposer des conditions visant à favoriser la réinsertion sociale des délinquants et à réparer le tort causé à la victime et à la collectivité. Ces conditions risquent d'être très rigoureuses et donc d'augmenter les possibilités de manquement. L'emprisonnement avec sursis impose ainsi un lourd fardeau aux délinquants. Les risques de manquement augmentent avec la sévérité des conditions imposées ainsi qu'avec leur durée. Dans ces affaires récentes, la Cour suprême indique clairement aux juges de première instance qu'il y a lieu d'augmenter la durée et la sévérité de l'emprisonnement avec sursis et d'incarcérer les délinquants qui n'en respectent pas les conditions.
La sévérité des dispositions applicables en cas de manquement, voire leur caractère draconien, contribue également à l'aggravation des peines. Les personnes qui ont été arrêtées en raison d'un manquement à des conditions font face à un renversement du fardeau de la preuve en matière de libération. Il leur incombe également de démontrer qu'ils ont une excuse raisonnable pour expliquer les manquements. Enfin, il suffit d'établir le manquement selon la prépondérance des preuves et l'on peut, pour ce faire, se fonder sur une preuve par ouï-dire comme le rapport d'un agent de libérations conditionnelles. Selon le par. 742.6(9), le juge dispose de toute une gamme de possibilités lorsqu'il a constaté un manquement, mais la Cour suprême crée en fait une présomption favorisant la mesure la plus sévère. Le juge en chef Lamer déclare que « lorsque le délinquant enfreint sans excuse raisonnable les conditions de son ordonnance de sursis à l'emprisonnement, il devrait y avoir présomption qu'il doit alors purger le reste de sa peine en prison. Cette menace constante d'incarcération est de nature à inciter le délinquant à respecter les conditions qui lui ont été imposées… Il contribue en outre à distinguer l'emprisonnement avec sursis de la probation en rendant plus sévères les conséquences d'un manquement aux conditions d'une ordonnance de sursis à l'emprisonnement. »
[103] N'oublions pas que la durée de l'emprisonnement avec sursis est plus longue que si le délinquant avait été envoyé directement en prison. Tout ceci ne peut que renforcer l'aggravation des peines.
3.2 Les crimes graves : proportionnalité, dissuasion et dénonciation
Un bon nombre de procureurs de la Couronne ont soutenu dans les affaires relatives à l'emprisonnement avec sursis que cette mesure constituait une peine beaucoup trop légère pour les crimes graves comme l'agression sexuelle et la conduite ayant causé la mort. Leurs arguments reflétaient l'inquiétude de la population au sujet du manque de sévérité du sursis à l'emprisonnement et du respect du principe de la proportionnalité, un principe fondamental du régime des peines. Leurs arguments n'ont pas été retenus et la Cour suprême a clairement indiqué que la seule façon dont le législateur pouvait écarter l'emprisonnement avec sursis pour certaines infractions était de modifier le Code, soit en interdisant cette mesure pour certaines infractions soit en imposant une peine minimale obligatoire d'emprisonnement. La Cour indique également clairement que l'art. 718.1 du Code criminel ne reflète pas uniquement une forme brutale de rétribution où la peine dépend uniquement du crime commis. Une telle attitude serait directement contraire aux objectifs de proportionnalité et de dénonciation[104] et ne tiendrait pas compte de l'art. 718.1 qui dispose que la peine doit refléter le degré de responsabilité du contrevenant ainsi que la gravité de l'infraction. Le juge en chef Lamer a rejeté les arguments de la Couronne d'après lesquels l'emprisonnement avec sursis ne peut constituer une sanction proportionnée pour certains crimes graves et conclut, à juste titre d'après moi, qu'une telle approche « met démesurément l'accent sur la gravité de l'infraction et pas assez sur la culpabilité morale du délinquant. Elle découle d'une méprise fondamentale en ce qui concerne la nature du facteur. La proportionnalité commande un examen exhaustif des deux facteurs. »
[105]
Les procureurs de la Couronne ont peut-être perdu la guerre de la proportionnalité, mais ils ont gagné des batailles importantes sur le front de la dissuasion et de la dénonciation. Dans RNS[106], la Cour a déclaré, à l'unanimité, qu'un emprisonnement de neuf mois avec sursis n'était pas une peine suffisante, sur le plan de la dissuasion, dans une affaire d'attouchements sexuels et d'agression sexuelle sur un enfant. Quatre juges (dissidents cependant) étaient du même avis dans l'affaire semblable LFW[107]et la décision confirmant l'emprisonnement avec sursis s'expliquait en partie par le souci de faire preuve de retenue à l'endroit de la décision du juge de première instance, par le fait que le délinquant n'avait pas récidivé au cours des 25 années ayant suivi l'agression et durant les 21 mois de l'emprisonnement avec sursis. Dans l'arrêt Wells[108], la Cour a confirmé à l'unanimité une peine de 20 mois d'emprisonnement pour agression sexuelle, en se fondant sur la nécessité de dénoncer ce genre de crime et d'éviter la récidive. Dans Proulx, la Cour s'est également fondée sur le besoin de dénonciation et de dissuasion générale lorsqu'elle a maintenu une peine de 18 mois de prison pour conduite dangereuse et avec facultés affaiblies ayant causé la mort et des lésions corporelles. Le message qui semble découler de ces décisions est que l'emprisonnement est peut-être nécessaire lorsqu'il s'agit de dénoncer les crimes graves et d'empêcher leur perpétration.
