Étude sur la violence envers les femmes en milieu rural ontarien (ORWAS) rapport final
3. STRATÉGIE ET MÉTHODE DE RECHERCHE
- 3.1 Champ d’investigation
- 3.2 Optique de recherche
- 3.3 Méthode
3. STRATÉGIE ET MÉTHODE DE RECHERCHE
3.1 Champ d’investigation
L’analyse de la documentation scientifique entreprise par Brookbank (1996) a révélé un manque de données statistiques et le caractère limité des recherches originales sur la violence familiale en milieu urbain. En 1998, la description de projet de Biesenthal et Sproule a mis davantage en lumière cette lacune. Ce document, qui comprenait une mise à jour de l’analyse de la documentation spécialisée, faisait les constats suivants au sujet d’une nouvelle étude sur la violence envers les femmes dans les zones rurales :
- il est important de comprendre la culture locale en parlant aux gens et en les écoutant (Edleson et Frank, 1991);
- il faut reconstituer l’expérience des femmes en les replongeant dans le « mouvement » (Struthers, 1994; Lawrence, 1996);
- il faut partir de l’expérience personnelle pour expliquer le comportement des femmes qui abandonnent une relation destructrice en milieu rural (Merritt-Gray et Wuest, 1995);
- on a besoin d’études tenant davantage compte des particularités culturelles du milieu rural en matière de violence familiale et d’action policière (Websdale, 1995);
- la recherche sur les zones rurales doit tenir compte du problème de la confidentialité et de l’anonymat (Weisheit et Wells, 1996);
- il faut se pencher sur l’incidence des valeurs rurales traditionnelles et de l’autorité patriarcale sur les femmes qui ont besoin d’aide (Stark et Flitcraft, 1996);
- les femmes violentées ont besoin de pouvoir établir une relation de confiance avec des gens du milieu pénal, des services sociaux et du réseau de la santé en milieu rural.
3.2 Optique de recherche
À partir du premier survol de la documentation scientifique (Brookbank, 1996) et de la description de projet (Biesenthal et Sproule, 1998), le ministère de la Justice du Canada a élaboré un programme de recherche reconnaissant l’importance des aspects quantitatifs et qualitatifs. Vu la maigreur des informations statistiques dont on disposait sur la violence familiale dans les zones rurales, il fallait en effet une évaluation quantitative permettant de cerner les données canadiennes sur les actes de violence. C’est ainsi qu’un projet a été élaboré de concert avec le Centre canadien de la statistique juridique de Statistique Canada en vue d’entreprendre une analyse statistique détaillée de l’Enquête sur la violence envers les femmes menée par Statistique Canada en 1993 (N=12 300 entrevues) des points de vue urbain et rural (Levett et Johnson, 1998). Les auteurs de l’analyse concluaient que dans l’ensemble, les femmes vivant en milieu rural ne déclarent que légèrement moins de cas de violence que celles qui vivent en milieu urbain (26 % contre 30 %); cependant, la taille de l’échantillon était trop faible pour rendre compte de certains phénomènes en milieu rural.
Si cette analyse a permis d’acquérir une perspective nationale très utile sur l’ampleur de la violence exercée contre les femmes en milieu urbain et rural, les données en soi ne réglaient pas le problème des lacunes d’informations plus « pointues » dont faisait état l’étude de la documentation scientifique. Il était évident que pour combler ces lacunes, il fallait une recherche communautaire qualitative visant à mieux appréhender la nature de la violence exercée contre les femmes en milieu rural et de trouver des moyens d’action plus complets et mieux adaptés sur le plan des orientations. Puisque le sexe n’est pas indifférent à ce type de violence, il fallait en outre que la recherche porte sur l’expérience des femmes, telles que racontées par les victimes mêmes.
3.3 Méthode
Le manque de temps, de ressources et de points de contact rendait impossible l’exécution de l’étude par les ressources internes. Sensibles aux principes de recherche participative, féministe et communautaire, les chercheuses du Ministère tenaient à une démarche ouverte sur le milieu. Pour ce faire, il fallait que les compétences mises à contribution viennent du milieu, ou y soient formées et y restent fidèles. Pour répondre à cette exigence, il fallait un partenaire du milieu.
Comme nous l’avons mentionné précédemment, ce projet résulte d’une collaboration entre le ministère de la Justice et le CAPRO. Compte tenu du mandat du CAPRO et de son intérêt dans le dossier de la violence envers les femmes, ce partenariat allait de soi. Les contacts du CAPRO en milieu rural ontarien ont facilité la recherche et le recrutement d’enquêteuses dans les six localités. Celles-ci ont été choisies pour leurs caractéristiques démographiques, leur emplacement et leur taille. Quant aux enquêteuses, elles ont été sélectionnées pour leur intérêt et ont bénéficié d’une formation de la part des chercheuses du ministère de la Justice.
