LA COUR SUPRÊME DU CANADA ET SON
IMPACT SUR L'ARTICULATION DU BIJURIDISME

II  –  L'égale reconnaissance du droit civil et de la common law

Si pour certains l'acquisition d'une autonomie du droit civil devant la Cour suprême s'est faite au début du siècle alors que Mignault y siégeait, pour d'autres, il a fallu attendre les années 1950 pour que celle-ci se concrétise[75]. En effet, la nouvelle liberté de la Cour suprême du Canada et les affirmations nombreuses concernant l'intégrité du droit civil dans certains jugements et dans les commentaires de la doctrine ne pouvaient à elles seules suffire à l'acquisition d'une autonomie du droit civil face à la common law.

La véritable reconnaissance de l'autonomie du droit civil face à la common law ne deviendra possible qu'avec la prise de conscience de l'autonomie conceptuelle du droit civil face à la common law, qui se traduira devant la Cour suprême du Canada par le rejet de la common law et de ses précédente comme source du droit civil québécois (A). Dès lors, devant une autonomie reconnue et, du même coup, une identité propre au droit civil, l'égale reconnaissance des traditions devient possible. Devant la Cour suprême, cette égale reconnaissance des traditions se traduit dans la confirmation des rapports de complémentarité entre le droit civil et le droit fédéral, fondée sur l'absence d'une common law fédérale générale (B).

A –  La prise de conscience de l'autonomie conceptuelle du droit civil face à la common law

Le problème de la confusion dans les sources formelles du droit civil québécois ne sévissait pas seulement au sein de la Cour suprême mais aussi dans la pratique du droit où les juges des tribunaux inférieurs et les praticiens utilisaient régulièrement le précédente de common law. De plus, les règles contenues dans les lois particulières québécoises s'articulaient mal autour du corps central du droit civil québécois : le Code civil. Les règles contenues dans les lois particulières étaient rédigées sans toujours tenir compte des règles du Code civil, voire même en les contredisant, rendaient confus le rapport entre les différentes règles du droit civil québécois, tant en ce qui a trait au vocabulaire qu'à l'interprétation.

C'est ainsi qu'à quelques dix années près de l'indépendance des tribunaux canadiens face au Conseil privé, on faisait procéder, au Québec, à la révision du Code civil. Dès 1955, l'Office de révision du Code civil était créé. Contrairement au mandat des codificateurs du Code de 1866, qui était de réduire en un code le droit alors en vigueur en vue de favoriser une plus grande certitude du droit, le mandat de l'Office était général. Aucune directive concernant l'esprit de la réforme, l'orientation des travaux ou leur ampleur n'était donnée dans le mandat des réviseurs[76]. Par contre, la révision entamée en 1955 et achevée en 1978 a été une véritable révision du droit. Le Code de 1866 était devenu un « symbole non plus de permanence, mais d'immobilisme, la manifestation d'une conception statique, voire stagnante, d'un certain ordre social. »[77] L'esprit adopté par les réviseurs pour la réforme en fut un de modernisation du droit en vue de l'adapter aux nouvelles réalités économiques et sociales d'une société en pleine évolution.

S'ajoutant au besoin de mettre fin à cet immobilisme, il y avait aussi, dans les travaux de l'Office, l'idée de « maintenir vivant le système civiliste »[78]. Bien que reconnaissant qu'il n'appartenait pas aux tribunaux « d'assurer l'évolution systématique et coordonnée des règles de droit »[79], le souci de redresser les torts causés par les décisions judiciaires qui s'étaient imposées en autorité occupait quand même l'esprit des réviseurs. Face aux assauts du législateur et des tribunaux sur la cohérence interne du droit civil, il fallait redresser le tir afin d'assurer « l'unité organique du droit civil »[80].

On trouve donc dans les travaux de révision de l'O.R.C.C. un même souci de sauvegarde de l'intégrité du droit civil que celui qui animait Mignault, bien que plus ouverts sur les solutions étrangères. Ces travaux et le rapport qui a suivi ont eu un impact important sur la prise de conscience collective de l'autonomie conceptuelle du droit civil face à la common law et ont favorisé l'arrivée à maturité du droit québécois dans ses rapports avec d'autres droits, autant avec la common law qu'avec le droit civil français[81]. Ce contexte général de réflexion collective sur le droit civil au Québec a certainement favorisé l'évolution des perceptions sur la place et les particularités du droit civil devant la Cour suprême du Canada.

Dans ce contexte de prise de conscience collective et suivant le sillon tracé par Mignault, la Cour suprême du Canada s'est ouverte aux sources du droit civil et les a reconnues, en mettant de côté l'idée d'unifier le droit canadien par la common law. H. Patrick Glenn décrivait ce changement en ces termes :

Depuis au moins le milieu du siècle, il est devenu clair que la Cour suprême a renoncé définitivement à l'idée de l'unification nationale du droit et à l'idée que la comparaison des droits doit servir à la construction de nouvelles règles, exclusives et impératives. Ce changement s'est effectué d'abord par une revalorisation des sources du droit civil, notamment de la doctrine québécoise et française, et par une reconstruction de l'impossibilité d'écarter systématiquement tout un corpus de règles dont la qualité et la cohérence ne souffrent en rien d'une comparaison avec la common law.[82]

L'on constate en effet, à la lecture de la doctrine et à la consultation des travaux de l'Office de révision du Code civil, que la doctrine française et la doctrine québécoise prennent de plus en plus de place dans l'interprétation du droit civil québécois[83]. Le mouvement vers une utilisation plus répandue des sources du droit civil pour interpréter le droit civil se répercute dans les jugements. Si la common law jouait souvent à titre de droit supplétif[84], que ce soit en matière d'interprétation des lois fédérales ou québécoises et même du Code civil du Bas Canada, et que celui-ci était parfois considéré comme un simple « statut »[85], la situation a clairement changé. Les sources du droit civil y sont de plus en plus souvent retenues comme fondement d'une décision dans l'interprétation du droit civil québécois[86], même si l'on trouve encore à cette époque des jugements de la Cour suprême dans lesquels le précédente de common law est utilisé[87].