La Cour a néanmoins entrouvert la porte aux juges qui souhaiteraient démontrer à la collectivité que les sanctions réparatrices constituent des mesures efficaces en matière de dissuasion et de dénonciation des crimes graves. Dans un arrêt récent postérieur à l'arrêt Proulx, le juge Vancise de la Cour d'appel de la Saskatchewan a déclaré qu'un emprisonnement avec sursis assorti de conditions punitives pouvait dénoncer et réprimer le trafic de stupéfiants.[109] Comme nous allons le mentionner dans la troisième partie de la présente étude, certaines mesures réparatrices peuvent non seulement refléter de façon proportionnée la responsabilité du délinquant, mais peuvent également viser la dénonciation et la dissuasion pour certains crimes dans certaines collectivités. Sur ce plan, le lien qu'établit la Cour entre l'emprisonnement et la dissuasion ainsi que la dénonciation est moins étroit que si l'argument des procureurs de la Couronne selon lesquels l'emprisonnement est la seule sanction proportionnée au crime grave avait été retenu. Néanmoins, les juges et les décideurs vont devoir faire quelque chose s'ils veulent écarter la présomption énoncée implicitement par la Cour suprême selon laquelle l'emprisonnement est une mesure nécessaire sur le plan de la dissuasion et de la dénonciation dans le cas des crimes graves.
Compte tenu des décisions récentes de la Cour suprême, faut-il modifier la loi pour interdire le recours à l'emprisonnement avec sursis dans le cas des crimes graves, comme les agressions sexuelles? On pourrait répondre oui à première vue parce que la Cour a refusé de déclarer que l'emprisonnement avec sursis ne pouvait jamais être une sanction proportionnée dans le cas des crimes graves. La Cour laisse aux juges de première instance la possibilité d'ordonner le sursis à l'emprisonnement dans des affaires graves, mais dans le seul cas où ils sont convaincus 1) que l'emprisonnement avec sursis reflète la gravité de l'infraction et le degré de responsabilité du délinquant, 2) qu'il va permettre de réaliser tous les objectifs de la peine y compris la dissuasion et la dénonciation du crime et 3) que la sécurité de la population n'est pas compromise par la possibilité que le délinquant récidive pendant qu'il purge son emprisonnement avec sursis. Dans l'immense majorité des affaires graves, il est loisible aux juges de première instance de conclure que les conditions ci-dessus ne sont pas réunies. Il faudrait toutefois une modification législative pour interdire aux juges d'ordonner le sursis à l'emprisonnement dans les affaires exceptionnelles où les conditions ci-dessus sont réunies. Dans ce genre d'affaires exceptionnelles, la collectivité, y compris les collectivités autochtones, ont souvent pris des mesures pour lutter sérieusement contre la criminalité. Une modification interdisant le recours à l'emprisonnement avec sursis dans les affaires graves n'aurait donc que peu d'effet et rebuterait les juges et les membres des collectivités dans les rares cas où ces deux groupes seraient convaincus qu'un emprisonnement avec sursis représenterait la bonne façon de réagir à un crime grave.
3.3 La justice réparatrice
Les affaires portant sur l'emprisonnement avec sursis (et l'arrêt Gladue[110]) comportent un aspect important et intriguant, à savoir le fait que la Cour suprême ait accepté la notion de justice réparatrice en tant que principe pénologique qui favorise le recours à l'emprisonnement avec sursis. Si l'on veut comprendre la jurisprudence actuelle en matière de peine, il faut absolument comprendre la notion de justice réparatrice telle que présentée par la Cour suprême.
La justice réparatrice en tant que philosophie pénologique
On utilise souvent l'expression justice réparatrice pour décrire les méthodes informelles et non accusatoires de règlement des litiges comme la médiation entre la victime et le délinquant, les conférences familiales et les formes de justice autochtone qui donnent un pouvoir de décision aux victimes, aux délinquants et à la collectivité. La Commission du droit du Canada a récemment formulé les trois principes fondamentaux de la justice réparatrice. Les voici : 1) le crime est une violation des rapports existants entre les victimes, les délinquants et la collectivité, 2) la victime, le délinquant et les membres de la collectivité doivent participer à la réparation du tort causé et 3) adoption en matière de justice d'une approche basée sur le consensus.[111] La justice réparatrice, prise dans son sens strict, décrit davantage une forme de déjudiciarisation qu'une philosophie pénologique pour les juges qui puisent dans le Code criminel et la jurisprudence leur définition des crimes, qui entendent des arguments dans le contexte d'un système de justice accusatoire qui, en théorie du moins, ne recherche pas le consensus. La notion de justice réparatrice, telle qu'elle est utilisée par les juges au moment de l'administration de la peine, risque d'avoir un effet coercitif et aggravateur des peines que lorsqu'elle est utilisée comme une forme de déjudiciarisation.
La notion de justice réparatrice en matière de peine a fait une apparition soudaine et remarquable. Il suffit de relire le rapport de 1987 de la Commission canadienne sur la détermination de la peine pour constater le peu d'impact qu'a eu la notion de justice réparatrice dans cette grande discussion sur la réforme du régime des peines. En 1988, le comité Daubney a toutefois manifesté de l'intérêt pour la justice réparatrice et cette notion s'est finalement reflétée dans la réforme du régime des peines de 1996 dans les al. 718e) et f) qui énoncent que la peine peut avoir pour but « d'assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité et de susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu'ils ont causé aux victimes et à la collectivité.
» À part certaines réalisations notables[112], la plupart des spécialistes qui ont participé à la rédaction des volumineux commentaires qui accompagnaient le projet de loi C-41 ne considéraient pas que ces dispositions allaient révolutionner le régime des peines ou faire de la justice réparatrice un nouveau principe fondamental de ce régime.