L’équipe de recherche se composait de deux chercheuses principales du ministère de la Justice (originaires de la campagne), de six enquêteuses du milieu et de la coordonnatrice du CAPRO. En trois ateliers de deux ou trois jours, l’équipe a défini collectivement le champ d’investigation et les thèmes[2] et mis au point les guides d’entrevue[3], les critères de participation et un guide d’animation des groupes de discussion[4].
3.3.1 Objet principal de la recherche
Il a été convenu que le premier objet de la recherche serait l’expérience des femmes. Puisque celles-ci ont vécu le phénomène de la violence, on les considérait comme les plus compétentes en la matière, et il était important de recueillir leur témoignage. Pour obtenir un portrait complet, il a été décidé qu’il fallait aussi interroger les fournisseurs de services du milieu (policiers, avocats du ministère public, intervenants dans les refuges, médecins, travailleurs sociaux), les dirigeants de la localité (préfets, conseillers municipaux, clergé) et les citoyens ordinaires. Enfin, on a estimé que puisque les femmes violentées font partie de leur milieu et interagissent en permanence avec chacun de ces groupes, il fallait tenir compte du contexte communautaire.
3.3.2 Mise au point des instruments
L’équipe s’est réunie pour définir l’objet principal de la recherche et élaborer ses instruments. Estimant que la question de la violence envers les femmes doit être abordée dans une optique globale, on a défini huit thèmes à traiter avec les victimes, à savoir :
- la sécurité et la vie dans un milieu violent;
- les enfants;
- la question financière;
- la réaction de l’entourage;
- les services sociaux et services de santé;
- le système de justice pénale;
- les particularités rurales;
- les recommandations aux femmes victimes de violence.
Pour recueillir de l’information sur ces sujets, nous avons recouru à des entrevues avec des victimes et à des groupes de discussion communautaires. Il a été décidé de tenir au moins 10 entrevues qualitatives approfondies à questions ouvertes (qui ont été enregistrées) avec des victimes dans chaque localité. Afin d’être choisie pour une entrevue, la victime devait être sortie de la relation avec son agresseur depuis au moins un an. De plus, son cas ne devait pas se trouver en instance judiciaire. Nous avons rédigé des guides d’entrevues qualitatives comportant des exemples de formulations de questions pour assister les animatrices. Le guide a été conçu pour « rencontrer les femmes là où elles sont ». Il devait servir à orienter et à faciliter l’entrevue, et non pas seulement à encadrer la collecte de données. Toutes les femmes ayant pris part aux entrevues ont signé une formule de consentement.
Pour faire un lien entre le problème de la violence et la réalité communautaire, on a décidé de réunir trois groupes de discussion composés de résidents et résidentes, de fournisseurs de services et de dirigeants et dirigeantes de la localité. Les guides d’animation de ces groupes s’articulaient autour de cinq grandes questions :
- Quelle importance accorde-t-on à la violence envers les femmes dans votre milieu?
- Pourquoi y a-t-il de la violence envers les femmes?
- Pourquoi est-il si difficile pour une femme de dénoncer une agression dont elle a été victime?
- Si une femme dans cette situation faisait appel à vous, à votre organisme ou à votre service, que lui suggéreriez-vous?
- Comment votre milieu pourrait-il s’y prendre pour prévenir la violence envers les femmes et y réagir?
Toutes les entrevues et les réunions de discussion ont été animées par les enquêteuses du milieu.
3.3.3 Préparation de l’équipe pour le travail de terrain
Les enquêteuses locales ont assisté à deux ateliers de formation animés par les chercheuses principales de Justice Canada. À cette occasion, elles ont pu apprendre à se préparer aux entrevues individuelles et à l’animation des groupes de discussion. Les guides d’entrevue comprenaient des instructions méthodiques et détaillées sur la préparation aux deux types d’activité, énuméraient les sujets à aborder, comportaient des conseils pour la formulation de questions et prévoyaient des espaces pour permettre à l’enquêteuse de noter les questions qu’elle trouvait utiles. Les enquêteuses ont mis le guide à l’essai et se sont exercées en interrogeant des femmes participant à un programme de refuge de deuxième étape d’Ottawa. On a ensuite perfectionné le guide une dernière fois avant l’enquête.