Le mouvement de dissociation du droit civil de la common law quant aux sources et aux méthodes d'interprétation a été lent. Le cheminement par lequel la complétude du système de droit civil québécois et la cohérence interne du Code civil ont été affirmées peut être mis en lumière par l'évolution qu'a subie la reconnaissance du solatium doloris en droit civil devant la Cour suprême.

En 1887, dans Canadian Pacific Railway Co. c. Robinson[88], la Cour suprême du Canada refusait d'accorder des dommages-intérêts pour solatium doloris. Développant la thèse selon laquelle l'article 1056 du Code civil du Bas Canada constituait une codification d'une loi canadienne calquée sur la Lord Campbell's Act[89], la Cour suprême refusait la compensation pour les douleurs dues au décès d'un proche. Comme la disposition du Code semblait être calquée sur une loi canadienne antérieure à 1866, s'appliquant tant au Bas-Canada qu'au Haut-Canada, la règle, selon la Cour, devait être uniforme dans son application. D'origine anglaise, elle devait s'interpréter selon le droit anglais. Comme le droit anglais n'admettait pas la compensation du solatium doloris, l'article 1056 ne pouvait non plus ouvrir cette voie.

Portée en appel devant le Conseil privé[90], celui-ci n'allait mentionner la question du solatium doloris qu'en obiter. Le Code devait être interprété selon ses termes, sans avoir recours à des lois préexistantes. Le Conseil privé soulignait que l'article 1056 du Code civil du Bas Canada différait substantiellement de loi canadienne de 1859, qui calquait les termes du Lord Campbell's Act [91]. Selon le Conseil privé, l'application de loi canadienne n'était pas uniforme. Sa portée était différente pour les deux provinces auxquelles elle s'appliquait, le Haut et le Bas-Canada. Elle avait pour effet de restreindre la règle du droit civil en limitant la qualité des personnes qui pouvaient poursuivre. Par ailleurs, elle avait pour effet de créer un nouveau droit d'action, jusqu'alors inexistant en common law, de manière à atténuer la rigidité d'une règle judiciaire de common law. Quelques années plus tard, le Conseil privé réitérait, dans Miller v. Grand Trunk Railway Co.[92], les propos qu'il avait tenus dans Robinson.

L'obiter est intéressant à plusieurs égards. Dans un premier temps, il affirme la spécificité du Code civil du Bas Canada puis, dans un second, il reconnaît l'application différente d'une même loi compte tenu du fait que celle-ci se greffe au corpus de règles du droit civil ou de la common law.

De manière assez surprenante, les décisions subséquentes de la Cour suprême du Canada n'ont pas tenu compte des commentaires du Conseil privé sur l'interprétation de l'article 1056. La Cour suprême a continué d'appliquer la règle qu'elle avait établie dans Robinson[93]. Pourtant, les tribunaux inférieurs québécois favorisaient largement la reconnaissance du solatium doloris et l'interprétation large du Code civil, contournant l'application de la règle établie dans Robinson[94]. Compte tenu de l'orientation adoptée par la Cour suprême, la jurisprudence était toutefois partagée. Il a fallu attendre l'affaire Pantel c. Air Canada[95], pour que soit rétablie, devant la Cour suprême, l'interprétation de l'article 1056 au regard du droit civil.

Dans Pantel, le juge Pigeon, au-delà de retracer les origines de l'article 1056, cite les commentaires des Lords dans Robinson[96] et dans Miller[97]. Il poursuit, en se fondant sur les décisions du Conseil privé, en dissociant l'article 1056 du Lord Campbell's Act :

Il faut donc interpréter l'art. 1056 C.C. non pas comme la reproduction d'une loi d'inspiration anglaise, mais comme un texte nouveau faisant partie de la codification d'un droit dont certains principes fondamentaux diffèrent radicalement de ceux de la common law en regard desquels la Lord Campbell's Act a été rédigée. […] Ce qui existe depuis 1867 est un code dont les dispositions sur ce sujet doivent être interprétées en regard de l'ensemble dont il fait partie. Parmi les principes fondamentaux de cet ensemble qui diffèrent fondamentalement de ceux de la common law, il faut signaler l'absence de l'axiome actio personalis cum persona moritur.[98]

La décision dans Pantel a marqué une nouvelle ère dans l'interprétation du Code civil du Bas Canada en ce qui a trait au besoin d'interpréter ses dispositions selon la logique interne du Code et au regard des autres dispositions du Code. Comme le soulignait un auteur en ce qui a trait à l'importation d'une règle de droit anglais, « même si c'est le droit anglais qui est retenu, cela ne veut pas automatiquement dire que son principe de réparation passe dans notre droit en même temps que la disposition elle-même. »[99] En effet, si la règle est d'origine étrangère, son importation n'emporte pas intégration de l'ensemble du régime juridique attaché à cette règle. Celle-ci doit se greffer à un corpus de règles déjà existantes dans le droit récepteur. Dans le cas de l'article 1056 du Code civil du Bas Canada, il s'agissait du régime de responsabilité civile prévu dans le Code. Pour la loi canadienne calquée sur la Lord Campbell's Act, il s'agissait du droit de la responsabilité en vigueur avant la codification, qui était un droit d'origine française.