La Cour suprême a cependant pris ces dispositions très au sérieux. Dans l'arrêt Gladue, les juges Cory et Iacobucci ont fait remarquer que les autres objectifs énoncés dans l'art. 718 constituaient « en partie, une reformulation des objectifs de base du prononcé de la peine
» , mais que les al. 718e) et f) introduisaient des éléments nouveaux et avec la réinsertion sociale (al. 718d)):
… [mettent] l'accent sur les objectifs correctifs que sont la réparation des torts subis par les victimes individuelles et l'ensemble de la collectivité, l'éveil de la conscience des responsabilités, la reconnaissance du tort causé et les efforts de réinsertion sociale ou de guérison du délinquant. Le concept de justice corrective qui sous-tend les al. d), e) et f)… comporte une forme de restitution et de réinsertion dans la collectivité. La nécessité pour les délinquants d'assumer la responsabilité de leurs actes est un élément central au processus de détermination de la peine… Les objectifs correctifs ne concordent habituellement pas avec le recours à l'emprisonnement. À notre avis, la décision du Parlement d'ajouter les al. e) et f) aux objectifs traditionnels de la détermination de la peine témoigne d'une intention d'élargir les paramètres de l'analyse de la peine pour tous les délinquants. Le principe de retenue, énoncé à l'al. 718.2(e), sera également éclairé par cette orientation.[113]
La plus grande partie de ce passage essentiel est cité avec l'approbation par le juge en chef Lamer dans l'arrêt Proulx[114], qui ajoute ceci : « le législateur a prescrit le recours accru aux principes de justice corrective en matière de détermination de la peine en raison de l'incapacité générale de l'emprisonnement à assurer la réadaptation du délinquant et sa réinsertion sociale. En insistant davantage que par le passé sur les principes de justice corrective, le législateur compte réduire le taux d'incarcération et accroître l'efficacité du processus de détermination de la peine. » [115] Ce sont là des passages très importants qui méritent d'être analysés en détail.
La Cour voit dans les al. 718e) et d) des éléments du régime des peines tout à fait nouveaux et l'expression d'une volonté de rechercher la justice réparatrice. Dans Proulx, la Cour définit la justice réparatrice (corrective) comme une notion qui tend « à remédier aux effets néfastes de la criminalité, et ce d'une manière qui tienne compte des besoins de tous les intéressés. Cet objectif est réalisé en partie par la réinsertion sociale du délinquant, la réparation des torts causés aux victimes et à la collectivité et la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités, notamment par la reconnaissance du tort qu'il a causé aux victimes et à la collectivité. »[116] La justice réparatrice joue un rôle tellement important dans les affaires récentes relatives à l'emprisonnement avec sursis que la Cour a décrit l'équilibre à rechercher entre les objectifs punitifs et réparateurs (correctifs) et déclaré que c'était là l'élément essentiel à utiliser pour déterminer si le sursis à l'emprisonnement est la mesure appropriée.
La Cour suprême a été plus loin que la Cour d'appel de la Nouvelle-Zélande dans son adhésion aux principes de la justice réparatrice. Cela est paradoxal parce que la Nouvelle-Zélande où l'on utilise les conférences familiales inspirées des coutumes maori est, sous de nombreux aspects, le pays où a pris naissance récemment le mouvement en faveur de la justice réparatrice et elle a créé, plus que le Canada, des institutions chargées de mettre en œuvre la justice réparatrice. La juridiction suprême de ce pays, la Cour d'appel de la Nouvelle-Zélande, a toutefois accordé aux principes de la justice réparatrice une reconnaissance plus limitée que ne l'a fait la Cour suprême du Canada. Dans l'affaire Clotworthy, elle a annulé une sanction de nature réparatrice qui aurait accordé à la victime d'un vol avec violence une indemnité de 15 000 $ pour une chirurgie plastique visant à effacer une cicatrice au visage de la victime causée par six coups de couteau et lui a substitué une peine d'emprisonnement de quatre ans visant à dissuader les autres membres de la collectivité de perpétrer cette infraction.[117] La Cour d'appel de la Nouvelle-Zélande a déclaré que « le processus de détermination de la peine ne peut s'attacher uniquement au rapport existant entre la victime et le délinquant et doit englober une dimension plus large » , notamment « l'intérêt du public dans l'intégrité et l'uniformité du système de justice pénale et dans la dissuasion générale. » [118] La Cour d'appel de la Nouvelle-Zélande a certes ajouté qu'il ne fallait pas voir dans sa décision « un rejet de la notion de justice réparatrice » [119], mais nous sommes bien loin de l'adhésion enthousiaste à ces principes qui ressort des arrêts Gladue et Proulx.
Les nombreuses facettes de la justice réparatrice
Bien souvent, les idées populaires en matière de justice pénale ne veulent pas dire la même chose pour tout le monde. Le mouvement rétributif axé sur la « juste sanction » des années 1970 et 1980 a séduit aussi bien les libéraux qui estimaient qu'il réduirait les écarts en matière de peine et limiterait le recours à l'emprisonnement axé sur la dissuasion et la réinsertion sociale que les conservateurs qui estimaient que ce mouvement viendrait légitimer le désir exprimé par la population de voir les crimes réprimés plus sévèrement. De la même façon, la justice réparatrice intéresse à la fois ceux qui y voient une forme contraignante de reconnaissance de responsabilité par le délinquant et de réparation du tort causé aux victimes et ceux qui estiment qu'il s'agit là d'une mesure de substitution à l'emprisonnement moins contraignante et qui favorise la réinsertion sociale des délinquants. Les décideurs devront suivre de près le sens dans lequel va se développer la notion de justice réparatrice.