Chaque enquêteuse a été dotée à la maison d’une ligne téléphonique privée assortie d’un service d’audiomessagerie pour que les personnes participant à l’étude puissent les joindre en cas de besoin. Enfin, on a remis aux enquêteuses une « trousse de recherche » comprenant ceci :
- lettres d’intérêt décrivant le projet pour les participantes et participants potentiels;
- numéro de téléphone confidentiel où l’on pouvait joindre les enquêteuses ou leur laisser un message;
- numéros de téléphone des chercheuses principales du ministère de la Justice du Canada, en cas de besoin d’information supplémentaire;
- garantie de confidentialité pour les participantes;
- cartes-réponses préaffranchies et préadressées permettant aux participantes et participants potentiels de communiquer aux enquêteuses leur nom, leur adresse, leur numéro de téléphone et le meilleur moment pour les appeler;
- formules de consentement à l’intention des participantes, décrivant la nature et la durée de l’entrevue et garantissant que la participante n’aura pas à répondre à des questions qui la mettent mal à l’aise, qu’elle conserverait l’anonymat, que l’entrevue serait enregistrée mais qu’une transcription serait envoyée à la participante et que celle-ci pourrait apporter des précisions et même conserver la cassette;
- pour chaque groupe de discussion, une fiche d’information décrivant le projet et comportant un espace à remplir pour indiquer la date, le lieu et l’endroit de la rencontre ainsi que les numéros de téléphone pour de plus amples renseignements;
- un communiqué pour la presse locale;
- un magnétophone et des cassettes (pour assurer le contrôle de la qualité pour les copistes).
En outre, chaque enquêteuse communautaire a préparé une liste de numéros de services d’urgence à l’intention des victimes. De plus, toutes les enquêteuses ont fait savoir aux refuges de la région qu’une étude était en cours dans leur milieu. Les refuges des six localités ont appuyé le projet. Certains ont aidé directement les enquêteuses en leur fournissant un local pour les entrevues, en leur suggérant des noms et en participant aux groupes de discussions.
3.3.4 La récolte : collecte et tri des informations
Au total, les enquêteuses locales ont mené 60 entrevues qualitatives approfondies avec des femmes ayant été victimes de violence. Les entrevues ont duré d’une à trois heures. De plus, les enquêteuses ont animé trois séances de groupe de discussion durant d’une à deux heures et rassemblant des résidents et résidentes, des fournisseurs de services et des dirigeants et dirigeantes de la localité. Plusieurs enquêteuses ont également mené des entrevues avec des informatrices et informateurs clés qui ne pouvaient assister aux séances collectives. Plus d’une centaine de personnes ont pris part à l’étude.
Par la suite, les enquêteuses ont envoyé les enregistrements à Ottawa pour les faire transcrire. Des copistes ont tapé le contenu des enregistrements en supprimant tout élément permettant d’identifier les participants et participantes. On a ensuite envoyé les transcriptions en deux exemplaires aux enquêteuses : une pour leurs dossiers et une pour la victime ou l’informatrice ou informateur. Les enquêteuses ont remis les transcriptions et, sur demande, les enregistrements, aux participantes. Un petit nombre de participantes seulement ont demandé des modifications à la transcription. Les enquêteuses n’ont reçu qu’un exemplaire de la transcription des séances de groupe. En raison du manque de temps, il a été impossible de fournir aux participants et participantes des groupes de discussion l’occasion de commenter la transcription.
Après avoir effectué les entrevues et animé les groupes de discussion, on a rassemblé les enquêteuses pour réfléchir avec elles au processus et analyser ensemble les données à l’occasion d’un quatrième atelier. On s’est rendu compte alors que l’exercice avait profondément touché les enquêteuses et toutes les personnes qui y avaient participé. On a estimé qu’il y avait lieu de remettre assez rapidement aux participants et participantes un document résultant directement de leur participation et faisant état des réalités constatées dans chaque localité. C’est ainsi qu’on a décidé que chaque enquêteuse communautaire rédigerait un rapport local rendant compte d’un examen approfondi des transcriptions des entrevues et des séances de groupes de discussion.
Afin de conférer une certaine unité aux rapports locaux, on a demandé aux enquêteuses de dégager certains thèmes communs issus de leurs données. À partir de ces thèmes, on a conçu un cadre commun exprimant la spécificité du problème de la femme violentée en milieu rural. Afin de faire état le plus possible de l’expérience et des connaissances des participants et participantes, les rapports sont émaillés de longues citations.
Chaque enquêteuse locale a ainsi rédigé un projet de rapport communautaire qui a été soumis aux commentaires des victimes. Terminés au milieu de septembre 1998, les rapports finaux ont ensuite été distribués à tous les participants et participantes. Tous les participants et participantes ont par ailleurs été informés qu’un rapport faisant la synthèse des résultats de l’enquête dans les six localités serait rédigé et distribué.
En décembre 1998, les enquêteuses ont pris part au dernier atelier de l’ORWAS pour discuter des résultats du projet et du contenu du rapport de synthèse, réfléchir au processus de recherche et discuter du suivi[5]. L’atelier a coïncidé avec le colloque Communities Against Violence organisé par le CAPRO. Les enquêteuses en ont profité pour présenter les résultats de leur recherche publiquement pour la première fois. De plus, les enquêteuses ont animé un atelier sur la sensibilisation au problème de la violence envers les femmes compte tenu des particularités du milieu rural.
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