Pourtant, la question de l'interprétation de l'article 1056 a dû être de nouveau posée devant la Cour suprême dans Augustus c. Gosset[100], afin d'établir, une fois pour toutes, la reconnaissance du solatium doloris et, surtout, la mesure de la compensation sous ce chef de dommages. Madame le juge L'Heureux-Dubé y précise les distinctions entre le droit civil et la common law en ce qui a trait au préjudice moral et souligne la « spécificité de la tradition juridique du Québec »[101].

L'impact de la décision dans Gosset est limité dans la mesure où le Code civil du Québec n'a pas repris l'article 1056 du Code civil du Bas Canada, préférant s'en remettre à l'énoncé de principe général en matière de responsabilité civile.Toutefois, avec l'arrêt Gosset, le rejet du précédente anglais, tout comme l'idée d'une cohérence interne au droit civil, sont clairement établis. La logique du droit civil comme celle de la common law en matière de responsabilité civile sont clairement scindées. Il existe entre les deux traditions des principes différents qui, appliqués aux mêmes questions, résultent en des solutions différentes, chacune des traditions ayant sa spécificité.

Cette évolution de la reconnaissance du solatium doloris en droit québécois est un reflet de la consécration tardive de la spécificité du droit civil devant la Cour suprême. En effet, même dans les années 1980, certains préconisaient toujours la création d'une chambre civiliste pour la Cour suprême[102]. En effet, ce n'est que vers la fin des années 1970[103] qu'un véritable questionnement a eu lieu en ce qui a trait aux emprunts des catégories et des précédente de common law et, même à ce moment, la dissociation des traditions était l'objet d'hésitations concernant les emprunts des catégories de common law dans l'interprétation du droit civil.

Ces hésitations se sont manifestées en matière de Lord trespass (empiétement ou intrusion), même si en cette matière, la Cour suprême n'est pas tombée dans le jeu de l'assimilation des traditions malgré la fréquence du recours à certaines notions de common law devant les tribunaux inférieurs[104]. Selon Albert Mayrand, « la confusion entre la règle de common law et celle du droit civil [était, au début des années soixante] un fait relativement récent dans la jurisprudence des tribunaux québécois. »[105] Quant à la Cour suprême, malgré des références nombreuses dans quelques arrêts à des décisions de common law en matière de Lord trespass[106], elle n'aurait jamais appliqué de façon directe la théorie du Lord trespass en droit civil québécois. Sans pour autant imposer la doctrine du Lord trespass au droit civil, les références et les propos de la Cour ne permettaient toutefois pas d'y voir une dissociation entre la théorie du Lord trespass de la common law et les circonstances propres à l'établissement de la responsabilité civile en droit civil. Lorsque les circonstances pouvaient donner lieu à des distinctions propres à la common law, à savoir si la victime était un invitee, licensee ou Lord trespasser sur la propriété du défendeur, la Cour n'a pas exclu l'application des distinctions en droit civil.

Les premiers commentaires de la Cour suprême du Canada portant sur l'application de ces distinctions en droit civil ont été faits par le juge Beetz dans l'affaire Hamel c. Chartré[107]. Les propos qu'il tenait dans ses motifs n'indiquaient toutefois pas une exclusion claire de la théorie du Lord trespass en droit civil. Étant d'accord avec la conclusion à laquelle était arrivé le tribunal de première instance — la présence de la victime sur le terrain du défendeur était justifiée —, il considérait qu'il n'était alors pas nécessaire de se prononcer sur la question de l'application du Lord trespass. Il avança toutefois un doute quant à l'application des distinctions entre invitee, licensee et Lord trespasser en droit civil[108].

Ce n'est qu'en 1982, dans Rubis c. Gray Rocks Inn Ltée[109], que l'exclusion du Lord trespass en droit civil québécois a été clairement confirmée par la Cour suprême. Le juge Beetz y précisait qu'il était dorénavant convaincu que les catégories du Lord trespass ne s'appliquaient pas en droit civil québécois :

[J]e n'éprouve plus de doute et je suis d'avis que c'est une erreur d'invoquer en droit civil ces catégories de la common law [invitee, licensee, Lord trespasser]. Elles dérogent à la généralité de l'art. 1053, ne tiennent pas compte de la présomption de l'art. 1054 et des particularités de l'art. 1055 et on ne peut pas être assuré qu'elles conduisent nécessairement au même résultat que les principes du droit civil[110].

Le Lord trespass avait finalement trépassé. Mais, au-delà du rejet du Lord trespass, le juge Beetz réaffirme, en les citant[111], les propos que tenait Mignault dans Desrosiers c. King[112] quant au rejet du précédente de common law dans l'interprétation d'une disposition du Code civil et à la complétude du système civiliste.

Aussi, en matière testamentaire, là où le droit anglais a eu une influence certaine par la contribution de la liberté testamentaire, la Cour suprême a longtemps interprété les dispositions du Code selon le droit anglais[113]. La conception et la portée de la liberté testamentaire étant essentiellement anglaises, les praticiens et les tribunaux avaient généralement recours au droit anglais dans les matières relevant de l'exercice de la liberté de tester, que ce soit en matière de capacité ou de consentement. Pourtant, pour les mêmes raisons que celles que nous avions soulignées en matière de compensation pour solatium doloris, ce n'est pas parce qu'une règle est importée du droit de common law que, du même coup, tout le régime juridique qui s'y rattache s'impose dans le droit civil, surtout lorsque le système récepteur a ses propres règles générales qui peuvent régir les questions accessoires qui relèvent d'autres institutions du droit. Sur une question portant sur la captation en matière testamentaire, le juge Beetz, dans Corporation municipale des Cantons Unis de Stoneham et de Tewkesbury c. Ouellet[114], abordait directement la question du lien entre le droit civil et la common law en cette matière, rejetant le recours aux précédente anglais :

On nous a cité de part et d'autre bon nombre d'arrêts anglais ou d'arrêts relatifs à des causes provenant des autres provinces, au motif que la liberté illimitée de tester vient du droit anglais et qu'il y a des analogies entre la notion d'influence indue du droit anglais et la captation du droit civil. Il ne s'agit pas en l'instance de liberté illimitée de tester non plus que d'un testament suivant la forme dérivée de la loi d'Angleterre. […] je suis non seulement réticent à utiliser les arrêts des autres provinces dans une affaire de droit civil, mais je ne me sens aucunement lié par un arrêt de cette Cour […] rejetant un pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique. […] Il me paraît que cet arrêt vient bien près d'importer en droit privé la règle de l'affaire Hodge sur le doute raisonnable en droit criminel. C'est une théorie qui n'a rien à voir avec les dispositions du droit civil sur la preuve[115].