La Cour suprême a une conception complexe et diversifiée de la justice réparatrice. D'un côté, la Cour a redonné de l'importance aux notions traditionnelles de réinsertion sociale et de mesure en les plaçant dans la nouvelle catégorie des principes de justice réparatrice. Cela va permettre aux juges d'individualiser la peine, au moins dans les cas où le crime n'est pas suffisamment grave pour exiger que la peine soit principalement axée sur la dissuasion et sur la dénonciation. La justice réparatrice comporte un autre aspect qui est plus rigoureux pour les délinquants. La Cour a souligné le fait que les sanctions réparatrices n'étaient pas légères et qu'elles étaient susceptibles d'humilier et de stigmatiser les délinquants en plus de les obliger à indemniser les victimes. Comme nous l'examinons plus loin, ces obligations peuvent être particulièrement onéreuses si elles sont mises en œuvre par le biais du sursis à l'emprisonnement. L'objectif de réinsertion sociale peut même encourager les juges à ordonner le sursis à l'emprisonnement pour répondre aux besoins du délinquant, sans qu'ils prennent vraiment en compte le caractère coercitif de la mesure, ni les conséquences des manquements aux conditions prévues ou leur probabilité. La notion de justice réparatrice telle que formulée par la Cour et son intérêt pour l'emprisonnement avec sursis comme mesure permettant de réaliser la justice réparatrice risque d'aggraver les peines, en particulier si, comme nous l'avons examiné ci-dessus, l'emprisonnement avec sursis est écarté pour les affaires graves.
La justice réparatrice et l'indemnisation des victimes et de la collectivité
Les textes qui font de la justice réparatrice un principe pénologique sont les al. 718e) et f) du Code criminel. La notion d'indemnisation des victimes et de la collectivité est essentielle à la justice réparatrice telle que définie par la Cour, mais ces dispositions sont très ambiguës et la Cour n'en a toujours pas précisé le sens.
L'importance relative accordée à l'indemnisation et à la reconnaissance du tort causé aux victimes d'une part et à la collectivité de l'autre est une question importante. Dans ce dernier cas, on risque facilement de privilégier les aspects punitifs plus traditionnels qui prennent principalement en compte le rapport entre le délinquant et l'État. Autrement dit, l'idée de réparer le tort causé à la collectivité pourrait déboucher sur une idée plus punitive selon laquelle le délinquant doit payer sa dette envers la collectivité, par le biais d'une amende ou d'une autre sanction.[120]
La place qui sera accordée à la réparation envisagée par l'al. 718e), à la reconnaissance du tort causé et à l'acceptation de la responsabilité prévues à l'al. 718f) est une autre question importante. Il sera bien souvent plus facile au délinquant de réaliser les objectifs énoncés à l'al. 718f) que ceux de l'al. 718e). Il y a en effet le risque que les juges définissent étroitement la réparation prévue par l'al. 718e) comme une réparation pécuniaire sous forme de restitution. Dans RAR, la Cour a déclaré que le versement d'une somme de 10 000 $ par l'employeur à l'employée qu'il avait agressé physiquement et sexuellement « militait en faveur de la poursuite d'objectifs de justice corrective et, par conséquent, en faveur du prononcé d'une peine d'emprisonnement avec sursis. » [121] La Cour indique ensuite que l'objectif correctif de l'indemnisation « n'était pas important au point d'écarter le besoin d'infliger une peine d'incarcération d'un an afin de dénoncer et dissuader suffisamment ce genre de crime
».[122]
L'affaire RAR soulève de nombreuses questions intéressantes au sujet de la conception qu'a la Cour de la justice réparatrice et de la capacité des tribunaux à rechercher la justice réparatrice. La première est celle de savoir s'il y a beaucoup de délinquants qui seraient, comme l' « entrepreneur prospère » de l'arrêt RAR, en mesure de verser une indemnité de 10 000 $. Si l'on tient compte de la décision de la Cour dans l'arrêt Bunn qui a maintenu le sursis à l'emprisonnement pour un abus de confiance commis par un avocat[123], l'on peut se demander s'il n'y a pas un biais socioéconomique ou un biais de classe sociale dans le recours à l'emprisonnement avec sursis, en particulier si la réparation se limite au versement d'une somme d'argent. J'ai déjà soutenu que la réparation est un objectif important de la peine, mais qu'il faut absolument mettre sur pied un programme de travaux compensatoires qui permette aux délinquants moins fortunés d'indemniser quand même leur victime :
La notion de travaux compensatoires qu'envisage l'art. 736 pourrait également être utilisée en cas de restitution, pour que le contrevenant impécunieux puisse exécuter une ordonnance de restitution en effectuant des travaux pour rembourser la somme que l'État a peut-être versée initialement à la victime du crime. Tous les délinquants, quelle que soit leur classe sociale, devraient avoir la possibilité de réparer le tort qu'ils ont causé à leurs victimes. Les dispositions relatives à la restitution et à l'indemnisation des victimes devraient être harmonisées pour que l'on puisse utiliser des fonds publics pour compléter ou avancer les sommes qu'un délinquant pourrait verser à titre de restitution.[124]
L'arrêt RAR est très intéressant parce qu'il y avait dans cette affaire d'autres formes de mesures réparatrices (en plus de l'indemnité de 10 000 $) qu'on aurait pu essayer, mais qui n'ont pas été envisagées. Dans cette affaire, la victime avait été agressée physiquement et sexuellement, mais elle avait fait également l'objet de commentaires dégradants devant d'autres personnes. Il n'est malheureusement pas possible de savoir ce que souhaitait la victime ou si celle-ci aurait accepté de parler à son agresseur. Si l'on avait tenu une réunion au cours de laquelle l'agresseur aurait rencontré la victime accompagnée de personnes lui apportant un réconfort, reconnu les conséquences graves du tort qu'il lui avait causé et exprimé un repentir sincère, cela aurait-il réglé la situation? La Cour d'appel qui a ordonné le sursis à l'emprisonnement n'a pas formulé de conditions réparatrices imposant uniquement 100 heures de travaux communautaires, la détention à domicile et la participation à un cours destiné aux délinquants sexuels. Ces conditions visaient toutes l'agresseur et aucunement la victime. Le juge L'Heureux Dubé, parlant au nom de la majorité de la Cour, a noté qu' « un bon nombre de membres de la communauté de l'intimé l'appuyaient et avaient tendance à rejeter l'idée qu'il ait pu commettre l'infraction dont il avait été déclaré coupable. »
[125] Une réunion soigneusement structurée qui aurait débouché sur des excuses officielles et publiques aurait peut-être répondu à ces préoccupations légitimes et peut-être envoyé aux personnes les plus directement concernées « un message suffisamment fort » [126] au sujet du caractère inacceptable de ce genre de comportement et des conséquences qu'il entraîne. Les possibilités qu'offrait la justice réparatrice n'ont pas été exploitées dans l'arrêt RAR.