La différence entre l'institution empruntée au droit anglais et l'interprétation de son régime d'application était soulignée, tout comme l'idée d'une unité organique du Code dans son interprétation. Le recours au droit d'origine n'a donc plus qu'une portée limitée. Dans le cas de la liberté illimitée de tester, les propos du juge Beetz montrent bien que, en ce qui a trait à la nature de la liberté testamentaire, à ses fondements, le recours au droit anglais eut pu être pertinent. Le litige ne portait toutefois pas sur le contenu de cette liberté, mais bien sur la nature du consentement à l'acte juridique que constitue le testament, la captation ayant un effet sur la volonté de tester.

La règle antérieurement proposée par Walton qui préconisait une interprétation du Code selon les règles du droit à l'origine de la disposition du Code[116] n'avait plus tout à fait sa place. Les arrêts Pantel et Ouellet constituent des exemples marquants du rejet de l'incorporation intégrale du droit d'origine et de l'usage du précédente anglais.

Le droit anglais n'est toutefois pas exclu de l'analyse du droit civil. Il doit s'imbriquer dans le corpus des règles de droit civil et son inclusion dans l'interprétation de la règle demeure limitée. L'affaire Royal Trust Co. c. Tucker[117], qui soulevait la question de la nature de la fiducie et des droits qui s'y rattachent, est une illustration parfaite de cette forme de rapport entre les institutions d'origine anglaise et leur interprétation en droit civil. Cette décision qui articulait l'origine de la fiducie québécoise et qualifiait l'intérêt de « droit de propriété sui generis »[118] a fait couler beaucoup d'encre. Nous ne reprendrons ni ne décrirons les critiques et les suites de l'arrêt. Ce qui nous paraît toutefois intéressant, du point de vue de l'articulation du droit civil au regard d'une institution d'origine anglaise, c'est la peine que la Cour a pris à différencier la fiducie du droit civil de celle de la common law. La fiducie est en effet la quintessence des institutions propres à la common law. Elle est le symbole de la distinction entre le « legal title » (titre en common law) et le « beneficial ownership » (propriété bénéficiaire), qui se réconcilient difficilement avec les notions de droit et de propriété du droit civil. Malgré les difficultés d'arrimage de la notion de fiducie avec les catégories classiques du droit des biens en droit civil, la Cour a voulu s'assurer de distancier, au plan conceptuel, la fiducie québécoise de celle de common law :

Il est donc légitime de référer au droit anglais […] Mais l'argument n'est pas décisif car ce n'est pas tout le droit anglais des trusts qui a été introduit en droit civil. […] l'adoption des art. 981a et suivants n'a pas eu pour effet d'introduire au Québec la distinction anglaise entre le « legal title » et le « beneficial ownership », sorte de dédoublement de la propriété, notion étrangère au droit québécois qui veut que la propriété reste unique et porte toute entière sur une seule tête […] Le droit anglais n'est donc pertinent que dans la mesure de sa compatibilité avec les art. 981a et suivants du Code civil[119].

Si la défense et l'articulation du droit civil devant la Cour suprême ont, sur une longue période, été en veille, ces arrêts reflètent le chemin parcouru par la Cour entre la période Mignault et le début des années 1980. L'interprétation du Code civil selon les règles du droit civil et le recours aux sources du droit civil ont été de plus en plus courants à compter des années 1970[120], pour devenir une manière de faire établie.

Fait déjà souligné précédemment, l'aboutissement des travaux de l'Office de révision du Code civil en 1978 n'est sûrement pas étranger à cette prise de conscience de l'autonomie conceptuelle du droit civil devant la Cour suprême. Le tournant marqué par les jugements rendus dans les affaires de droit civil par le juge Beetz correspond à une période importante dans la réflexion collective sur les institutions et les sources du droit civil québécois. Le droit civil québécois n'était plus en situation de crise identitaire.

Dès le milieu des années 1980, les jugements de la Cour suprême portant sur le droit civil sont toutefois devenus moins nombreux en raison du contentieux créé par la Charte canadienne des droits et libertés de la personne[121]. Les décisions rendues sont alors devenues plus visibles, mais elles ont aussi été plus civilistes[122], tout en s'ouvrant sur les sources étrangères afin d'obtenir un éclairage sur le contexte socio-économique ambiant et l'évolution des règles.

Les propos de Madame le juge L'Heureux-Dubé dans Caisse populaire des Deux Rives c. Société mutuelle d'assurance contre l'incendie de la Vallée du Richelieu[123] sont révélateurs de l'approche adoptée par la Cour dans l'interprétation du droit civil :

Les auteurs et la jurisprudence ont, par le passé, eu une certaine tendance à puiser dans le droit étranger des assurances des réponses aux questions auxquelles le droit civil du Québec ne semblait pas apporter de solution. Cette vision élargie des sources de droit découle en fait partiellement de la nature du droit des assurances que les codificateurs soulignent dans leur septième rapport comme étant un ensemble de règles fondamentales communes à plusieurs pays […]. Cette similarité apparente des règles fondamentales ne doit cependant pas nous faire oublier que les tribunaux se doivent d'assurer au droit des assurances un développement qui reste compatible avec l'ensemble du droit civil québécois, dans lequel il s'insère. Ainsi, si les arrêts de juridictions étrangères […] peuvent avoir un certain intérêt lorsque le droit y est fondé sur des principes similaires, il n'en reste pas moins que le droit civil québécois a ses racines dans des préceptes qui lui sont propres et, s'il peut être nécessaire de recourir au droit étranger dans certains cas, on ne saurait y puiser que ce qui s'harmonise avec son économie générale[124].

Cet extrait montre bien la complexité qui résulte de la mise en œuvre du droit lorsqu'un langage législatif similaire est utilisé dans la réglementation de situations régies par des traditions juridiques différentes. Un même langage peut donc avoir un sens multiple selon la tradition dans laquelle il s'inscrit, en raison des autres règles qui composent l'ensemble du régime d'application. C'est là toute la complexité de la mixité des sources du droit civil québécois et de son application dans un contexte bijuridique. En effet, la transposition des règles doit être considérée en fonction du cadre récepteur et celui-ci diffère d'une tradition à l'autre. Ainsi, dans la mesure où l'on reconnaît la spécificité d'une tradition, le recours à l'analyse comparative pour comprendre le sens de la règle, en fonction de son origine, sa transposition et sa mise en œuvre, prend alors tout son sens.

Avec l'entrée en vigueur du Code civil du Québec en 1994, le besoin d'interpréter les nouvelles dispositions au regard de sources variées a favorisé un recours de plus en plus fréquent à l'analyse comparative du droit[125], sans pour autant que la spécificité du droit civil ne soit négligée[126]. Contrairement à la période où Mignault siégeait à la Cour, la protection de l'intégrité du droit civil n'est plus un cheval de bataille. En effet, la mixité du droit québécois, tout comme son caractère essentiellement civiliste quant à ses catégories et son interprétation, caractérisent le droit québécois par rapport à la common law et, aussi par rapport au droit civil européen. Son arrivée à maturité ne pouvait que se transposer dans une reconnaissance de son intégrité et de ses particularités. Face à l'interprétation du Code civil du moins, l'autonomie conceptuelle du droit civil québécois semble dorénavant aller de soi.

Par ailleurs, on pourrait s'interroger sur l'influence qu'a pu avoir le droit civil québécois dans les jugements plus récents de la Cour suprême une fois son autonomie conceptuelle reconnue. Bien que certains prétendent que l'influence des traditions n'est plus à sens unique — common law vers le droit civil[127], il est toutefois exagéré de prétendre que la common law s'est fréquemment inspirée du droit civil. On trouve bien quelques exemples où la Cour suprême a mentionné des décisions de droit civil. Il en est ainsi dans Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works[128], dans laquellela Cour cite Ross c. Dunstall[129] en matière de responsabilité du fabricant. Fait intéressant, dans Ross c. Dunstall, la Cour suprême avait interprété l'article 1053 du Code civil du Bas Canada en s'assurant que l'interprétation alors donnée n'était pas incompatible avec une règle établie par un précédente anglais. Dans Sorochan c. Sorochan[130], la décision Cie immobilière Viger Ltée c. Lauréat Giguère Inc.[131] est citée, mais seulement à titre comparatif, la théorie de l'enrichissement sans cause ayant des fondements dans la common law. Dans un autre cas, Arndt c. Smith[132], Madame le juge McLachlin cite Laferrière c. Lawson[133] au soutien de ses motifs portant sur le critère de prépondérance des probabilités dans l'évaluation de la causalité. Ces exemples sont malgré tout révélateurs d'une plus grande ouverture à l'analyse comparative de la common law canadienne avec le droit civil québécois même s'ils utilisent le droit civil à des niveaux d'influence différents.

En matière familiale, plus particulièrement en matière de garde d'enfants, la Cour a cru bon tenir compte des décisions rendues en common law dans ses décisions de droit civil, et de celles rendues en droit civil dans ses décisions de common law, tout en reconnaissant les différences conceptuelles des notions dans les deux traditions. Le dialogue établi dans ce domaine entre les deux traditions pourrait s'expliquer, en ce qui a trait aux matières impliquant un enfant, par le tronc commun entre celles-ci en ce qui a trait au fondement essentiel de toute décision concernant des enfants : la notion d'intérêt de l'enfant. À partir de ce principe partagé, les solutions communes sont favorisées, même si l'articulation des motifs rattachés aux institutions propres à chacune des traditions diffère. La comparaison faite par Madame le juge L'Heureux-Dubé dans Gordon c. Gœrtz[134], reprenant les distinctions établies sur la notion de garde de C. (G.) c. V.-F. (T)[135] est un bon exemple de ce courant, tout comme l'analyse faite dans W. (V.) c. S. (D.)[136].

Aussi, lorsque des questions soumises à la Cour soulèvent des valeurs universelles, l'intérêt de mentionner les règles et solutions de l'une ou l'autre des traditions est plus marqué et se traduit dans les décisions. Il en est ainsi en matière de droits et libertés de la personne[137], incluant les questions liées à la protection du fœtus et aux droits de la mère. L'utilisation de Montreal Tramways Co. c. Léveillé[138] ou de Tremblay c. Daigle[139] dans les décisions Dobson (Tuteur à l'instance de) c. Dobson[140] et Office des services à l'enfant et à la famille de Winnipeg c. D.F.G.[141] traduit ce rapprochement des traditions. Chacun de ces arrêts, quel que soit l'objet du litige, dépendait d'une même qualification fondamentale : la personnalité juridique du fœtus avant sa naissance.