J'estime qu'il est possible d'amener les délinquants à assumer leur responsabilité pour les crimes graves qu'ils ont commis et de réaliser efficacement les objectifs de dissuasion et de dénonciation en ayant recours aux principes de la justice réparatrice. Il est toutefois important de noter que ces possibilités n'ont pas été vraiment explorées dans l'arrêt RAR. Même la Cour d'appel qui a formulé l'ordonnance de sursis à l'emprisonnement s'est principalement attachée à répondre aux besoins du délinquant et non pas à ceux de la victime. La décision de la Cour suprême annulant l'emprisonnement avec sursis reflète l'idée que seule l'incarcération est susceptible de répondre aux objectifs de dénonciation et de dissuasion pour les crimes graves. Elle examine l'indemnisation sur la seule base d'une indemnité pécuniaire et n'explore pas la possibilité qu'une réunion bien structurée qui aurait pu amener le délinquant à reconnaître publiquement le préjudice causé à la victime et sa responsabilité morale et sociale, et non seulement pécuniaire, à l'égard des torts qu'il lui avait causés.
La justice réparatrice, la stigmatisation et l'humiliation
La Cour n'a pas examiné la possibilité de tenir une conférence axée sur la réparation dans une affaire comme RAR, mais elle mentionne une idée controversée à savoir qu'un des éléments de la justice réparatrice est l'usage qu'elle fait de la stigmatisation et de l'humiliation. La notion de stigmatisation et d'humiliation joue un rôle important dans les analyses universitaires qui portent sur la justice réparatrice. D'un côté, John Braithwaite a soutenu que l'humiliation pouvait être une force importante et positive, mais uniquement si elle est utilisée en vue de la réinsertion sociale du contrevenant.[127] Par contre, Dan Kahan a soutenu que l'humiliation pourrait avoir des effets très importants, mais davantage parce qu'elle impose publiquement une stigmatisation et une humiliation plutôt qu'en tant que préalable à la réinsertion sociale.[128]
Quelle est la position de la Cour suprême sur cette question très controversée et émotive de l'humiliation et de la stigmatisation? Dans Proulx, le juge en chef Lamer a déclaré : « Il ne faut pas sous-estimer les stigmates d'une ordonnance de sursis à l'emprisonnement assortie de la détention à domicile. Le fait que le délinquant vive dans la collectivité sous des conditions strictes et que ses voisins soient bien au fait de son comportement criminel peut, dans bien des cas, produire un effet dénonciateur suffisant. Dans certaines circonstances, en raison de la honte que le délinquant ressent lorsqu'il rencontre des membres de la collectivité, il peut même être plus difficile pour ce dernier de purger sa peine au sein de la collectivité qu'en prison.
» [129]. Cette façon de concevoir l'humiliation du délinquant se rapproche davantage de la stigmatisation que de la réintégration du délinquant et du soutien dont il a besoin. Cette conception pourrait même amener certains juges de première instance à imposer des peines qui auraient recours à des formes d'humiliation publique. Ces mesures ont été populaires aux États-Unis et pourraient fort bien apparaître au Canada.
D'autres passages des motifs du juge en chef Lamer paraissent plus favorables à une humiliation visant la réintégration du délinquant. Par exemple, il parle de l'importance d'obliger le délinquant à « assumer la responsabilité de ses actes et à réparer les torts qu'il a causés à la victime et à la collectivité, tout en vivant au sein de celle-ci et étant assujetti à des mesures de contrôle serrées. » [130] Ce passage laisse entrevoir la possibilité qu'une telle mesure ne vise pas uniquement l'humiliation et la stigmatisation du délinquant, mais également sa réintégration s'il reconnaît sa responsabilité et répare ses torts.[131] La façon dont la Cour suprême conçoit le rôle de l'humiliation et de la stigmatisation est très ambiguë.
La stigmatisation et l'humiliation sont par nature des notions sociales. La Cour suprême affirme également que la détention à domicile et le couvre-feu devraient être habituellement imposés dans le cadre de conditions punitives. Le fait d'être détenu à domicile et d'être obligé de revenir chez soi à l'heure où les gens commencent à sortir est une mesure antisociale. Certains types de détention à domicile semblent viser à isoler le délinquant de la population, à part sa famille immédiate. Braithwaite et d'autres soutiennent que cela prive certains délinquants de l'influence positive que pourraient exercer sur leur comportement certaines personnes et se fondent sur une conception irréaliste de l' « environnement normal » que les délinquants vont éventuellement réintégrer. Les effets de la détention à domicile sur les femmes sont mal connus. Il est possible que la détention à domicile d'un contrevenant augmente le risque que sa compagne subisse des mauvais traitements.
La justice réparatrice et la réinsertion sociale
Dans son analyse de la justice réparatrice, la Cour aborde un autre aspect important, celui du lien qui existe, d'après elle, entre la justice réparatrice et l'objectif de réinsertion sociale du délinquant. La justice réparatrice semble donc faire revivre l'objectif de la réinsertion sociale qui avait perdu toute popularité depuis le rapport de la commission Ouimet publié en 1969. Les mesures réparatrices entraînent rarement l'incarcération et la réintégration du délinquant ne repose pas sur l'idée incertaine selon laquelle les établissements correctionnels peuvent réhabiliter les délinquants. La Cour a clairement indiqué qu'un emprisonnement avec sursis qui obligerait le délinquant à recevoir un traitement pour sa toxicomanie constituerait une mesure réparatrice même si la victime ou son représentant ne participe pas à cette mesure. L'enthousiasme tout récent de la Cour pour la réinsertion sociale est un élément important de la façon dont elle conçoit la justice réparatrice et il faudra approfondir cette question.