Ce dialogue des traditions dans les jugements de la Cour suprême est conforme à l'idée selon laquelle la Cour suprême est plus qu'un tribunal d'appel pour chacune des provinces. Sa place lui impose d'éviter des solutions uniques dont l'impact serait limité aux droits des parties devant elle. Dans ses décisions, surtout les plus récentes, la Cour semble habitée par un souci de prendre en considération l'effet de ses décisions dans l'ensemble des juridictions, qu'elles relèvent du droit civil ou de la common law, tout en respectant les particularités de chacune.

On voit donc, dans les nouvelles orientations de la Cour, une influence réciproque plus marquée entre traditions par le biais d'une analyse comparative qui prend de plus en plus de place dans les jugements. On note aussi une tendance plus marquée vers l'universalisme en ce qui a trait aux fondements des solutions et aux solutions elles-mêmes, avec une articulation différente des principes variant d'une tradition à l'autre. Sorte d'unification par la persuasion, on est bien loin de l'unification du droit telle qu'elle s'exerçait au début du XXe siècle, alors que l'unification signifiait généralement l'assimilation du droit civil par la common law. Ce courant procède en quelque sorte d'une internationalisation du droit, qui s'ouvre à un langage plus universel du droit. Il traduit une certitude selon laquelle il y aurait, dans les deux systèmes, des valeurs transcendantes qui dépassent le simple énoncé de règles spécifiques.

Cette tendance comparatiste de la Cour ne pouvait s'effectuer que par une reconnaissance préalable de l'autonomie conceptuelle du droit civil face à la common law. La comparaison ne peut en effet alimenter la réflexion sur les fondements et les solutions de chacune des traditions que dans la mesure où elles sont vues comme des égales, aucune n'étant ni moins bonne, ni meilleure que l'autre dans son ensemble.

Cette confirmation de l'autonomie conceptuelle du droit civil et de sa pleine égalité avec la common law par la Cour suprême s'est toutefois opérée dans un contexte où il s'agissait de l'interprétation de règles provinciales. La question de la place respective des traditions se pose toutefois autrement lorsqu'il s'agit de comprendre comment la dualité juridique s'est établie dans le cadre fédéral et comment le droit civil a pu avoir un rôle dans l'interprétation du droit fédéral.

B –  La confirmation des rapports de complémentarité entre le droit civil et le droit fédéral

Si le droit civil québécois a su acquérir une autonomie conceptuelle face à la common law, ce facteur à lui seul ne peut suffire à fonder l'existence d'une dualité juridique dans le cadre fédéral. Bien que cette autonomie soit un préalable nécessaire à l'établissement de cette dualité, il faut en plus que les règles du droit civil puissent s'appliquer dans ce cadre; elles doivent être pertinentes dans l'application du droit fédéral.

Malgré l'existence de fait du bijuridisme canadien, la réponse à la question de savoir s'il existe un rapport de complémentarité entre le droit civil, en tant que droit provincial, et le droit fédéral, ne va pas de soi. Si la doctrine a articulé le rapport de complémentarité entre les droits provinciaux et le droit fédéral[142], ce n'est qu'après que la Cour suprême eut formellement nié l'existence d'une common law fédérale que cette articulation a pu prendre toute son ampleur.

L'idée de l'existence d'une common law fédérale dans toutes les matières relevant de la compétence du gouvernement fédéral a longtemps été soutenue par les tribunaux[143]. Au plan constitutionnel, elle s'articule autour de l'interprétation de l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. Sa pertinence et les jugements qui ont contribué à la confirmation de l'existence d'une common law fédérale sont liés à la détermination de la juridiction à la Cour fédérale constituée pour la « meilleure administration des lois du Canada »[144]. On a longtemps considéré que la juridiction de la Cour fédérale correspondait aux champs relevant de la compétence du gouvernement fédéral en vertu de l'article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, qu'il existe ou non un texte législatif fédéral.

C'est par l'interprétation de la portée de l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 que la Cour suprême a ouvert la voie à la reconnaissance du bijuridisme dans le cadre des lois fédérales, en interprétant étroitement l'expression « lois du Canada », qui fonde la juridiction de la Cour fédérale.

Ainsi, la Cour suprême a développé une nouvelle articulation des rapports entre le droit fédéral et les droits provinciaux en ce qui a trait à l'interprétation du droit fédéral. L'idée d'une common law fédérale supplétive au droit légiféré, applicable sur tout le territoire, pour toutes les matières relevant de la compétence du gouvernement du Canada a été rejetée. Pour qu'il s'agisse de « lois du Canada », il faut qu'il y ait, dirons-nous en principe, un texte législatif fédéral. C'est ce qui se dégage de Quebec North Shore Paper Co. c. Canadian Pacific Ltd.[145], McNamara Construction c. R.[146] et R. c. Thomas Fuller Construction Co. (1958) Ltd.[147]

Dans Quebec North Shore, la Cour suprême a renversé les conclusions retenues en première instance et en appel par la Cour fédérale à l'effet que la juridiction de la Cour fédérale couvrait l'ensemble des matières relevant de la compétence législative fédérale. Elle a aussi rejeté l'argument selon lequel une législation provinciale s'appliquant à une situation à l'égard de laquelle le gouvernement fédéral pourrait légiférer ferait partie du droit fédéral et ce, par incorporation implicite[148]. La Cour reformulait ses conclusions dans McNamara, insistant sur le fait que pour qu'il s'agisse de « lois du Canada », il ne suffit pas que le gouvernement fédéral ait la compétence de légiférer sur un sujet, encore faut-il qu'il l'ait fait[149]. Puis, dans Fuller, la Cour précisait que bien qu'une loi fédérale réglemente une partie d'une situation juridique relevant de la compétence du Parlement fédéral, les questions pouvant relever de pouvoirs accessoires dont le champ est réglementé par le droit provincial ne constituent pas du droit fédéral, à moins que ces pouvoirs soient nécessaires à l'exercice efficace de l'autorité du Parlement[150].