Le danger est que ce renouveau d'intérêt pour la réinsertion sociale risque d'entraîner une aggravation des peines. Les juges seront tentés d'imposer des conditions réparatrices et axées sur la réinsertion sociale à des délinquants qui n'auraient pas été incarcérés autrement pour la raison qu'ils ont « besoin » de se voir imposer de telles conditions. Des conditions imposant un traitement ou des études, en particulier si elles s'appliquent sur des périodes très longues, risquent fort de ne pas être respectées. Cela vaut particulièrement pour les conditions qui interdisent au délinquant d'avoir en sa possession des boissons alcooliques et d'en consommer. Les objectifs louables de la justice réparatrice qui cherchent à répondre aux besoins des délinquants, des victimes et des collectivités entraîneront inévitablement des échecs et des rechutes. Par exemple, les délinquants qui auraient « besoin » de suivre un traitement intensif de désintoxication risquent de ne pas suivre le traitement jusqu'au bout. Les délinquants qui ont « besoin » d'une formation en gestion de la colère ou en choix de mode de vie pourraient se mettre en colère et ne pas se présenter à leur séance de formation. S'ils font l'objet d'un sursis à l'emprisonnement, ils risquent de ne pas en respecter les conditions très rapidement et d'être ainsi emprisonnés pour une durée supérieure à celle à laquelle ils auraient été condamnés au départ. Il faut espérer que l'enthousiasme pour la justice réparatrice ne nous fera pas commettre à nouveau les erreurs que notre enthousiasme pour la réinsertion sociale nous a déjà fait commettre.
La justice réparatrice et la modération
La Cour a également relié la justice réparatrice à la modération dans le recours à l'incarcération. Dans Gladue, la Cour a rapproché les objectifs réparateurs du régime des peines et les données concernant le nombre élevé de détenus au Canada et en particulier du nombre anormalement élevé de détenus autochtones. Les juges Cory et Iacobucci ont fait remarquer ce qui suit : « il se peut que le recours excessif à l'incarcération au Canada résulte en partie de l'idée que l'approche corrective est moins sévère à l'égard du crime et que l'emprisonnement est le plus grand châtiment. » [132] L'idée que la modération dans le recours à l'incarcération est reliée à la justice réparatrice et à l'emprisonnement avec sursis a des répercussions pour ce qui est de l'aggravation des peines. Dans l'arrêt Wells, le lien entre les principes de modération générale et particulière énoncé à l'al. 718.2e) et la notion de justice réparatrice qui est implicite dans les al. 718e) et f) est encore renforcé lorsque le juge Iacobucci déclare que l'al. 718.2e) « a un objet réparateur qui vise tous les délinquants, en ce qu'il met l'accent sur le concept de justice corrective, méthode de détermination de la peine qui cherche à rétablir l'harmonie qui existait avant les actes de l'accusé. Encore une fois, le caractère approprié de la peine sera évalué en fonction des besoins des victimes, du délinquant et de la collectivité dans son ensemble. » [133] On pourrait également voir dans la notion de modération l'idée qu'il faut utiliser chaque fois que cela est possible toutes les mesures substitutives à l'incarcération, y compris des mesures qui ne visent pas des objectifs correctifs ou de réinsertion sociale.
3.4 Les délinquants autochtones
Dans Wells, la Cour reprend l'idée formulée dans Gladue et l'al. 718.2e) qu'il faut, dans le cas des délinquants autochtones, utiliser une méthodologie différente de celle qui est appliquée aux délinquants non autochtones lorsqu'il s'agit de prononcer une peine. Dans le même souffle, la Cour déclare que dans les cas très graves, le résultat sera le même. Dans cette affaire, la Cour a confirmé une peine de 20 mois d'emprisonnement infligée à un délinquant autochtone condamné pour agression sexuelle. James Wells avait fait l'objet d'un rapport présentenciel favorable qui recommandait l'emprisonnement avec sursis et indiquait qu'il ne constituait pas un danger s'il réussissait à maîtriser son alcoolisme. Le juge de première instance a néanmoins conclu que l'incarcération s'imposait pour le motif que la peine imposée pour un crime grave comme l'agression sexuelle devait viser la dissuasion et la dénonciation. La Cour suprême a jugé que cette peine n'était pas déraisonnable.
Le juge Iacobucci a déclaré : « … plus violente et grave sera l'infraction, plus grande sera la probabilité que la peine appropriée ne différera pas en pratique entre les délinquants autochtones et les délinquants non-autochtones, étant donné que, dans de telles circonstances, les objectifs de dénonciation et de dissuasion se voient accorder une importance plus grande.
» [134] Cela revient à dire que seule l'incarcération permet de réaliser les objectifs de dénonciation et de dissuasion, affirmation au sujet de laquelle il est permis de s'interroger, compte tenu de la situation dans laquelle se trouvent bien souvent les Autochtones. Cela n'interdit pas toutefois aux juges de démontrer que les sanctions réparatrices peuvent favoriser la dissuasion et la dénonciation pour certaines infractions. Comme cela a été suggéré plus haut, dans des affaires comme RAR, une mesure réparatrice bien exécutée permettrait de réaliser ces objectifs pénologiques, tout en veillant à ce que le délinquant reconnaisse et assume la responsabilité de ses actes.
Dans Wells, la Cour n'a pas écarté la possibilité qu'une peine non privative de liberté puisse se justifier en grande partie, dans le cas d'un crime grave, si la collectivité a décidé de s'attaquer aux activités criminelles liées à des problèmes sociaux, « l'agression sexuelle par exemple, en insistant sur les objectifs de justice corrective, malgré la gravité des infractions en cause.
» [135] Dans des cas comme le Cercle de guérison de Hollow Water où la collectivité a consacré des ressources énormes pour essayer de lutter contre les agressions sexuelles, un phénomène répandu dans ce groupe, la Cour pourrait accepter une peine non privative de liberté pour des infractions graves. En l'absence d'intervention communautaire particulière, l'incarcération demeure peut-être la norme pour les délinquants autochtones déclarés coupables d'infractions graves.
L'arrêt Wells laisse entendre que l'absence de traitement et d'autres programmes peut constituer un facteur qui justifie l'incarcération dans les cas graves. Le fait qu'on semble avoir refusé à l'accusé de participer au traitement de la Tsuu T'ina Nation Spirit Healing Lodge parce qu'il avait été déclaré coupable d'agression sexuelle et l'absence de « programme de traitement des délinquants sexuels » dans sa collectivité constituaient des facteurs qui justifiaient son incarcération.[136] Cette affirmation va peut-être pousser les collectivité à mettre sur pied des programmes, au moins dans les cas les plus graves. Les contraintes existant en matière de programmes pour ce qui est de leur existence et de leur capacité, risque de compromettre l'effet de l'arrêt Gladue et de l'al. 718.2e). Il est possible de voir dans l'arrêt Gladue une invitation à examiner toutes les mesures substitutives à l'incarcération même si elles ne comportent pas d'éléments culturels ou réparateurs et même s'il n'existe pas de programmes destinés particulièrement aux Autochtones. Il semble par contre que l'arrêt Wells indique que la collectivité en question doit avoir mis sur pied des programmes permettant de lutter contre l'infraction en cause, du moins quand elle est particulièrement grave.
Un autre obstacle risque de se poser à l'application de l'arrêt Gladue : la possibilité de recourir au sursis à l'emprisonnement lorsque cela mettrait en danger la sécurité de la population. La Cour suprême a indiqué qu'il faut examiner le risque de récidive et la gravité du préjudice qui serait causé dans ce cas. La Cour laisse entendre que les antécédents judiciaires et, notamment en matière de violation d'ordonnance judiciaire, peuvent indiquer que le délinquant en question ne respectera pas les conditions de son sursis à l'emprisonnement.[137] Ces conditions risquent d'empêcher de prononcer l'emprisonnement avec sursis dans le cas des délinquants autochtones. Parallèlement, la Cour a cependant indiqué que les tribunaux devraient examiner la possibilité d'imposer des conditions qui assuraient la sécurité de la collectivité. « Par exemple, il est possible que le tribunal veuille prononcer, à l'endroit d'un délinquant souffrant d'une dépendance à la drogue, une condamnation à l'emprisonnement avec sursis assortie d'une ordonnance de participation à un programme de traitement, malgré le fait que le délinquant possède de nombreux antécédents judiciaires liés à cette dépendance, dans la mesure toutefois où il estime que les chances de réadaptation sont bonnes et que le degré de surveillance sera suffisant pour assurer l'observation par le délinquant des conditions de son ordonnance de sursis à l'emprisonnement
. » [138] Là encore, cela va dépendre énormément des mesures de surveillance existantes au sein de la collectivité, étant donné que le tribunal a déclaré que « dans le cas où le degré de surveillance exercé au sein de la collectivité n'est pas suffisant pour assurer la sécurité de celle-ci, le tribunal devrait ordonner l'incarcération. »
[139]
La possibilité d'éviter l'incarcération pour les délinquants autochtones qui ont commis des crimes graves va dépendre des ressources existant dans la collectivité et de la capacité des juges de première instance de démontrer que les sanctions réparatrices constituent une sanction proportionnelle aux crimes graves et qu'elles favorisent les objectifs de dissuasion et de dénonciation des crimes dans la collectivité. Dans les autres cas, les délinquants autochtones subiront peut-être les effets de l'aggravation des peines que risquent de subir les délinquants en général, et même peut-être davantage dans leur cas particulier. Les juges seront peut-être tentés d'imposer des conditions réparatrices et axées sur la réinsertion sociale à des délinquants autochtones qui n'auraient pas été autrement incarcérés. Ces conditions peuvent être imposées pour des durées plus longues en raison des « besoins » du délinquant. Lorsque les conditions sont restrictives et d'application prolongée, elles risquent de ne pas être respectées. Ces conditions risquent, dans un nombre de cas disproportionnés, de ne pas être respectées par les délinquants autochtones et de l'être plus rapidement à cause de divers facteurs, notamment la discrimination systémique dont ils font l'objet de la part des services de police et de libération conditionnelle. Les juges vont suivre la présomption énoncée par la Cour suprême dans Proulx et ils seront enclins à ordonner aux délinquants autochtones qui n'ont pas respecté les conditions de leur sursis de purger en prison le reste de leur peine d'emprisonnement. Compte tenu de la possibilité que l'emprisonnement avec sursis soit plus long que la peine d'emprisonnement correspondante, cela pourrait même augmenter la surreprésentation des délinquants autochtones dans les prisons.[140]
Conclusion
La Cour n'a certes pas interdit l'emprisonnement avec sursis parce que cette mesure ne constituerait pas une réponse proportionnée aux crimes graves commis par les délinquants autochtones et autres, mais elle a indiqué que l'incarcération est souvent justifiée dans ce genre de cas en raison des objectifs de dissuasion et de dénonciation. L'emploi du sursis à l'emprisonnement comme une véritable mesure substitutive à l'incarcération dépendra principalement des circonstances locales, notamment de l'existence de programmes de traitement et axés sur la justice réparatrice et de la façon dont les juges et les procureurs utiliseront leur pouvoir discrétionnaire.