L'existence d'une common law fédérale n'a toutefois pas été complètement exclue, la juridiction de la Cour fédérale pouvant trouver son fondement dans une loi, un règlement ou la common law[151]. Il existe d'ailleurs une common law fédérale dans certaines matières. Il en est ainsi, entre autres, en droit maritime[152] et en ce qui a trait au titre aborigène[153]. Nous n'aborderons toutefois pas ces cas d'exception. Par ailleurs, il existe aussi une common law fédérale s'appliquant à la Couronne du chef du Canada[154]. Sa portée reste toutefois limitée. C'est ce qui ressort de ces mêmes arrêts et c'est ce que reconnaît la doctrine[155].

Les décisions rendues dans Quebec North Shore, McNamara et Fuller ont souvent été critiquées en raison des distinctions byzantines qu'elles créent en ce qui a trait à la juridiction de la Cour fédérale, car elles semblent engendrer des résultats peu pratiques au plan procédural, surtout en ce qui a trait aux poursuites en responsabilité impliquant la Couronne du chef du Canada[156]. Par ailleurs, si elles suscitent des critiques au plan procédural, leur effet sur la reconnaissance d'un véritable rapport de complémentarité entre les droits provinciaux et le droit fédéral est certain. Cet aspect n'est généralement pas souligné dans les commentaires, la perspective adoptée étant liée aux problèmes procéduraux engendrés par la dissociation des règles de droit fédéral des institutions relevant des droits provinciaux. Il est pourtant essentiel à la compréhension et à la confirmation du bijuridisme canadien appliqué dans un cadre fédéral.

L'impact de ces décisions, en marge de leur application directe aux questions procédurales qu'elles réglaient, est de permettre de tirer deux conclusions essentielles nécessaires à l'établissement d'un rapport de complémentarité entre les droits provinciaux et le droit fédéral. La première est que le droit fédéral n'étant pas autonome, il doit, pour s'appliquer en cas de silence de la loi fédérale, trouver ses assises dans le droit provincial et non dans une common law purement fédérale. La seconde est que, en l'absence d'une common law fédérale, le droit provincial agit comme droit commun du droit fédéral.

La première conclusion n'emporte pas à elle seule confirmation d'un rapport de complémentarité véritable entre les droits provinciaux et le droit fédéral. En effet, si l'on se replace avant l'arrêt Quebec North Shore, on peut dire que, de façon générale, l'idée d'une common law fédérale avait cours et que l'interprétation de l'expression « loi du Canada » était large. Constituait une loi du Canada, toute règle appliquée dans un domaine relevant du champ de compétence du Parlement du Canada en vertu de l'article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans ce champ de compétence, toutefois, il n'existait pas nécessairement de loi ou règlement du Parlement, ni de précédente de common law applicable dans ce domaine. Ainsi, pour compléter la réglementation d'une situation tombant dans ce champ de compétence, avait-on recours aux droits provinciaux. Le droit fédéral n'était pas tout à fait autonome car les règles provinciales entraient dans un rapport de complémentarité avec les règles propres au droit fédéral.

Pourtant, ce rapport n'établissait pas une véritable complémentarité. Bien sûr, le droit fédéral avait recours aux institutions des droits provinciaux pour combler ses lacunes mais, lorsque celles-ci étaient intégrées, par implication, au droit fédéral, il n'y avait plus complémentarité mais bien assimilation. En effet, par l'incorporation, selon les situations, de l'un ou l'autre des droits provinciaux, on faisait de ceux-ci du droit fédéral. La difficulté qui se pose alors en est une reconnaissance, malgré une complémentarité limitée par le biais d'un renvoi implicite au droit provincial, qui a pour effet d'opérer une incorporation par renvoi. Par l'incorporation, le droit provincial perd ses caractères propres et le droit fédéral est lui considéré comme un tout soumis à ses propres règles d'interprétation.

C'est là que le bât blesse, plus particulièrement pour le droit civil. En effet, s'il avait fallu maintenir cette idée d'un droit fédéral complet par ses incorporations du droit provincial, les institutions du droit civil servant à combler les lacunes, comme par exemple en matière de contrat, auraient été interprétées à partir des précédente du droit fédéral. On aurait en effet appliqué une common law propre au droit fédéral, différente des common law des provinces et se développant dans son propre cadre. Ces précédente applicables à toutes les situations juridiques relevant du champ de compétence du fédéral se seraient appliqués également aux situations créées dans un cadre de droit civil et à celles créées dans un cadre de common law.

Dans un tel cas, les caractères propres des institutions du droit civil n'auraient pu être reconnus. Développée à partir des précédente, l'interprétation des institutions se serait faite en marge des particularités liées aux traditions, opérant une uniformisation des règles du droit civil avec celles de la common law. Contrairement à l'affirmation de la spécificité du droit civil dans l'interprétation du Code et des règles du droit civil dans un contexte purement provincial, cette spécificité n'aurait pu s'affirmer et se serait perdue dans le cadre fédéral. Les mêmes institutions, n'étant plus considérées dans un cadre conceptuel autonome mais faisant partie intégrante du droit fédéral, auraient eu un sens différent d'un contexte à l'autre, assimilées dans le cadre fédéral quant à leur sens et leur mode de mise en œuvre, à des institutions de common law.