La Cour a certes indiqué que l'emprisonnement avec sursis ne devrait être ordonné qu'à titre de substitut à une peine d'emprisonnement, mais il existe des raisons de penser que la répression risque de continuer à s'aggraver, notamment à cause des répercussions involontaires des décisions prononcées récemment par la Cour suprême. Les délinquants vont devoir respecter des conditions punitives et réparatrices plus rigoureuses, pour des périodes plus longues que s'ils avaient été incarcérés. Pour les délinquants autochtones en particulier, cela augmente les risques de manquement à ces conditions. La Cour a formulé la présomption voulant que les délinquants qui ne respectent pas ces conditions doivent être incarcérés pour le reste de la durée de l'emprisonnement initial. Contrairement à l'intention du Parlement et de la Cour suprême, l'emprisonnement avec sursis pourrait fort bien augmenter la fréquence du recours à l'incarcération pour les Autochtones et les autres délinquants.
- [97] Professeur de droit et de criminologie à l'Université de Toronto. J'ai représenté les Aboriginal Legal Services of Toronto dans R. c. Gladue (1999), 23 C.R. (5th) 197 (C.S.C.) et R. c. Wells (2000), 30 C.R. (5th) 254 (C.S.C.). Les opinions exprimées ici sont uniquement les miennes.
- [98] D. Cole, « What a Mesh We're In: Conditional Sentences After the First Three Years » (Atelier régional de la Cour de justice de l'Ontario, automne 1999) [non publié].
- [99] J. Roberts, « The Hunt for the Paper Tiger: Conditional Sentencing After Brady » (1999) 42 Crim. L.Q. 38.
- [100] R. c. Proulx (2000), 30 C.R. (5th) 1 (C.S.C.), par. 37.
- [101] Ibid., par. 36.
- [102] Ibid., par. 117.
- [103] Ibid., par. 39.
- [104] Voir R. c. M.(C.A.) (1996), 46 C.R. (4th) 269.
- [105] Proulx, précité, note 4, par. 83 [souligné dans l'original].
- [106] R. c. R.N.S. (2000), 30 C.R. (5th) 63 (C.S.C.).
- [107] R. c. L.F.W. (2000), 30 C.R. (5th) 73 (C.S.C.).
- [108] R. c. Wells (2000), 30 C.R. (5th) 254 (C.S.C.).
- [109] R. c. Laliberté, [2000] S.J. no 138.
- [110] R. c. Gladue, précité, note 1.
- [111] Commission du droit du Canada, De la justice réparatrice à la justice transformatrice : document de discussion (Ottawa: Commission du droit du Canada, 1999).
- [112] Voir E. Bayda, « The Theory and Practice of Sentencing: Are They On the Same Wavelength? Bill C-41 and Beyond » in P. Healy & H. Dumont, Dawn or Dusk in Sentencing (Montreal: Les Éditions Thémis, 1997), p. 3 à 20; voir également K. Jull, « Reserving Rooms in Jail: A Principled Approach » (1999) 42 Crim. L.Q. 67.
- [113] Gladue, précité, note 1, par. 43.
- [114] lProulx, précité, note 4, par. 19.
- [115] Ibid., par. 20.
- [116] Ibid., par. 18.
- [117] Voir J. Braithwaite, « Restorative Justice: Assessing Optimistic and Pessimistic Accounts » in M. Tonry, éd., Crime and Justice A Review of Research (Chicago: University of Chicago Press, 1999), p. 1-127.
- [118] R. c. Clotworthy New Zealand C.A. 114/98 (29 juin 1998).
- [119] Ibid.
- [120] K. Roach, « Crime Victims and Sentencing » in D. Stuart et al, éd., Towards A Clear and Just Criminal Law: A Criminal Reports Forum (Toronto: Carswell, 1999), p. 513 à 519; T. Quigley, « Are We Doing Anything about the Disproportionate Jailing of Aboriginal People? » (1999) 42 Crim. L.Q. 129.
- [121] R. c. R.A.R., (2000), 30 C.R. (5th) 49 (C.S.C.), par. 30. Voir également l'al. 718f) du Code criminel et l'arrêt Proulx précité, note 4, par. 30.
- [122] Ibid.
- [123] R. c. Bunn (2000), 30 C.R. (5th) 86 (C.S.C.).
- [124] K. Roach, « Crime Victims and Sentencing », précité, note 23, p. 517.
- [125] R.A.R., précité, note 24, par. 29.
- [126] Ibid., par. 28.
- [127] Voir J. Braithwaite, « Shame and Criminal Justice » (2000) Can. J. Crim. [à paraître].
- [128] Voir D. Kahan, « Punishment Incommensurability » (1998) 1 Buffalo Crim. L.R. 490.
- [129] Proulx, précité, note 4, par. 105.
- [130] Ibid., par. 41.
- [131] Dans R. c. Laliberté, précité, note 13, par. 48, le juge Vancise insiste également sur ce point lorsqu'il définit la justice réparatrice de la façon suivante : «
la création d'un environnement favorisant le changement, la guérison et la réconciliation des délinquants, des victimes et des collectivités. C'est la condamnation d'un comportement criminel et non pas de ses auteurs et l'intégration des délinquants dans la collectivité plutôt que leur stigmatisation ou leur marginalisation.
» - [132] Gladue, précité, note 1, par. 72.
- [133] Wells, précité, note 12, par. 36.
- [134] Ibid., par. 42.
- [135] Ibid., par. 50.
- [136] Ibid., par. 52.
- [137] Proulx, précité, note 4, par. 70.
- [138] Ibid., par. 72.
- [139] Ibid., par. 73.
- [140] K. Roach & J. Rudin, « Gladue: The Judicial and Political Reception of a Promising Decision »(2000) Can. J. Crim. [à paraître].
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