L'impact des énoncés faits dans Quebec North Shore, McNamara et Fuller, sur le besoin de mieux comprendre le rapport de complémentarité entre le droit fédéral et le droit québécois est important. En effet, l'articulation du rapport entre le droit fédéral et les droits provinciaux ne pouvait se faire qu'à partir de cette idée d'absence d'une common law fédérale. Ne serait-ce qu'au plan symbolique, le rejet d'un droit fédéral autonome et d'une common law propre au droit fédéral fait en sorte que le droit civil, en tant que système, a pu être considéré et reconnu comme une tradition d'égale importance dans le cadre fédéral et permettre une véritable complémentarité entre le droit civil québécois et le droit fédéral.

Mais l'absence d'autonomie du droit fédéral ne suffit pas à elle seule à permettre l'articulation du rapport de complémentarité. L'idée de l'application des droits provinciaux comme droit commun de la législation fédérale vient la compléter.

Le rôle des droits provinciaux comme droits communs du droit fédéral n'est possible qu'en l'absence d'une common law fédérale qui existerait pour tous les champs de compétence du Parlement. En effet, affirmer l'existence d'une common law fédérale ferait en sorte qu'en cas de silence de la loi, ce serait une common law propre aux champs de compétence fédéraux qui s'appliquerait et non les droits provinciaux agissant comme toiles de fond au droit fédéral. Avec un tel corpus de règles, les différents droits provinciaux, relevant du droit civil ou de la common law, ne joueraient aucunement dans l'orientation de la règle. Le cas du droit maritime démontre bien comment le droit provincial est exclu dans son articulation et comment la common law fédérale propre au droit maritime joue comme droit commun dans ce domaine particulier.

Ainsi, à la suite de Quebec North Shore, McNamara et Fuller, si ce qui relève de la propriété et des droits civils en vertu du paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne passe pas dans le champ du droit fédéral du seul fait que certaines des institutions relevant du droit provincial sont nécessaires à la mise en œuvre d'une règle fédérale, la question de savoir quel droit s'applique en cas de silence de la loi fédérale est fondamentale dans l'articulation du bijuridisme dans le cadre fédéral.

L'identification des règles qui s'appliquent à titre supplétif est assez complexe et nécessiterait une analyse plus approfondie qui dépasse les objectifs poursuivis par ce texte. Il convient toutefois de mentionner que le jeu de la complémentarité, par le jeu des toiles de fond, ne se détermine pas en bloc. En effet, lorsqu'il s'agit du droit commun des provinces de common law, ce droit commun est en principe établi par la common law provinciale (les principes établis par les décisions judiciaires). Par contre, la complémentarité entre le droit fédéral et le droit provincial peut aussi s'établir avec la common law et les lois particulières, lorsque les règles et les régimes juridiques construits par ces lois sont nécessaires à la mise en œuvre du droit fédéral.

Il en est de même au Québec. Si au Québec le droit civil trouve principalement sa source dans le Code civil, « [l]e Code civil ne contient pas tout le droit civil. Il est fondé sur des principes qui n'y sont pas tous exprimés et dont il appartient à la jurisprudence et à la doctrine d'assurer la fécondité […]. »[157] En principe, c'est le Code et les principes généraux du droit qui sont considérés comme le droit commun[158] et agiront à titre supplétif du droit fédéral[159]. Le droit fédéral, toutefois, peut aussi établir une complémentarité avec le corps du droit privé québécois, incluant les régimes établis par les lois particulières, comme il le fait pour les provinces de common law.

Le droit fédéral s'interprète ainsi, en l'absence de dispositions législatives fédérales opérant une dissociation expresse avec les droits provinciaux, comme un droit qui s'énonce comme une exception à la règle de droit établie par les droits communs des provinces. Il peut aussi s'énoncer dans un rapport de complémentarité plus élargi, avec l'ensemble du corpus législatif des provinces incluant les lois particulières, comme il le fait par exemple au paragraphe 72(1) de la Loi sur la Faillite et l'insolvabilité[160]. La Cour suprême du Canada a d'ailleurs confirmé cette complémentarité entre le droit fédéral et les droits provinciaux[161].

Le jeu de la complémentarité est donc variable. Il peut exister plusieurs couches de toiles de fond. Par ailleurs, quelle que soit la forme que prend la complémentarité entre les droits provinciaux et le droit fédéral, cette complémentarité confirme le dialogue entre le droit fédéral et les droits provinciaux.

Par la complémentarité des droits fédéral et provinciaux, et l'égalité des traditions, l'articulation du bijuridisme dans le contexte fédéral est devenue plus qu'un simple constat de la cœxistence des traditions. Les juges doivent, dans l'application d'une règle fédérale non exclusive des droits provinciaux, reconnaître, en ce qui a trait au droit québécois, les institutions propres au droit civil québécois en vue d'appliquer cette règle fédérale, superposée, dans plusieurs matières, au droit québécois agissant comme toile de fond. Ce besoin d'avoir recours au droit québécois même dans l'application du droit fédéral ne pouvait qu'agir dans la reconnaissance de la pleine égalité du droit civil québécois avec la common law des autres provinces.

Conclusion

Au début menacé dans son intégrité, le droit civil a pleinement acquis, devant la Cour suprême du Canada, son autonomie conceptuelle, lui permettant d'être considéré en pleine égalité avec la common law. Ce mouvement, avec le rejet de principe d'une common law fédérale pour toutes les matières relevant de la compétence du gouvernement fédéral, a permis une meilleure articulation du bijuridisme canadien dans le cadre actuel.

En raison d'une évolution constante du regard sur les rapports entre le droit civil et la common law puis, entre le droit fédéral et les droits provinciaux, la Cour suprême du Canada a favorisé l'éclosion d'une vision de la dualité juridique canadienne. Plus qu'un état de fait, cette dualité juridique est dorénavant considérée comme un caractère essentiel de la mise en œuvre du droit fédéral, nécessitant un dialogue constant entre les traditions.